Régime de pensions du Canada (RPC) – autre

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Motifs et décision

Présence à l’audience

Les personnes suivantes ont assisté à l’audience :

S. M. : appelante

Hasan Junaid : avocat de l’intimé

Andrew Williamson : témoin expert appelé par l’intimé

Christian Beaulieu : observateur pour le compte du ministre

Aperçu et historique des procédures

Demande

[1] Le 12 septembre 2013, l’appelante a présenté une demande de pension de survivant du Régime de pensions du Canada (RPC) relativement au cotisant, G. W., décédé en août 2013 à l’âge de 50 ans. L’appelante et G. W. avaient cohabité en union de fait du mois de mai 2011 jusqu’à la date du décès de G. W. [Demande : GD3 : 50 à 55]

[2] Le 15 octobre 2013, l’intimé a rejeté la demande au motif que l’appelante n’avait pas 35 ans à la date du décès du cotisant décédé, qu’elle n’était pas invalide et qu’elle n’avait pas d’enfant à charge. [GD3-7]

L’appelante soulève une question constitutionnelle

[3] Le 19 décembre 2013, l’appelante a demandé la révision de la décision de l’intimé. Elle a fait valoir que, comme il était fondé sur l’âge qu’elle avait alors, le refus violait les droits qui lui sont garantis par le paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés (Charte). [GD3-6]

[4] Le 30 décembre 2013, l’intimé a maintenu sa décision selon laquelle l’appelante n’a pas droit à la pension de survivant. [GD3-4]

[5] Le 31 mars 2014, l’appelante a interjeté appel auprès du Tribunal de la sécurité sociale. Dans son appel, elle a déclaré que son mari était un ancien combattant âgé de 50 ans qui était décédé d’une blessure liée au service après une longue bataille contre le cancer de l’estomac. Elle a expliqué de façon détaillée les répercussions que la maladie avait eues sur leur maison et les difficultés qu’ils avaient dû surmonter après le diagnostic. Elle a conclu dans les termes suivants :

[traduction] Si quelqu’un meurt et laisse dans le deuil un conjoint âgé de 35 ans ou plus, ce dernier est admissible à la pension de survivant du RPC, alors que la personne âgée de 30 ans qui perd un conjoint n’est admissible à la pension qu’à l’âge de 65 ans. Il y a une différence de 30 ans entre le moment où une personne est admissible à la pension et le moment où l’autre y est admissible. Comment cela ne désavantage-t-il pas le plus jeune demandeur, comment ces situations sont-elles mises en équation et que fait-on des cotisations de la personne décédée si son jeune conjoint ou sa jeune conjointe ne vit pas jusqu’à l’âge de 65 ans?

Des arguments ont été présentés et des décisions ont été rendues par le passé, mais ils semblent encore faire fi de l’inégalité créée ici par une politique arbitraire en matière d’âge. Les distinctions fondées sur l’âge sont courantes et nécessaires pour maintenir l’ordre dans notre société, mais n’est-il pas important que ces distinctions soient établies de façon équitable et logique? Tous les exemples qui viennent à l’esprit consistent en l’imposition d’une condition relative à l’âge pour quelque chose de précis. Comment peut-on imposer une condition relative à l’âge à l’égard du décès? Je n’y comprends rien. Un décès peut se produire à n’importe quel moment et laisser dans le deuil des conjoints d’âges divers, dans des situations et avec un revenu et des dettes divers, et avec des plans et des objectifs basés non pas sur un, mais sur deux revenus et deux personnes. La pension de survivant du RPC n’a-t-elle pas pour but d’alléger le fardeau des personnes qui ont perdu leur conjoint? J'ai perdu mon mari. Sa mort a-t-elle eu moins d'impact ?

[6] Le 24 avril 2015, le Tribunal a émis un avis expliquant son intention de rejeter sommairement l’appel et une contestation constitutionnelle possible. L’appelante a été informée qu’à moins d’une contestation constitutionnelle accueillie à l’égard des dispositions applicables du RPC, le Tribunal était lié par ces dernières. Elle a également été informée que, si elle avait l’intention de contester la Charte, elle devait déposer un avis conformément à l’alinéa 20(1)a) du Règlement sur le Tribunal.

