Régime de pensions du Canada (RPC) – autre

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Décision

[1] L’article 55.1(1)c) du Régime de pensions du Canada (RPC) porte atteinte au droit à l’égalité de la requérante garanti à l’article 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte) pour des motifs fondés sur son sexe et son état matrimonial. Cependant, la justification peut se démontrer au regard de l’article premier de la Charte. L’appel est rejeté.

Aperçu

[2] La requérante et M. P. ont vécu en union de fait de juillet 1991 à décembre 2008. En avril 2016, la requérante a demandé le partage des gains non ajustés ouvrant droit à pension (PGNAP) pour sa période de cohabitation avec M. P. Le ministre a refusé la demande initialement et après révision, car elle a été présentée plus de quatre ans après la séparation de la requérante et de M. P. La requérante a interjeté appel de la décision devant le Tribunal de la sécurité sociale.

[3] L’article 55.1(1)c) du RPC (la disposition contestée) prévoit que la demande de PGNAP d’un ancien conjoint de fait doit être présentée soit dans les quatre ans suivant la séparation, soit après l’expiration de ce délai avec l’accord écrit des deux anciens conjoints de fait.

[4] La requérante conteste le délai de quatre ans pour la présentation d’une demande de PGNAP et affirme qu’il porte atteinte à son droit à l’égalité garanti par l’article 15(1) de la Charte.

[5] M. Boivin fait valoir que le délai de quatre ans entraîne à première vue une discrimination à l’encontre de la requérante fondée sur son état matrimonial, car ce délai ne s’applique pas aux personnes mariées. De plus, le délai crée une discrimination à l’encontre de la requérante fondée sur le sexe : ce délai a un effet préjudiciable sur les femmes puisqu’elles bénéficient de façon disproportionnée du PGNAP compte tenu du fait qu’elles ont toujours été les conjointes qui gagnaient le moins puisqu’elles devaient tenir maison et élever les enfants.

[6] Mme Dalloo reconnaît que la disposition contestée entraîne à première vue une distinction fondée sur l’état matrimonial, mais, selon elle, la requérante n’a pas établi l’effet préjudiciable par suite d’une discrimination fondée sur le sexe.

[7] S’appuyant sur les arrêts WalshNote de bas de page 1 et Québec c ANote de bas de page 2 de la Cour suprême, Mme Dalloo affirme que, dans certaines circonstances, il est acceptable sur le plan constitutionnel de prévoir des règles différentes pour les conjoints de fait et les conjoints mariés parce que cette distinction respecte les différents choix qu’ils ont faits.

[8] Elle affirme également que le fardeau de la preuve est plus lourd pour établir une union de fait que pour un mariage, en particulier si une demande est présentée longtemps après la séparation. L’existence, la date de début et la date de fin d’un mariage sont clairement établies par les documents relatifs au mariage et au divorce, mais l’existence et la durée d’une union de fait peuvent exiger la production de nombreux éléments de preuve qui sont susceptibles d’être contestés et de s’affaiblir au fil du temps.

[9] M. P. soutient que, selon ce qu’il croyait, tous les différends entre la requérante et lui-même ont été réglés lorsqu’ils ont résolu la question des finances en 2010, et qu’il est injuste que la requérante présente d’autres demandes. Ni lui ni la requérante n’ont fait une demande de PGNAP dans le délai de quatre ans. Bien qu’il ait été anéanti après leur séparation, il [traduction] « est passé à autre chose et a repris sa vie en main ». Le délai de quatre ans est approprié, car une union de fait n’est pas un engagement à vie comme le mariage.  

Questions en litige

  1. La requérante et M. P. ont-ils vécu en union de fait?
  2. Le délai de quatre ans pour la présentation d’une demande de PGNAP applicable au conjoint de fait conformément à l’article 55.1(1)c) du RPC entraîne-t-il à l’encontre de la requérante une discrimination fondée sur le sexe et l’état matrimonial qui contrevient à l’article 15(1) de la Charte?
  3. Le cas échéant, la justification de cette violation peut-elle se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique au regard de l’article premier de la Charte?

Analyse

La requérante et M. P. ont vécu en union de fait

[10] La requérante affirme avoir vécu avec M. P. pendant environ 17 ans. Ils se sont rencontrés pour la première fois à North Bay. Elle a déménagé avec lui à plusieurs reprises en raison des affectations militaires de M. P. Malgré les déménagements, elle a pu travailler et faire progresser sa propre carrière comme assistante dentaire, infirmière autorisée et infirmière en poste éloigné. Ils avaient de nombreux amis communs. Leurs familles étaient proches. Ils ont signé conjointement des baux d’habitation et ont fait l’acquisition de biens immobiliers. Ils partageaient les dépenses. Ils faisaient chambre commune et n’avaient pas d’autres partenaires pendant la durée de leur union. Il a pris soin d’elle lorsqu’elle était malade et elle a pris soin de lui lorsqu’il a subi une chirurgie aux genoux. Ils célébraient ensemble les anniversaires et les fêtes, voyageaient ensemble en vacances et étaient traités par les autres de la même façon qu’ils l’auraient été s’ils avaient été un couple marié. Il la présentait toujours comme sa femme et elle comme son mari.

[11] Bien que M. P. affirme qu’ils ont [traduction] « partagé un logement » en 1991 et qu’il a loué un logement à Toronto au début des années 1990 en raison d’une affectation temporaire dans cette ville, il ne conteste pas la preuve de la requérante concernant les caractéristiques d’une union de fait.

[12] La requérante a également fourni des documents pour établir l’union de fait, notamment un avis de prestation fiscale pour enfants de Revenu Canada daté du 20 juillet 1993, lequel fait mention de M. P. à titre de conjoint, une lettre du 22 août 1994 du commandant R. T. dans laquelle il est affirmé que la requérante accompagnait M. P. à titre de conjointe de fait lorsqu’il ont vécu en Virginie à compter de juillet 1994 et une déclaration assermentée de M. P. datée d’avril 2010 dans laquelle il affirme avoir cohabité avec la requérante de l’été 1991 à décembre 2008Note de bas de page 3.

[13] Selon moi, la requérante et M. P. ont vécu en union de fait de juillet 1991 à décembre 2008. Cependant, pour ce qui est du délai prévu dans la disposition contestée, la requérante aurait droit au partage des gains non ajustés ouvrant droit à pension de 1991 à 2007.

L’article 55.1(1)c) porte-t-il atteinte au droit garanti par l’article 15(1) de la Charte?

[14] L’article 15(1) de la Charte énonce que la loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et que tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination fondée sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.

[15] La Cour suprême du Canada (CSC) a établi un test à deux volets pour l’appréciation d’une demande fondée sur l’article 15(1) :

  1. La loi crée-t-elle une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue?
  2. Le cas échéant, la distinction crée-t-elle un désavantage par la perpétuation d’un préjugé ou l’application de stéréotypes?

[16] Une analyse contextuelle doit être effectuée pour déterminer si une disposition contrevient à cet articleNote de bas de page 4.

[17] Cette analyse exige que soit menée une enquête souple et contextuelle sur la question de savoir si une distinction a pour effet de perpétuer un désavantage arbitraire à l’endroit d’une partie requérante sur le fondement de son appartenance à un groupe énuméré ou analogue. Il s’agit d’une approche qui reconnaît que des désavantages systémiques persistants sont exercés pour limiter les possibilités offertes aux membres de certains groupes de la société et qui cherche à prévenir les actions qui perpétuent ces désavantages. Une analyse de l’application de l’article 15 de la Charte porte sur la disposition législative qui crée des distinctions discriminatoires, c’est-à-dire des distinctions qui ont pour effet de perpétuer un désavantage arbitraire à l’encontre d’une personne du fait de son appartenance à un groupe énuméré ou analogueNote de bas de page 5.

Distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue

[18] La requérante invoque le motif analogue de l’état matrimonial et le motif énuméré du sexe.

[19] M. Boivin soutient que l’état matrimonial a été reconnu comme un motif analogue de discrimination visé à l’article 15(1) de la Charte. L’imposition d’un délai de quatre ans aux conjoints de fait, tandis qu’il n’y a aucun délai pour les conjoints mariés qui sont séparés ou divorcés, porte atteinte à première vue au droit à l’égalité de la requérante par suite d’une discrimination fondée sur son état matrimonial. De plus, il fait valoir l’existence d’un effet préjudiciable par suite d’une discrimination fondée sur le sexe de la requérante. Par le passé, les hommes soutenaient leur famille financièrement et les femmes devaient élever les enfants et tenir maison. Cette dynamique a fait en sorte que les femmes ont des gains moins élevés, voire nuls, durant la période de vie commune, et, par conséquent, elles cotisent moins au RPC. Habituellement, les femmes bénéficient davantage du PGNAP. Le délai de quatre ans est contraire à l’objectif principal du PGNAP, soit de permettre aux femmes, lors d’une rupture, de toucher une part égale des actifs accumulés pendant la cohabitation.

[20] Mme Dalloo reconnaît que la disposition contestée crée une distinction fondée sur l’état matrimonial, mais elle soutient que la requérante n’a présenté aucun élément de preuve permettant d’établir qu’elle a subi un effet préjudiciable du fait de son sexe. Selon elle, aucun lien n’a été établi entre la disposition contestée et le désavantage financier historique et systémique des femmes. La requérante doit produire des éléments de preuve précis permettant d’établir un lien avec la disparité financière et ceux-ci doivent comprendre davantage qu’une « accumulation d’intuitionsNote de bas de page 6 ».

[21] En ce qui a trait à l’accès au PGNAP, la loi n’établit pas de distinction fondée sur le sexe puisque tous les anciens conjoints de fait, quel que soit leur sexe, sont admissibles au PGNAP s’ils présentent une demande dans les quatre ans suivant la séparation ou ultérieurement si l’autre ancien conjoint y consent par écrit.  

Mes conclusions

[22] Le ministre s’appuie sur l’arrêt TaypotatNote de bas de page 7 de la CSC pour ce qui est de la proposition selon laquelle les éléments de preuves présentés par la requérante doivent comprendre davantage qu’une « accumulation d’intuitions » établissant que la disposition contestée crée un effet préjudiciable par suite d’une discrimination fondée sur le sexe.

[23] Dans certaines affaires relatives à la Charte, la partie requérante présente une preuve statistique afin d’établir que la disposition contestée contrevient à l’article 15(1). Cependant, selon l’arrêt Taypotat, il n’est pas toujours nécessaire de présenter une preuve statistique; dans certains cas, l’impact distinct d’une loi sur un groupe énuméré sera visible immédiatement. J’estime que c’est le cas en l’espèce.

[24] Andrew Williamson, qui a témoigné à titre d’expert pour le compte du ministre, a discuté de la raison d’être du partage des crédits. Il a fait mention de plusieurs rapports produits à la suite de la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada en 1970. D’après le rapport intitulé Participation of Housewives in the Canada Pension Plan ([traduction] Les femmes au foyer et le Régime de pensions du Canada), le problème à résoudre tient au fait que selon le RPC de l’époque, une ([traduction] « femme qui travaille au foyer n’accumule aucun crédit pension pour elle-même dans le cadre du Régime et est donc plus vulnérable financièrement que son mari ». M. Williamson a également mentionné la déclaration de 1977 à la Chambre des communes de Paul E. McRae, secrétaire parlementaire du ministre de la Santé nationale et du Bien-être social, faite au moment où le partage des crédits pension a été adopté. M. McCrae a déclaré ce qui suit : « Bien entendu, le travail au foyer contribue effectivement au revenu familial et, par conséquent, aux crédits du RPC accumulés par le conjoint qui fait partie de la population active ».

[25] M. Williamson a affirmé que le partage des crédits a été inclus dans le RPC en 1977 pour [traduction] « reconnaître les contributions des femmes au foyer à l’accumulation des biens pendant le mariage ». L’intention était d’assurer au [traduction] « conjoint demeurant à la maison » une juste part d’un actif accumulé durant le mariage, ainsi qu’une certaine protection du revenu lors de la retraite ou en cas d’invalidité ou de décèsNote de bas de page 8.