[7] Le 11 février 2016, l’appelante a déposé un avis de son intention de procéder à une contestation fondée sur la Charte. [GD5-1]

[8] Le 4 mai 2016, le Tribunal a énoncé des directives pour le déroulement de l’appel fondé sur la Charte. [GD-11]

[9] Le 11 août 2016, l’appelante a déposé son dossier. [GD14]

[10] Le 18 novembre 2016, l’intimé a déposé son dossier et un rapport d’expert. [GD16 à GD19]

[11] Le 18 décembre 2016, l’appelante a déposé une réponse. [GD20]

[12] Le 1er février 2017, le Tribunal a émis un avis d’audience dans lequel il a expliqué que l’affaire serait entendue par vidéoconférence le 20 juin 2017. [GDOA]

[13] Le 8 février 2017, l’appelante a signifié un avis de question constitutionnelle (AQC) en vertu de l’alinéa 20(1)b) du Règlement sur le Tribunal. [GD23]

[14] Le 12 mai 2017, le Tribunal a déclaré qu’il avait été satisfait à l’exigence de signification d’un AQC. [GD28]

[15] Le 16 mai 2017, l’intimé a déposé le curriculum vitae d’Andrew Williamson. [GD29]

[16] Le 19 juin 2017, l’audience a été ajournée au 24 juillet 2017 parce que l’avocat de l’intimé ne pouvait se présenter à la date d’audience prévue en raison d’une affaire familiale urgente. [GDOB]

[17] Le 6 juillet 2017, l’intimé a déposé une copie de la décision rendue par la Division générale du Tribunal dans l’affaire S.S. c. Ministre de l’Emploi et du Développement social 2017 TSSDG 124959, rejetant une contestation fondée sur la Charte comparable à la contestation en l’espèce.

[18] L’audience s’est déroulée par voie de vidéoconférence le 24 juillet 2017.

[19] Le 26 juillet 2017, l’appelante a déposé des documents postérieurs à l’audience consistant en des copies de documents dont le lien avait été donné dans son dossier.

Dispositions législatives pertinentes

[20] Les dispositions législatives et réglementaires suivantes sont pertinentes relativement au présent appel.

Régime de pensions du Canada (RPC)

[21] L’alinéa 44(1)d) du RPC prévoit qu’une pension de survivant est versée au survivant d’un cotisant décédé qui a versé des cotisations pendant au moins la période minimale d’admissibilité si le survivant soit a atteint l’âge de soixante-cinq ans, soit, dans le cas d’un survivant qui n’a pas atteint l’âge de soixante-cinq ans :

  1. (A) ou bien avait au moment du décès du cotisant atteint l’âge de soixante-cinq ans,
  2. (B) ou bien était au moment du décès du cotisant un survivant avec enfant à charge;
  3. (C) ou bien est invalide.

[22] En vertu du paragraphe 58(1) du RPC, sauf si le survivant était, au décès du cotisant, un survivant avec enfant à charge ou s’il était invalide, le montant de la pension de survivant est réduit de 1/120 par mois restant à courir, au décès du cotisant, avant que le survivant atteigne l’âge de quarante-cinq ans.

[23] Le paragraphe 113.1(1) du RPC prévoit que tous les trois ans, après 1997, le ministre des Finances et des ministres des provinces incluses procèdent à l’examen de la situation financière du Régime de pensions du Canada et peuvent faire des recommandations concernant l’opportunité de modifier ou non les prestations ou les taux de cotisation.

Charte canadienne des droits et libertés (Charte)

[24] L’article premier de la Charte garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

[25] Le paragraphe 15(1) de la Charte prescrit que la loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.

[26] Le paragraphe 15(2) de la Charte prescrit que le paragraphe (1) n’a pas pour effet d’interdire les lois, programmes ou activités destinés à améliorer la situation d’individus ou de groupes défavorisés, notamment du fait de leur race, de leur origine nationale ou ethnique, de leur couleur, de leur religion, de leur sexe, de leur âge ou de leurs déficiences mentales ou physiques.