[26] Les dispositions relatives au partage des crédits ont été adoptées pour favoriser les femmes qui, traditionnellement, devaient élever les enfants et tenir maison. Bien qu’aucune preuve n’ait été présentée concernant le désavantage historique des femmes sur le plan financier et des revenus pendant la vie commune, ce fait n’est pas contesté. Je prends connaissance d’office de ce désavantage historique et du fait que les femmes étaient les principales bénéficiaires du PGNAP. Comme le délai de quatre ans prévu dans la disposition contestée est un obstacle à l’obtention du PGNAP, il a un effet préjudiciable disproportionné sur les femmes. Bien que l’ampleur de cet effet ne soit pas connue, son existence ne fait aucun doute, ce qui est plus qu’une « accumulation d’intuitions ».

[27] Selon moi, la requérante a établi l’existence d’une distinction au sens de l’article 15(1) non seulement pour ce qui est du motif analogue de l’état matrimonial (ce dont le ministre convient), mais aussi du motif énuméré du sexe.

Effet discriminatoire

[28] Une distinction fondée sur des motifs énumérés ou analogues ne suffit pas en soi à établir une violation de l’article 15(1) de la Charte. Une distinction doit être discriminatoire en perpétuant un désavantage ou un préjugé, ou en appliquant des stéréotypes au groupe de demandeursNote de bas de page 9.

[29] Il ne faut pas procéder à une comparaison formelle avec un groupe de comparaison aux caractéristiques identiques, car cette approche est trop étroite. Je dois plutôt tenir compte du contexte dans son ensemble, y compris la situation du groupe de demandeurs et la question de savoir si la disposition législative contestée a pour effet de perpétuer un désavantage ou un stéréotype négatif à l’égard du groupe. Je dois procéder à une analyse contextuelle au fond et rejeter, en conséquence, l’approche formaliste d’un « traitement analogue ». Je dois déterminer si, en tenant compte de tous les facteurs contextuels pertinents, y compris la nature et l’objet de la disposition législative contestée au regard de la situation de la requérante, la distinction invoquée a un effet discriminatoire en ce sens qu’elle perpétue un désavantage ou applique un stéréotype à l’endroit du groupeNote de bas de page 10.

Faut-il tenir compte des considérations relatives aux politiques publiques dans le cadre de l’article 15(1)?

[30] Selon mon examen des arrêts Walsh et Québec c A de la CSC, j’ai déterminé que, en l’espèce, il ne faut pas tenir compte des considérations relatives aux politiques publiques comme le maintien de la liberté de choix et l’autonomie des personnes dans le cadre de l’analyse fondée sur l’article 15(1). Cependant, ces considérations sont essentielles à l’analyse fondée sur l’article premier.

L’arrêt Walsh

[31] Dans l’arrêt Walsh, la CSC à la majorité (huit des neuf juges) a déterminé que l’exclusion des conjoints de fait de la présomption, applicable aux conjoints mariés, de partage égal des biens matrimoniaux sous le régime de la Matrimonial Property Act (MPA) de la Nouvelle‑Écosse n’était pas discriminatoire au sens de l’article 15(1) de la Charte. La majorité a conclu que, même si dans certains cas les similitudes fonctionnelles entre les couples mariés et non mariés sont considérables, il est impossible « de tenir adéquatement compte de la diversité des traits, de l’histoire et de la situation » des unions de fait.

[32] Voici le raisonnement de la majoritéNote de bas de page 11 :

  1. En l’espèce, je dirais donc qu’il faut se demander si un conjoint hétérosexuel non marié raisonnable estimerait, compte tenu de tous les facteurs contextuels pertinents, que la MPA porte atteinte à sa dignité en ne l’incluant pas dans son champ d’application […]
  2. Bien que les tribunaux et les législatures aient reconnu le désavantage historique subi par les couples non mariés, lorsque la loi modifie radicalement les obligations juridiques des partenaires, la liberté de choix doit être considérée primordiale. La décision de se marier ou non est de nature très personnelle. De nombreuses personnes de sexe opposé vivant dans une union de fait d’une certaine permanence ont choisi de se soustraire à l’institution du mariage et aux conséquences juridiques qui en découlent. Faire abstraction des différences parmi les couples vivant en union libre revient à présumer une intention et une perception communes qui n’existent tout simplement pas, et, en réalité, à neutraliser la liberté de chacun de choisir un type de famille non traditionnelle et de voir ce choix respecté par l’État […]
  3. [...] Les personnes qui se marient acceptent librement des droits et obligations réciproques. La décision de ne pas se marier commande le même respect car elle relève également d’un choix conscient […]

[33] La CSC a conclu que l’application de la MPA aux conjoints mariés, mais non aux conjoints de fait, n’était pas discriminatoire puisque « cette distinction reflète les différences entre ces unions et respecte l’autonomie et la dignité fondamentales de la personneNote de bas de page 12 ».

L’arrêt Québec c A

[34] Dans l’arrêt Québec c A, la CSC a tenu compte des dispositions du Code civil du Québec qui excluent les conjoints de ses dispositions contraignantes relatives à la pension alimentaire pour époux et au partage des biens. Ces dispositions s’appliquent aux conjoints mariés et aux conjoints unis civilement. La CSC a confirmé la constitutionnalité des dispositions. Cependant, les opinions différaient fortement.

Les quatre juges concourants

[35] Les quatre juges concourants formaient la minorité en ce qui a trait à l’article 15(1), mais ils formaient la majorité pour ce qui est de la conclusion selon laquelle les dispositions contestées étaient constitutionnelles.

[36] Selon eux, l’analyse effectuée par la majorité dans l’arrêt Walsh pouvait à juste titre servir de point d’ancrage précédentiel à leur analyse fondée sur l’article 15(1). Ils ont affirmé que la loi ne privilégie pas « une forme d’union par rapport à une autre […], [elle] fait du consentement la clé de la modification des rapports patrimoniaux mutuels des conjoints […] [et] préserve dès lors la liberté de ceux qui désirent organiser leurs rapports patrimoniaux hors du cadre impératif légal ». Ils ont également affirmé que les dispositions contestées n’expriment ni ne perpétuent un préjugé à l’encontre des conjoints de fait, mais, au contraire, elles respectent l’autonomie des personnes et la liberté des conjoints de fait d’aménager leurs rapports en fonction de leurs besoins.

[37] Les quatre juges concourants ont conclu que même si les dispositions contestées établissent une distinction fondée sur l’état matrimonial entre les conjoints de fait et les conjoints mariés ou les conjoints unis civilement, elles ne créent pas de désavantage par l’expression ou la perpétuation d’un préjugé ou par l’application de stéréotypes. Par conséquent, ils ont déterminé qu’il n’était pas nécessaire de procéder à une analyse fondée sur l’article premier de la CharteNote de bas de page 13.

La juge en chef McLachlin

[38] La juge en chef McLachlin était du même avis que les quatre juges concourants quant au résultat, mais son analyse fondée sur l’article 15(1) était différente.

[39] Selon elle, d’une part, il importe de garder distinctes les analyses que commandent l’article 15(1) et l’article premier de la Charte, et, d’autre part, les politiques publiques qui sous-tendent une loi ont peu de pertinence au stade de l’analyse fondée sur l’article 15 (1). Elle est d’accord avec la juge Abella pour dire que l’arrêt Walsh n’est pas contraignant; des questions différentes devaient y être tranchées (soit des questions relatives uniquement au partage des biens) et l’appréciation de la CSC de l’article15(1) a évolué depuis. En outre, elle a affirmé que les considérations d’intérêt public relatives à la liberté de choix et à l’autonomie des personnes doivent être prises en compte au stade de l’analyse fondée sur l’article premierNote de bas de page 14.

[40] La juge en chef McLachlin a conclu que les dispositions contestées créaient une distinction discriminatoire qui limitait le droit à l’égalité des conjoints de fait, car elles niaient aux conjoints de fait les mesures de protection dont jouissent les conjoints mariés ou unis civilement. Cette distinction se fondait sur un motif analogue, soit l’état matrimonial. De plus, elles créaient un désavantage puisque les conjoints de fait ne bénéficient pas automatiquement d’une série de dispositions qui assurent le partage équitable des biens du couple et le soutien financier continu au terme d’une relation. Elles étaient aussi discriminatoires du point de vue d’une personne raisonnable placée dans une situation similaire à celle de A. Elles se préoccupaient moins des personnes qui se trouvent dans une situation semblable à celle de A que des conjoints mariés ou unis civilement à l’occasion d’une rupture. Par ailleurs, elles perpétuaient les effets d’un désavantage historique ancré dans les préjugés et se fondaient sur des stéréotypes erronés quant à la capacité de la demanderesse d’exercer un choix plutôt que sur sa situation réelleNote de bas de page 15.

[41] Cependant, la juge en chef McLaughlin a conclu ensuite que les dispositions contestées étaient justifiées au regard de l’article premier, car elles favorisaient l’objectif de protéger la liberté de choix et l’autonomie personnelle des conjoints pour ce qui est du partage des biens et du soutien alimentaire. Selon elle, les dispositions contestées satisfaisaient aux critères du lien rationnel et de l’atteinte minimaleNote de bas de page 16.

[42] Comme la juge en chef McLaughlin était du même avis que les quatre juges concourants quant au résultat, les dispositions contestées étaient considérées comme étant constitutionnelles tant pour ce qui est du soutien alimentaire que du partage des biens.

La juge Abella

[43] La juge Abella était dissidente en ce qui a trait au résultat.

[44] Selon elle, l’analyse relative au choix de ne pas se marier ne doit pas être prise en considération dans le cadre de l’analyse fondée sur l’article 15(1), mais plutôt au stade de l’analyse fondée sur l’article premier. Elle a refusé de suivre l’arrêt Walsh, car elle estimait que l’analyse de la CSC fondée sur l’article 15(1) avait beaucoup évolué depuis que cette décision avait été rendue.

[45] Elle a ensuite procédé à l’analyse fondée sur l’article 15(1) sans suivre l’arrêt WalshNote de bas de page 17. Elle a déterminé que l’exclusion des conjoints de fait des dispositions relatives aux conjoints et au partage des biens prévues au Code civil du Québec perpétuait le désavantage historique à l’encontre des conjoints de fait compte tenu de leur état matrimonialNote de bas de page 18. Elle a reconnu que le maintien de la liberté de choisir et de l’autonomie des personnes est un objectif urgent ou réel dans le contexte de l’analyse fondée sur l’article premier et qu’il existe un lien rationnel entre les dispositions contestées et cet objectif. Cependant, elle a déterminé que l’exclusion totale des conjoints de fait des dispositions relatives au soutien alimentaire et au partage des biens ne constitue pas une atteinte minimale. Par conséquent, à son avis, les dispositions contestées n’étaient pas justifiables au regard de l’article premier de la CharteNote de bas de page 19.

Les trois juges dissidents en partie

[46] Trois juges étaient dissidents en partie quant au résultat.

[47] Ils étaient d’accord avec la juge en chef McLaughlin et la juge Abella pour dire que la liberté de choix et l’autonomie des personnes ne doivent être prises en compte qu’au stade de l’analyse fondée sur l’article premier. Ils étaient aussi d’avis que les dispositions contestées créent une distinction discriminatoire fondée sur l’état matrimonial. Ils ont également reconnu que l’objectif ou la promotion de l’autonomie des personnes était urgent et réel.

[48] Ils ont conclu que même si l’exclusion était justifiable au regard de l’article premier pour ce qui est du partage des biens, elle ne l’était pas en ce qui concerne le soutien alimentaire. En effet, l’exclusion des conjoints de fait des dispositions obligatoires relatives au soutien alimentaire touche à un intérêt vital pour les personnes ayant vécu une relation d’interdépendance, à savoir la satisfaction des besoins après la rupture d’une union caractérisée par l’interdépendance, créée quand les conjoints vivaient ensemble comme une unité familialeNote de bas de page 20.