La loi constitutionnelle

[27] L’article 52 de la Loi constitutionnelle prévoit que la Constitution du Canada est la loi suprême du Canada; elle rend inopérante les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit.

Questions en litige

[28] L’alinéa 44(l)d) et le paragraphe 58(1) du RPC sont-ils discriminatoires à l’endroit de l’appelante en raison de son âge, contrairement au paragraphe 15(1) de la Charte?

[29] Pour trancher cette question, il faut déterminer ce qui suit :

  1. L’arrêt de la Cour suprême du Canada dans Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497 (la décision Law) lie-t-il le Tribunal?
  2. Dans la négative, le Tribunal doit déterminer lui-même si l’alinéa 44(1)b) et le paragraphe 58(1) du RPC établissent à l’endroit de l’appelante une distinction fondée sur son âge, contrairement au paragraphe 15(1) de la Charte.
  3. S’il conclut que la disposition contestée viole le paragraphe 15(1) de la Charte, le Tribunal doit également déterminer si cette restriction existe dans des limites qui sont raisonnables et dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique au sens de l’article premier de la Charte.

[30] Le Tribunal a décidé que la décision Law le lie et que l’appel doit être rejeté. Les motifs de cette décision suivent.

Contexte factuel

[31] Les faits à la base ne sont pas contestés. L’appelante était la conjointe du cotisant décédé et elle avait 30 ans à la date du décès de ce dernier. Elle n’est pas invalide ni n’a d’enfant atteint d’une invalidité. À la simple lecture de l’alinéa 44(1)d) du RPC, l’appelante n’a pas droit à la pension de survivant du RPC. Elle ne peut obtenir gain de cause que si cette disposition est jugée contrevneir aux droits que lui garantit la Charte.

Témoignage de l’appelante

[32] L’appelante a déclaré que tous méritent une pension de survivant pendant un certain temps, puisqu’il s’agit d’une période difficile dans la vie, et que tous ont besoin d’aide.

[33] Elle a témoigné qu’elle éprouve des problèmes de santé et qu’elle consulte un psychologue : elle présente des signes de dépression et son état de santé s’en est ressenti « de façon importante ». Elle a déclaré qu’il s’agit d’une période difficile pour tous. Elle a ajouté que le montant d’argent qu’elle aurait obtenu si elle avait eu 35 ans (moins de 3 $ par mois) est plus humiliant que le fait de ne toucher aucune prestation.

[34] Elle a déclaré que [TRADUCTION] « s’extirper du lit » pour faire des demandes était l’une des choses les plus difficiles qu’elle ait eu à faire de toute sa vie : au départ, on lui a tout refusé, et elle n’a pas compris ce qui était [TRADUCTION] « différent à mon sujet ». Elle n’a pas compris comment son âge pouvait faire une différence. Elle a perdu non seulement un second revenu, mais aussi son mari et son meilleur ami.

[35] Bien qu’au départ, on lui ait refusé des prestations des anciens combattants, elle est aujourd’hui admissible à des prestations à titre de survivante d’un ancien combattant, à des prestations pour formation professionnelle et à des prestations dans le cadre du Fonds du souvenir.

Témoignage de l’expert

[36] Après avoir examiné le curriculum vitae de M. Williamson [GD29], le Tribunal en est arrivé à la conclusion que ce dernier était un témoin expert en ce qui concerne l’historique et le contexte du RPC.

[37] Le Tribunal a également examiné son rapport d’expert. [GD19]

[38] M. Williamson a passé en revue le contexte historique du RPC et a indiqué que, bien qu’il s’agisse principalement d’un régime de revenu de retraite, il prévoit également le remplacement du revenu en cas d’invalidité, des prestations d’enfant de cotisant invalide, des prestations d’orphelin, des prestations de décès, des prestations après la retraite et des prestations de survivant : ces dernières sont versées au conjoint ou conjoint de fait survivant, sont assorties d’une condition relative aux cotisations et dépendent du statut du survivant.