Mes conclusions

[49] Cinq des neuf juges dans l’arrêt Québec c A ont déterminé qu’ils ne devaient pas suivre l’approche de l’arrêt Walsh relativement à l’article 15(1). Ils ont reconnu qu’il était important de maintenir la distinction analytique entre l’article 15(1) et l’article premier de la Charte. Ils étaient aussi d’avis que les considérations relatives aux politiques publiques comme le maintien de la liberté de choix et de l’autonomie des personnes doivent être prises en compte au stade de l’analyse fondée sur l’article premier. Compte tenu de ces conclusions, l’arrêt Walsh est infirmé par l’arrêt Québec c A dans la mesure où les considérations politiques ont été prises en compte dans le cadre de l’analyse fondée sur l’article 15(1).

[50] En l’espèce, j’estime que les considérations relatives aux politiques publiques ne doivent pas être prises en compte dans le cadre de l’analyse fondée sur l’article 15(1).

La disposition contestée est-elle discriminatoire au sens de l’article 15(1) de la Charte?

[51] J’ai déjà déterminé que la requérante avait établi l’existence d’une distinction au sens de l’article 15(1) de la Charte non seulement pour ce qui est du motif analogue de l’état matrimonial (ce dont le ministre convient), mais aussi du motif énuméré du sexe.

[52] La CSC a déterminé que le second volet de l’analyse fondée sur l’article 15(1) « est axé sur les désavantages arbitraires — ou discriminatoires —, c’est-à-dire sur la question de savoir si la loi contestée ne répond pas aux capacités et aux besoins concrets des membres du groupe et leur impose plutôt un fardeau ou leur nie un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage dont ils sont victimes Note de bas de page 21 ».

[53] La CSC a repris les propos suivants énoncés dans l’arrêt Québec c. A :

  1. À la base, l’article 15 résulte d’une prise de conscience que certains groupes ont depuis longtemps été victimes de discrimination, et qu’il faut mettre fin à la perpétuation de cette discrimination. Les actes de l’État qui ont pour effet d’élargir, au lieu de rétrécir, l’écart entre le groupe historiquement défavorisé et le reste de la société sont discriminatoiresNote de bas de page 22

La position de la requérante

[54] M. Boivin soutient que la disposition contestée impose inutilement des restrictions arbitraires à la capacité des anciens conjoints de fait d’obtenir des crédits de pension du RPC qui devraient leur appartenir. Elle est essentiellement discriminatoire parce que les conjoints non mariés ont un accès réduit aux ressources financières à la retraite en raison de leur état matrimonial, ce qui laisse entendre qu’ils sont moins dignes de respect, de considération ou d’égalité selon la loi.

La position du ministre

[55] Mme Dalloo soutient que le mariage est un statut juridique censé être permanent. Un certificat de mariage prouve son existence et un certificat de divorce sa fin. Même si une union de fait est censée assurer une certaine permanence, elle se distingue du mariage pour plusieurs motifs. Il ne peut y avoir d’union de fait sans cohabitation pendant un certain temps. Il n’y a pas de présomption d’un partage égal des biens accumulés comme c’est le cas dans un mariage. Seuls les partenaires savent quand l’union de fait commence et se termine. De plus, ils acceptent d’être liés par la loi provinciale, qui peut être moins favorable aux conjoints de fait qu’aux conjoints mariés.

[56] Elle soutient en outre que la disposition contestée, lorsqu’elle est considérée dans son contexte global, est avantageuse pour la requérante. En effet, la requérante a accès à une prestation du RPC à laquelle elle n’aurait autrement pas droit, pourvu qu’elle présente une demande dans les quatre ans suivant la séparation ou ultérieurement si les deux anciens partenaires y consentent. La disposition prévoit l’accès au PGNAP pour le conjoint de fait dont les gains sont le moins élevés, qui est habituellement une femme, tout en respectant la décision que les conjoints de fait ont prise, à savoir de ne pas être assujettis aux règles du mariage.

Mes conclusions

[57] J’ai déjà déterminé que les considérations relatives aux politiques publiques ne doivent pas être prises en compte dans le cadre de l’analyse fondée sur l’article 15(1).

[58] La disposition contestée crée une distinction discriminatoire. Elle impose aux conjoints de fait un délai de quatre ans suivant la séparation pour la présentation d’une demande de PGNAP, mais elle n’impose pas ce délai aux anciens conjoints mariés et aux conjoints mariés qui se sont séparés.   

[59] La requérante a cohabité avec M. P. pendant 17 ans au sein d’une union qui était à presque tous égards semblable au mariageNote de bas de page 23. La disposition contestée est discriminatoire du point de vue d’une personne raisonnable dans la même situation que la requérante parce que cette disposition montre moins d’intérêt pour la requérante en tant qu’ancienne conjointe de fait que pour les anciens conjoints mariés ou séparés. La disposition ne répond pas aux besoins de la requérante en tant qu’ancienne conjointe de fait. La requérante fait partie d’un groupe qui a été historiquement défavorisé à la fois parce qu’elle est une femme et parce qu’elle était une conjointe de fait. De plus, en limitant l’accès des anciens conjoints de fait au PGNAP, la disposition a pour effet de renforcer, de perpétuer et d’exacerber le désavantage historique.

[60] Je conclus que la disposition contestée est discriminatoire à l’encontre de la requérante.

L’article premier de la Charte

[61] Ayant conclu que l’article 55.1(1)c) du RPC porte atteinte à un droit de la requérante garanti par la Charte, je dois décider si cette atteinte est justifiable au regard de l’article premier de la Charte.

[62] L’article premier de la Charte garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

[63] Le gouvernement a le fardeau de démontrer qu’une disposition discriminatoire est une limite raisonnable à un droit garanti par l’article 15(1) de la Charte. S’il s’acquitte de son fardeau, la loi est sauvegardée en tant que limite raisonnable dont la justification peut se démontrerNote de bas de page 24.

[64] Le critère de l’arrêt OakesNote de bas de page 25, qui peut être scindé en deux volets principaux dont le second comporte à son tour plusieurs éléments, constitue le cadre de l’analyse fondée sur l’article premier. Il est plus pratique, toutefois, d’y voir quatre critères indépendants. La disposition contestée qui ne satisfait pas à un seul de ces critères ne peut pas être justifiée. Les quatre critères appellent les quatre questions suivantes :

  1. L’objectif de la loi est-il urgent et réel?
  2. Existe-t-il un lien rationnel entre la loi et son objectif?
  3. La loi constitue-t‑elle une atteinte minimale au droit ou à la liberté en cause que garantit la Charte?
  4. Les effets préjudiciables de la violation de la Charte l’emportent‑ils sur les effets bénéfiques de la loiNote de bas de page 26?

La preuve présentée par le ministre

[65] Le ministre a convoqué deux témoins.

Pierre Milloy

[66] Pierre Milloy est conseiller principal en programmes des Activités opérationnelles du RPC. Il a occupé plusieurs postes au sein du RPC depuis mai 1999 et il fournit des conseils et des avis concernant le traitement des demandes de prestation au titre du RPCNote de bas de page 27. Il a évalué une centaine de demandes de PGNAP et a fourni des conseils et des avis sur quelques centaines de demandes de PGNAP.

[67] Mme Dalloo n’a pas demandé à ce qu’il soit qualifié à titre de témoin expert et a affirmé que son témoignage porterait sur la façon dont les dispositions relatives au partage des crédits du RPC sont administrées en pratique.

[68] M. Milloy a affirmé que Revenu Canada tient un registre des gains non ajustés ouvrant droit à pension (crédits du RPC) d’une personne et que ce registre reflète les gains de celle-ci. Les renseignements sont mis à la disposition du RPC pour le traitement d’un PGNAP. Les conjoints divorcés, les conjoints mariés qui sont séparés depuis au moins une année et les anciens conjoints de fait sont toujours admissibles au PGNAP, à condition qu’ils aient cohabité durant au moins une année et que l’un d’eux ait versé des cotisations suffisantes durant au moins une année au cours de la période de cohabitation. Les gains non ajustés ouvrant droit à pension pour la période de cohabitation sont partagés également.

[69] Les renseignements requis pour chacune des trois catégories sont différents.  

[70] Le traitement des cas de divorce est plus facile du point de vue administratif, car le PGNAP est obligatoire et que le jugement de divorce valide les dates de mariage et de divorce. Cependant, les renseignements comme les numéros d’assurance sociale et la période de cohabitation ne peuvent pas être obtenus en consultant le registre des divorces. Ces PGNAP font rarement l’objet de contestations et leur traitement est plus facile.

[71] Dans le cas d’un couple marié séparé, une demande officielle et une déclaration solennelle sont requises. La déclaration solennelle confirme la période de séparation et la période de cohabitation. Le RPC exige également une pièce justificative. Le RPC envoie ensuite une lettre au conjoint qui ne présente pas la demande pour l’informer qu’une demande de PGNAP a été présentée et lui demander s’il confirme la période de cohabitation. Si les deux parties sont d’accord et qu’il y a au moins une pièce justificative, le RPC ne remet pas en question la période de cohabitation. En cas de désaccord, le RPC demande à chaque conjoint de fournir d’autres documents à l’appui. Le RPC prend alors une décision qui est habituellement fondée sur la position de la partie qui a les documents les plus solides. Il s’agit en quelque sorte d’une « question d’appréciation », et les documents judiciaires, les déclarations d’impôt et les documents relatifs aux prestations pour enfants sont considérés comme des preuves « solides ».

[72] Pour ce qui est des anciens conjoints de fait, une demande officielle, une déclaration solennelle et un document à l’appui sont requis. Si la demande n’est pas présentée dans les quatre ans suivant la séparation et qu’il n’y a pas de renonciation de la part de l’ancien conjoint qui ne présente pas de demande, une lettre de refus est envoyée puisqu’il n’est pas nécessaire d’examiner les documents. Si la demande est présentée dans les quatre ans, les mêmes procédures et enquêtes que pour les conjoints mariés séparés seront suivies.

[73] Le RPC répond de la même façon si le demandeur est une femme ou un homme, et si les couples sont des conjoints mariés séparés ou d’anciens conjoints de fait. Dans la plupart des cas, le demandeur et le non-demandeur s’entendent sur la période de cohabitation. La difficulté survient lorsque le demandeur et le non-demandeur ne s’entendent pas sur la période de cohabitation. D’après son expérience, plus la période entre la fin de la relation et la présentation de la demande est longue, plus il est difficile pour les personnes de fournir les documents requis.

[74] M. Milloy a reconnu que la difficulté d’obtenir des documents lorsqu’il s’écoule une longue période entre la rupture de la relation et la présentation de la demande est la même pour les conjoints mariés séparés et les anciens conjoints de fait. Il a également reconnu que même dans les cas de divorce, il est toujours nécessaire de déterminer la période de cohabitation pour le traitement du PGNAP.

Andrew Williamson

[75] Andrew Williamson est agent principal à la législation au sein du service responsable des politiques et de la législation relatives au RPC. Il possède une connaissance et une expérience approfondies de l’histoire du RPC, de son objectif législatif, de son objectif stratégique actuel et des activités en coursNote de bas de page 28.

[76] J’ai déterminé qu’il était qualifié pour témoigner à titre d’expert concernant l’histoire législative et l’administration du programme du RPC. Son rapport et son rapport complémentaire figurent dans le dossier d’audienceNote de bas de page 29.

[77] M. Williamson a fait un compte rendu de l’histoire du RPC, de l’évolution des dispositions relatives au partage des crédits, des dispositions législatives et réglementaires importantes, des passages du Hansard et des documents d’information ministériels.

[78] Le RPC a été proclamé en vigueur en mai 1965 et les premières cotisations ont été versées en janvier 1966. Il s’agit d’un régime d’assurance sociale à participation obligatoire. Le RPC a pour objectif d’assurer aux cotisants et à leur famille un remplacement de revenu minimum raisonnable au moment de la retraite du soutien de famille, s’il devient invalide ou lorsqu’il décède. La principale prestation est une pension de retraite, mais il existe aussi d’autres prestations, notamment une prestation après la retraite, une pension d’invalidité, une prestation de décès, une pension de survivant, une prestation d’orphelin et une prestation d’enfant de cotisant invalide.

[79] Depuis 1978, le RPC permet le PGNAP pour les conjoints divorcés et pour les conjoints dont le mariage est annulé légalement. À l’origine, cette mesure était réservée aux conjoints divorcés et à ceux dont le mariage avait été annulé. La demande devait être faite dans les trois ans suivant le divorce ou l’annulation.