[39] Le survivant âgé de moins de 35 ans qui n’a pas d’enfant à charge ou qui n’est atteint d’aucune invalidité pourrait être considéré comme étant un survivant, mais il n’a droit à aucune pension de survivant avant d’avoir atteint l’âge de 65 ans. Le montant de la pension de survivant payable aux survivants qui n’ont pas atteint l’âge de 65 ans est formé de deux éléments : un montant dont le taux est fixe et un montant fondé sur la rémunération, égal à 37,5 % de la pension de retraite du cotisant décédé, réduit de 1/120 par mois pour le nombre de mois restant à courir avant que le survivant qui n’a pas d’enfant et qui n’est pas invalide atteigne l’âge de 45 ans : aucun montant n’est payable à 35 ans, puisque le montant est alors réduit de 120/120.

[40] Instauré en 1966, le RPC prévoyait dès le début le paiement de prestations de survivant. L’on souhaitait ainsi parer à l’éventualité du décès d’un cotisant (à ce moment-là, il s’agissait habituellement du soutien de famille mâle) et du besoin financier d’un survivant (à ce moment-là, il s’agissait habituellement d’une veuve qui n’était pas sur le marché du travail), et reconnaître la dépendance financière de la plupart des conjointes et le fait qu’il était juste de rembourser une partie des cotisations versées par le cotisant décédé. Le régime visait à offrir une certaine protection à un conjoint survivant : il ne visait pas à combler tous les besoins financiers, et il devait être complété par des économies personnelles, des assurances, des pensions, etc.

[41] Le livre blanc publié au mois d’août 1964 dit de la nécessité d’offrir une protection qu’elle est [TRADUCTION] « liée au niveau de rémunération auquel ils sont habitués ». Dans sa description des [TRADUCTION] « pensions pour veuves âgées de moins de 65 ans », le rapport indique qu’on [TRADUCTION] « [...] peut raisonnablement s’attendre à ce que les veuves plus jeunes sans enfant à leur charge occupent un emploi à temps plein [...] » [voir GD19-9].

[42] M. Williamson a fait référence à la déclaration suivante de l’honorable Judy LaMarsh, ministre de la Santé nationale et du Bien-être social, devant la Chambre des communes au moment de l’instauration du RPC :

[traduction] Si un chef d’une famille décède et laisse une veuve avec de jeunes enfants, cette dernière aura droit à une pension qui l’aidera au cours de ces années difficiles. Une veuve de 35 ans ou plus, même sans enfant à charge, a souvent de la difficulté à réintégrer le marché du travail et à se trouver un emploi […]. On a prévu une pension pour les personnes de ce genre. Plus une veuve est âgée, moins elle a d’occasions de pourvoir à ses propres besoins et plus grands sont ses besoins; c’est pourquoi elle touchera une pension plus élevée. […] [GD19-10]

L’idée qui sous-tend le versement d’une pension à la veuve âgée de moins de 65 ans est qu’une pleine pension devrait être offerte aux personnes qui ne peuvent pas facilement trouver un emploi […]

Les jeunes veuves âgées dans la vingtaine et dans la trentaine ont généralement peu de difficulté à trouver un emploi et, bien sûr, beaucoup d'entre elles se remarient.

Je suis sûre que mon collègue sait que la plupart des femmes âgées de 35 ans peuvent trouver un emploi. Les prestations les plus coûteuses de tout le régime sont celles qui sont versées aux survivants. Cette proposition a été rédigée en partant du principe qu’une femme âgée de 35 ans au moment du décès de son mari, sans personne à charge, serait en mesure de trouver un emploi et de cotiser à sa propre pension par la suite. Il s’agit peut-être d’un changement dans notre approche sociale selon laquelle les femmes devraient se tenir debout financièrement et prendre des dispositions pour l’avenir, tout comme les hommes. [GD19-21 à 22]

[43] Le témoin a ajouté que la capacité d’atteindre l’indépendance à long terme a guidé la structure de paiement prévue au paragraphe 58(1) du RPC. Les personnes qui ont perdu un cotisant au RPC à un jeune âge se trouvent à une étape différente de leur vie et ont plus de chance d’atteindre une sécurité financière à long terme. L’on a reconnu que des facteurs comme le fait d’avoir des enfants à charge et d’être atteint d’une invalidité faisaient en sorte qu’il était plus difficile pour le survivant de réintégrer le marché du travail.