[80] Le PGNAP était l’une des premières d’une série de réformes législatives fédérales et provinciales qui reconnaissaient le droit des conjoints, en cas de rupture du mariage, à une part égale des biens accumulés par un couple pendant leur mariage.

[81] Au départ, le PGNAP ne s’appliquait pas aux conjoints mariés séparés ni aux anciens conjoints de fait. La raison invoquée était que les divorces sont définitifs, tandis que les séparations ou les unions de fait terminées sont moins définitives et peuvent être suivies d’une réconciliation. Il ne s’appliquait pas aux conjoints de fait en particulier parce que l’on prévoyait qu’il y aurait des coûts administratifs importants pour déterminer l’existence d’une union de fait et, le cas échéant, pour établir les dates de début et de fin de la relation.

[82] Depuis 1987, le PGNAP est offert aux personnes qui se sont séparées de leur conjoint et qui ont mis fin à l’union de fait. Le délai de trois ans pour présenter une demande a été supprimé pour les conjoints divorcés; il ne s’appliquait toutefois pas aux séparations de couple marié. Un délai de quatre ans a été imposé aux conjoints de fait qui mettaient fin à leur relation. Ce délai de quatre ans fait l’objet du présent appel fondé sur la Charte.

[83] Depuis 1995, il est possible de présenter une demande de PGNAP après le délai de trois ans si le divorce a eu lieu avant 1987 et que les deux anciens conjoints y consentent par écrit.

[84] Depuis 2000, le PGNAP est accessible aux conjoints de fait et aux conjoints mariés de même sexe.

[85] Depuis 2007, le PGNAP et les anciens conjoints de fait peuvent présenter une demande après le délai de quatre ans s’ils y consentent tous deux par écrit.

[86] Selon M. Williamson, la limite de quatre ans pour les demandes des anciens conjoints de fait a deux objectifs. Premièrement, elle permet aux deux anciens conjoints de fait de tourner la page dans une certaine mesure et de rendre la rupture définitive afin qu’ils puissent planifier leur avenir financier. Deuxièmement, la situation des anciens conjoints de fait soulève un problème de preuve, car il faut démontrer à la fois l’existence d’une union de fait au sens du RPC et la période de cohabitation. Par contre, dans le cas des conjoints mariés divorcés ou séparés, l’existence de la relation peut être confirmée par les documents de mariage.

[87] Plus le temps passe, plus la preuve a tendance à s’affaiblir, car les documents nécessaires à l’établissement de la preuve et les contacts avec les témoins potentiels peuvent être perdus et les souvenirs s’estomper. M. Williamson a reconnu que les couples mariés peuvent être séparés pendant une longue période et qu’il peut y avoir des problèmes de preuve semblables pour établir la date de fin de leur relation. Cependant, dans le cas d’une ancienne union de fait, il peut également être difficile d’établir au moyen d’une preuve l’existence de la relation.

La position du ministre

[88] Mme Dalloo soutient que la disposition contestée est justifiable puisqu’elle a deux objectifs importants et impérieux.  

[89] Premièrement, le délai de quatre ans permet au gouvernement 1) d’établir avec certitude, à l’aide de divers indices, qu’il y avait une union de fait, 2) de prouver la période de cohabitation et 3) d’établir le droit d’un particulier à la liquidation de ses affaires dans un délai raisonnable. Le délai répond aux préoccupations relatives à la preuve en raison du fardeau de la preuve plus lourd que celui du mariage pour établir l’existence d’une union de fait, surtout lorsque la demande est présentée longtemps après la séparation. L’existence, la date de début et la date de fin d’un mariage est clairement établi dans les documents relatifs au mariage et au divorce, mais plusieurs éléments de preuve peuvent être nécessaires pour établir l’existence et la durée d’une union de fait, lesquels peuvent faire l’objet de contestations et s’affaiblir au fil du temps.

[90] Deuxièmement, le délai permet de respecter le choix des conjoints de s’engager à assumer les obligations propres au mariage ou à l’union de fait, tout en offrant une protection au conjoint de fait dont le revenu est le plus faible au moment de la rupture s’il présente une demande de PGNAP dans les quatre ans suivant la séparation ou ultérieurement si l’un des anciens partenaires y consent par écrit. La différence de traitement découle de la nature juridique distincte d’un mariage et d’une union de fait. Selon la jurisprudence de la CSC, cet objectif consiste à maintenir la liberté de choix et l’autonomie des personnes.

La position de la requérante

[91] M. Boivin conteste la position du ministre selon laquelle le délai est justifié, car il est plus difficile d’établir le PGNAP pour les conjoints de fait. Le même problème se pose pour les personnes mariées et les conjoints de fait, à savoir la période de cohabitation. Celle-ci coïncide rarement avec la période de mariage. Dans toutes les demandes de PGNAP, la question essentielle est la date de début et de fin de la cohabitation.

[92] Il soutient que la position du ministre selon laquelle il est plus difficile de produire des documents pour établir l’existence d’une union de fait ne [traduction] « tient pas la route ». Tant pour ce qui est de l’union de fait que du mariage, la partie requérante doit établir les mêmes éléments : le début et la fin de la période de cohabitation. Dans de nombreux cas, la date de mariage n’est pas la même que la date de début, et, dans presque tous les cas, la date de divorce n’est pas celle de la fin de la cohabitation.

[93] M. Boivin conteste également le fait que le délai de quatre ans est justifié parce qu’il respecte les choix individuels et l’autonomie des conjoints de fait. Le législateur a décidé de permettre aux conjoints non mariés de bénéficier du PGNAP et la requérante est en droit de s’attendre à recevoir un traitement égal. Il n’y a aucun fondement crédible pour que le gouvernement « fasse volte-face » et impose un délai de quatre ans aux conjoints de fait. Les conjoints de fait devraient avoir la même protection que les conjoints mariés.

Mes conclusions

[94] Le ministre ne s’est pas acquitté du fardeau de preuve qui lui incombait en ce qui concerne le premier objectif énoncé au paragraphe 89 ci-dessus.