[44] Le témoin a déclaré qu’au fil du temps, les dispositions sur les pensions de survivant du RPC ont été modifiées et ont évolué pour tenir compte des changements sociaux. Ainsi, les veufs et les veuves étaient traités différemment au départ; en 1986, les personnes qui avaient vécu en union de fait pendant au moins un an ont été traitées comme des survivants; en 2000, une nouvelle définition de conjoint de fait reconnaissant les conjoints de fait du même sexe a été adoptée – mais le facteur de réduction de 1/120 pour chaque mois restant à courir avant d’atteindre 45 ans a toujours figuré dans le RPC.

[45] Cette conception des dispositions sur les survivants du RPC repose sur trois hypothèses clés : 1) les personnes plus âgées au Canada continuent à éprouver plus de difficultés à obtenir et (ou) à conserver un emploi stable que les personnes plus jeunes; 2) les parents, surtout les chefs de famille monoparentale, continuent à éprouver plus de difficultés à obtenir et (ou) à conserver un emploi stable que les personnes qui n’ont pas d’enfant; 3) les personnes handicapées continuent à éprouver plus de difficultés à obtenir et (ou) à conserver un emploi stable que les personnes qui ne sont pas handicapées.

[46] En réponse aux questions de l’appelante, le témoin a déclaré qu’il n’y avait initialement pas de données statistiques permettant de déterminer qui était moins susceptible de subvenir à ses propres besoins : la décision reposait sur l’hypothèse selon laquelle une jeune personne en est à une étape différente de la vie et qu’elle a des décennies devant elle pour atteindre l’autonomie – le RPC fait fi des circonstances propres à une personne parce qu’il est très difficile de le faire sur le plan administratif.

[47] Le RPC examine la capacité du survivant, à long terme, de réintégrer le marché du travail et d’y rester, et le fait qu’une personne plus jeune a plus de temps pour y participer : les besoins d’un survivant donné ne sont pas pris en compte (si ce n’est le fait qu’il est atteint d’une invalidité et qu’il a un enfant à charge) – la conception du régime repose sur l’« algorithme général » selon lequel un survivant plus jeune a plus de temps pour devenir autonome. Il ne s’agit pas de remettre en question l’impact émotionnel du décès d’un être cher : il s’agit d’examiner la perspective à long terme et le fait qu’un survivant plus jeune sera sur le marché du travail pendant une période plus longue.

Contre-preuve de l’appelante

[48] L’appelante a répondu que les personnes plus âgées sont beaucoup moins endettées, qu’elles possèdent plus d’actifs et qu’elles ont moins besoin d’une prestation. Elle a ajouté que les survivants plus jeunes ont des prêts d’études et des hypothèques.

Observations de l’appelante

[49] Les observations écrites de l’appelante et les documents qu’elle a déposés à l’appui de celles-ci figurent dans les pièces GD14, GD20 et GD33.

[50] À l'audience, elle a fait valoir ce qui suit :

  1. elle a pris soin de son défunt mari, et son propre état de santé s’en est ressenti : les dispositions du RPC ne tiennent pas compte des considérations liées à la santé publique en ce qui concerne le décès d’un conjoint;
  2. se sentir exclu et victime de discrimination peut avoir une incidence sur la santé d’un survivant, et elle estime avoir été humiliée parce que l’on n’a fait aucune différence entre son deuil et ses besoins et ceux d’un survivant plus âgé;
  3. elle était autonome avant d’assumer le rôle d’aidante;
  4. la politique ne tient pas compte des nombreuses années pendant lesquelles son conjoint décédé a contribué au Régime et du fait qu’il est décédé d’une maladie liée au service, en raison de la présence d’amiante dans son lieu de travail;
  5. les survivants plus âgés ont moins de dettes et ont eu plus de temps pour « planifier et se préparer »;
  6. les survivants plus âgés sont tout aussi susceptibles de se remarier.
  7. il y a lieu de changer la politique, car elle ne fait pas preuve de compassion ni ne reconnaît le deuil et le besoin du plus jeune survivant : même si ce besoin existe pendant une période plus courte;
  8. selon elle, en raison de la façon dont elles sont stucturées, les prestations du RPC établissent une distinction fondée sur l’âge non seulement en ce qui concerne l’admissibilité (pour les personnes de moins de 35 ans), mais aussi en ce qui concerne le montant d’argent versé (pour les personnes de moins de 45 ans).

Observations de l’intimé

[51] Les observations écrites de l’intimé et les documents qu’il a déposés à l’appui de celles-ci figurent aux pièces GD17 à GD19.

[52] L’intimé a invoqué également la décision rendue le 20 juin 2017 par le Tribunal dans l’affaire S.S. c. Ministre de l’Emploi et du Développement social 2017 TSSDG 124959. (GD32)

[53] M. Junaid, avocat de l’intimé, a fait valoir que les arguments de l’appelante ne sont pas fondés, le Tribunal étant lié par la décision Law de la Cour suprême du Canada : cette décision portait sur les mêmes dispositions du RPC et le même motif de distinction (le motif énuméré de l’âge); reposait sur les mêmes faits à peu près, en ce sens que les deux appelantes étaient âgées de 30 ans au moment du décès du cotisant décédé; et la Cour suprême a conclu que les dispositions contestées ne violaient pas la Charte.

[54] La preuve ne satisfait pas au critère élevé requis pour réexaminer une décision constitutionnelle par ailleurs exécutoire de la Cour suprême.

[55] Il a déclaré que les dispositions contestées ne visent pas à répondre aux besoins financiers immédiats : elles sont conçues pour permettre aux survivants plus âgés de répondre à leurs besoins à long terme et tiennent compte du fait que plus l’on vieillit, plus il est difficile de trouver et de conserver un emploi – elles visent à ce que les personnes les plus vulnérables obtiennent une aide financière.

[56] Il a cité les paragraphes 101 à 106 de la décision Law :

101 Selon l’appelante, l’idée qui se dégage des distinctions fondées sur l’âge établies par les dispositions du RPC relatives à la pension de survivant semble être que les jeunes personnes éprouvent moins de difficulté à participer au marché du travail à long terme et sont généralement plus en mesure que leurs aînés de remplacer, au fil du temps, par leurs propres moyens et en tant que membres actifs de la société canadienne, le revenu de leur conjoint décédé. Il me semble qu’un tribunal peut à bon droit prendre connaissance d’office du fait que plus l’on vieillit, plus il est difficile de trouver et de conserver un emploi. [...]

102 Les réponses aux questions que j’ai énoncées précédemment relativement à la dignité humaine se trouvent donc, en partie, dans l’objet et les effets des dispositions législatives, pour ce qui est de fournir une sécurité financière à long terme aux Canadiens qui perdent leur conjoint, ainsi que dans la souplesse et les possibilités plus grandes qu’ont les personnes plus jeunes sans enfants à charge et sans invalidités lorsqu’il s’agit de se bâtir une sécurité à long terme en l’absence de leur conjoint. Il est vrai que la loi défavorise les conjoints plus jeunes qui se trouvent dans cette catégorie. Mais, il ne s’agit vraisemblablement pas d’un désavantage réel, si on le regarde à long terme. À sa face même, la loi traite différemment ces personnes plus jeunes, mais, si elle est analysée du double point de vue de la sécurité à long terme et des possibilités plus grandes offertes par la jeunesse, la différence de traitement ne traduit ni n’encourage l’idée que ces personnes sont moins capables, ou moins dignes d’intérêt, de respect et de considération. De même, la différence de traitement ne perpétue pas l’opinion que les gens de cette catégorie sont moins capables, ou moins dignes d’être reconnus ou valorisés en tant qu’êtres humains ou que membres de la société canadienne. [...]