[95] Les difficultés sur le plan de la preuve ne constituent pas en soi un objectif urgent et réel. Pour de nombreuses prestations d’invalidité au titre du RPC, il existe des questions factuelles potentiellement compliquées qui remontent à une longue période. Un exemple classique est celui des demandes de pension d’invalidité complexes dont la PMA (dernière date d’admissibilité à l’invalidité) remonte à il y a très longtemps. Étant donné la longue période entre la PMA et la demande, la preuve médicale est souvent plus difficile à obtenir et les souvenirs tendent à s’estomper. Toutefois, la difficulté éventuelle à obtenir des preuves n’est pas considérée comme une justification pour l’imposition d’un délai en vue de la présentation des demandes de pension d’invalidité au titre du RPC.

[96] Il n’y a aucune raison logique permettant de justifier l’imposition d’un délai pour la présentation des demandes de PGNAP. Le fardeau de la preuve incombe à la partie requérante. Si elle n’est pas en mesure de produire la preuve à l’appui de sa demande (dans les cas du PGNAP, la période de cohabitation), sa demande ne sera pas accueillie. Lorsque la période de cohabitation est contestée, le ministre prend habituellement sa décision en se fondant sur la solidité des documents présentés. Chaque partie a le droit d’interjeter appel devant le Tribunal de la sécurité sociale où une audience sera tenue et les preuves orales et documentaires sous serment seront examinées.

[97] De plus, il n’y a pas de différence importante sur le plan de la preuve entre les demandes des anciens conjoints de fait et celles des conjoints mariés divorcés ou séparés. Dans chaque cas, une période de cohabitation d’au moins un an doit être établie, et la question cruciale est la période de cohabitation. Les demandes peuvent être présentées longtemps après la séparation pour toutes ces situations et la difficulté sera la même pour ce qui est de la preuve.

[98] Je n’accepte pas l’argument du ministre selon lequel l’existence de l’union de fait doit être établie dans le cas d’une union de fait, par opposition à un mariage dont l’existence est établie par le certificat de mariage.

[99] L’existence d’une union de fait est établie par la période de cohabitation puisque les parties ne peuvent pas avoir vécu en union de fait sans qu’il y ait eu une période de cohabitation au sens du RPC. Dans les trois situations, la question essentielle est la période de cohabitation. De plus, dans le cas d’un mariage, non seulement le mariage doit être établi, mais le demandeur devra également établir une période de cohabitation d’au moins un an et une période de séparation d’au moins un an. Par ailleurs, il n’y a aucune raison pour laquelle le désir de certitude d’une personne serait plus important dans le cas d’une ancienne union de fait que dans le cas d’un ancien mariage ou d’une séparation. Sans le délai de quatre ans, chacun saurait avec certitude dans quelle situation il se trouve : chacun est admissible au PGNAP pour la période de cohabitation.  

[100] Je suis cependant convaincu que le ministre s’est acquitté du fardeau de la preuve en ce qui trait au maintien de la liberté de choix et de l’autonomie des personnes.

[101] Je suis lié par le poids imposant des arrêts Walsh et Québec c A de la CSC concernant cette question. Les dispositions relatives au PGNAP prévoient un partage égal de biens (crédits du RPC) accumulés durant la période de cohabitation. Ce procédé est comparable au partage des biens sur lequel s’est penchée la CSC dans ces deux arrêts.

[102] Dans l’arrêt Walsh, huit des neuf juges de la CSC ont conclu que la liberté de choix et l’autonomie des personnes étaient des considérations déterminantes, bien qu’ils en aient tenu compte dans le cadre de leur analyse fondée sur l’article 15(1). Dans l’arrêt Québec c A, quatre des juges de la CSC étaient d’accord avec l’analyse de l’arrêt Walsh. Les cinq autres juges de la CSC dans l’arrêt Québec c A estimaient qu’il s’agissait d’un objectif réel et urgent et qu’il y avait un lien rationnel entre les dispositions contestées et l’objectif. Quatre de ces juges ont déterminé que ces éléments justifiaient les dispositions contestées au regard de l’article premier.

[103] Les faits de l’espèce permettent également d’éclairer cette question. Rien n’indique pourquoi les parties ne se sont pas mariées, mais ont plutôt choisi de vivre ensemble en union de fait durant 17 ans. M. P. avait déjà été marié et a affirmé que comme il a connu le mariage et l’union de fait, il « savait quelle était la différence ». La requérante avait déjà été mariée et s’est remariée après son union de fait avec M. P.

[104] En l’espèce, la disposition est moins restrictive que celles examinées dans les arrêts Walsh et Québec c A. Dans ces deux affaires, le partage des biens était totalement exclu par les dispositions. Or, en l’espèce, l’exclusion est limitée, car la requérante avait incontestablement droit au PGNAP si elle présentait une demande dans les quatre ans suivant la séparation. La disposition contestée porte une atteinte minimale et constitue une approche équilibrée qui tient compte de l’évolution du contexte social tout en respectant la liberté de choix et l’autonomie des personnes.

[105] Comme la disposition contestée porte une atteinte minimale et constitue une approche équilibrée, je suis convaincu que l’effet préjudiciable de la violation est surpassé par son effet bénéfique. Il est vrai que les personnes comme la requérante perdent leur droit au PGNAP si elles n’en font pas la demande dans les quatre ans suivant la séparation, mais la perte découle du non-respect du délai de quatre ans pour la présentation de la demande et non de la disposition contestée. En l’espèce, la requérante avait réglé les questions relatives aux finances dans les deux ans suivant la séparation et avait obtenu des conseils juridiques indépendants. Une période de quatre ans était amplement suffisante pour lui permettre de présenter une demande de PGNAP. La perte de ce droit découle de la décision prise par M. P. et elle-même de ne pas présenter de demande de PGNAP dans le délai de quatre ans.

[106] Je conclus que la justification de la disposition contestée peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique, car elle cadre avec l’objectif réel et urgent de maintenir la liberté de choix et l’autonomie des personnes. 

Conclusion

[107] Bien que l’article 55.1(1)c) du RPC porte atteinte au droit à l’égalité de la requérante garanti par l’article 15(1) de la Charte, elle est sauvegardée puisque sa justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

[108] L’appel est rejeté

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