103 Le fait que le régime de pensions a clairement pour objet d’améliorer la situation des conjoints survivants âgés constitue un autre facteur à l’appui de l’opinion que les dispositions contestées du RPC ne portent pas atteinte à la dignité humaine essentielle. [...]

104 Les dispositions législatives contestées traduisent simplement le fait que les personnes se trouvant dans la situation de l’appelante sont plus en mesure de subvenir à leurs besoins à long terme compte tenu de la nature du cycle de la vie humaine. Les personnes qui sont plus jeunes lorsqu’elles perdent un conjoint sont davantage capables de remplacer le revenu perdu par suite du décès du conjoint. [...]

105 En évoquant l’existence d’une correspondance entre une distinction de traitement établie par la loi et la situation véritable de personnes ou de groupes différents, je ne veux pas laisser entendre qu’une loi doit toujours correspondre parfaitement à la réalité sociale pour être conforme au par. 15(1)  de la Charte . La question de savoir si une disposition législative porte atteinte à la dignité du demandeur doit dans chaque cas être examinée en tenant compte de l’ensemble du contexte de la demande. [...]

106 Dans les circonstances, le fait que les dispositions de la loi s’appuient sur des généralisations statistiques documentées qui peuvent ne pas correspondre parfaitement aux besoins financiers à long terme de tous les conjoints survivants ne compromet pas la conclusion ultime, soit qu’elles sont compatibles avec la dignité et la liberté de l’appelante. [...]

[57] M. Junaid a déclaré que la décision Law avait définitivement tranché des questions identiques à celles soulevées en l'espèce et que rien ne justifiait qu'elle ne soit pas suivie.

[58] Il a également déclaré qu’il n’y a aucune preuve sur la façon dont l’« absence d’une perspective fondée sur la santé publique » dans les dispositions du RPC établit une distinction au sens de l’article 15 de la Charte ou sur la façon dont une telle approche aurait modifié la décision Law. Les personnes plus jeunes sont généralement mieux placées pour trouver et conserver un emploi à long terme, sont moins vulnérables et il leur reste un cycle de vie plus long à vivre.

[59] M. Junaid a ajouté que, même sans la décision Law, la contestation fondée sur la Charte échoue à l’analyse en deux volets énoncée dans les arrêts de la Cour suprême du Canada Withler c. Canada, 2011 CSC 12 (la décision Withler) et Kahkewistahaw First Nation c. Taypotat, [2015] 2 RCS 548 (la décision Taypotat). Il a reconnu que la contestation fondée sur la Charte franchit le premier volet de l’analyse, car il existe une distinction à première vue fondée sur l’âge, mais il a déclaré qu’elle ne franchit pas le deuxième volet de l’analyse portant sur la discrimination.

[60] M. Junaid a également fait valoir que, même s’il n’est pas nécessaire d’effectuer une analyse fondée sur l’article premier de la Charte, la disposition contestée serait justifiée au sens de l’article premier de la Charte parce qu’il existe un objectif urgent et réel, à savoir celui d’offrir un soutien à long terme aux survivants dans le cadre de l’objectif général du RPC; il existe entre la distinction et l’objectif un lien rationnel fondé sur les besoins; et il y a une atteinte minimale fondée sur une norme du caractère raisonnable et non sur la perfection, puisque l’appelante aura encore droit à la prestation lorsqu’elle aura 65 ans ou si elle est atteinte d’une invalidité.

Analyse

[61] La question préliminaire dans le présent appel consiste à déterminer si la décision Law lie le Tribunal.

[62] Les décisions rendues par la Cour suprême du Canada dans Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72 (l’arrêt Bedford), et Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5 (l’arrêt Carter), fournissent des indications sur les circonstances dans lesquelles le Tribunal peut réexaminer les conclusions tirées par la Cour suprême du Canada dans une affaire analogue.

[63] Dans l’arrêt Bedford, la juge en chef McLaughlin a donné aux juges de première instance les directives suivantes, qui s’appliquent également aux membres du Tribunal :

[38] La notion de certitude du droit exige que les tribunaux suivent et appliquent les précédents qui font autorité. C’est d’ailleurs l’assise fondamentale de la common law. [...]

[42] À mon avis, le juge du procès peut se pencher puis se prononcer sur une prétention d’ordre constitutionnel qui n’a pas été invoquée dans l’affaire antérieure; il s’agit alors d’une nouvelle question de droit. De même, le sujet peut être réexaminé lorsque de nouvelles questions de droit sont soulevées par suite d’une évolution importante du droit ou qu’une modification de la situation ou de la preuve change radicalement la donne.

[64] Dans l’arrêt Carter, la Cour suprême a donné les indications supplémentaires suivantes :

[43] Le Canada et l’Ontario soutiennent que la juge de première instance était liée par l’arrêt Rodriguez et n’était pas autorisée à réexaminer la constitutionnalité des dispositions législatives qui interdisent l’aide au suicide. L’Ontario va même jusqu’à prétendre que le [traduction] « stare decisis vertical » est un principe constitutionnel qui oblige toutes les juridictions inférieures à suivre rigoureusement les précédents de la Cour relatifs à la Charte , et ce, tant et aussi longtemps que la Cour ne les a pas écartés.

[44] La doctrine selon laquelle les tribunaux d’instance inférieure doivent suivre les décisions des juridictions supérieures est un principe fondamental de notre système juridique. Elle confère une certitude tout en permettant l’évolution ordonnée et progressive du droit. Cependant, le principe du stare decisis ne constitue pas un carcan qui condamne le droit à l’inertie. Les juridictions inférieures peuvent réexaminer les précédents de tribunaux supérieurs dans deux situations : (1) lorsqu’une nouvelle question juridique se pose; et (2) lorsqu’une modification de la situation ou de la preuve « change radicalement la donne » [...].

[65] Dans la décision Law, une femme de 30 ans sans enfant ni invalidité s’est vu refuser des prestations de survivant en vertu du RPC. Elle a fait valoir que les distinctions fondées sur l’âge établies à l’alinéa 44(1)d) et au paragraphe 58(1) du RPC sont discriminatoires à son endroit sur le fondement de l’âge, contrairement au paragraphe 15(1) de la Charte. La Cour suprême du Canada a rejeté l’appel fondé sur la Charte. Les faits et les questions soulevés dans la décision Law sont pratiquement identiques aux questions soulevées par l’appelante en l’espèce.

[66] L’appelante fait valoir que la question des dispositions contestées qui ne tiennent pas compte de la « perspective fondée sur la santé publique » de la perte d’un conjoint soulève une nouvelle question qui a pour effet de distinguer la présente affaire de la décision Law. Le Tribunal n’est pas d’accord.

[67] Il ne fait aucun doute que la perte d’un conjoint a souvent des conséquences sur la santé et que ces conséquences touchent les jeunes survivants ainsi que les survivants plus âgés. Cela ne change toutefois rien au fait qu’à la base, les jeunes ont plus de temps pour s’adapter à la situation et ont une espérance de vie active plus longue. Ainsi que la Cour suprême l’a déclaré dans Law, c’est « compte tenu de la nature du cycle de la vie humaine ». Les conséquences potentielles en matière de santé publique ne soulèvent pas une nouvelle question juridique ni ne constituent une modification de la situation qui change radicalement la donne.

[68] Le Tribunal a conclu qu’il est lié par la décision Law.

[69] Ayant tiré cette conclusion, il n’a pas à entreprendre une analyse fondée sur le paragraphe 15(1) de la Charte. Il ne doit pas non plus déterminer si la violation alléguée constitue une limite raisonnable dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique au sens de l’article premier de la Charte.

Conclusion

[70] La contestation fondée sur la Charte et l’appel sont rejetés.

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