Régime de pensions du Canada (RPC) – autre

Informations sur la décision

Résumé :

RPC – Cet appel sur une question liée à la Charte doit trancher à savoir si le Régime de pensions du Canada (RPC) est discriminatoire envers les femmes devenues veuves deux fois en les empêchant d’accumuler des prestations de survivant. Le second époux de la requérante est décédé en 2012 et elle a ensuite présenté une demande pour une deuxième pension de survivant. Dans son cas, l’article 63(6) du RPC permet seulement le versement d’une seule pension de survivant, soit celle dont le montant est le plus élevé des deux. La requérante prétend que cette disposition viole son droit à l’égalité en vertu de l’article 15(1) de la Charte. La division générale (DG) a conclu en sa faveur, mais la division d’appel (DA) n’est pas d’accord. La DA a accueilli l’appel du ministre et rendu la décision que la DG aurait dû rendre. La DA a déterminé que la DG avait enfreint un principe de justice naturelle en se fondant sur des documents spécialisés qui n’étaient pas dans le dossier fourni par les parties. La DA a aussi conclu que la DG avait tiré une conclusion de fait erronée en caractérisant comme sexiste la disposition contestée. La disposition du RPC a été adoptée pour une raison précise : éviter que les conjoints de fait ne reçoivent une double pension. La requérante n’a pas démontré que cette règle faisait en sorte qu’elle était traitée différemment des autres sur la base d’un motif énuméré ou analogue. La requérante n’a pas non plus démontré que la règle crée un désavantage en perpétuant un préjugé ou l’application de stéréotypes (sexisme). Il est possible que certaines catégories démographiques bénéficient plus (ou moins) que d’autres du RPC, mais cela ne signifie pas nécessairement que les personnes qui font partie de ces catégories sont victimes de discrimination.

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Décision et motifs

Décision

[1] L’appel est accueilli. La requérante n’est pas admissible à une pension de survivant du Régime de pensions du Canada (RPC) fondée sur les cotisations de son premier époux.

Aperçu

[2] Cette affaire traite de la question de savoir si le RPC est discriminatoire envers des femmes deux fois veuves.

[3] R. W. (requérante) est âgée de 89 ans. Elle s’est mariée en 1961, et son premier époux est décédé dans un accident d’hélicoptère en 1969. Elle a reçu une pension de survivant du RPC, mais elle l’a perdue lorsqu’elle s’est remariée en décembre 1973. À l’époque, une pension de survivant du RPC prenait fin si la personne recevant la pension se remariait. En 1989, sa pension de survivant a été rétablie parce que des modifications ont été apportées au RPC et permettent aux personnes remariées de continuer à recevoir leur pension.

[4] Le deuxième époux de la requérante est décédé en 2012, et celle-ci a présenté une deuxième demande de pension de survivant. Toutefois, l’article 63(6) du RPC (la disposition contestée) permet à une personne de recevoir seulement une pension de survivant, dont le montant est le plus élevé des pensions de survivant qui lui seraient autrement versées.

[5] L’appelant, le ministre de l’Emploi et du Développement social, a déterminé qu’il pouvait verser une pension de survivant à la requérante pour son deuxième époux seulement, puisqu’il s’agissait d’une somme plus élevée que la pension de survivant qu’elle recevait pour son premier époux.

[6] En avril 2013, la requérante a interjeté appel de la décision du ministre devant la division générale du Tribunal. Elle a soutenu que l’article 63(6) du RPC portait atteinte à ses droits à l’égalité aux termes de l’article 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés. L’article 15(1) de la Charte protège les gens contre la discrimination fondée sur leur sexe et leur état matrimonial. Selon la requérante, la décision du ministre d’annuler la pension de survivant de son premier époux est un acte discriminatoire à son égard fondé sur son sexe et son état matrimonial. La requérante a donc contesté l’article 63(6) du RPC en affirmant qu’il était inconstitutionnel, parce qu’il portait atteinte à ses droits garantis par la Charte. En l’espèce, je vais désigner l’article 63(6) du RPC comme étant la [traduction] « disposition contestéeNote de bas de page 1 », car il s’agit de la partie du RPC que la requérante a remis en cause.

[7] En octobre 2018, la division générale a tenu une audience par vidéoconférence. Pendant celle-ci, la requérante et le ministre ont présenté des éléments de preuve de témoins experts.

[8] Dans une décision datée du 12 janvier 2019, la division générale a accueilli l’appel. Elle a déterminé que l’article 63(6) du RPC portait atteinte aux droits à l’égalité de la requérante garantis par l’article 15(1) de la Charte. Elle a aussi déterminé que la justification de cette atteinte ne pouvait pas être démontrée dans une société libre et démocratique.

[9] Le ministre interjette maintenant appel de la décision de la division générale devant la division d’appel du Tribunal. Le ministre soutient que la division générale a commis de nombreuses erreurs en déterminant que le RPC est discriminatoire à l’égard des femmes qui sont deux fois veuves.

[10] J’ai examiné les observations écrites des parties et entendu leurs arguments. Je suis d’accord avec la position du ministre. Je suis aussi d’accord que la meilleure réparation en l’espèce est de rendre la décision que la division générale aurait dû rendre et de déterminer que la requérante est inadmissible à une deuxième pension de survivant du RPC.

[11] Voici les motifs de ma décision.

Questions en litige

[12] Dans le cadre de l’appel, je dois répondre aux questions suivantes :

  1. Question en litige no 1 :   La division générale a-t-elle omis d’observer un principe de justice naturelle en s’appuyant sur des éléments qui ne figuraient pas au dossier? Plus particulièrement, a-t-elle procédé à une analyse intersectionnelle sans fournir au ministre l’occasion de l’aborder?
  2. Question en litige no 2 : La division générale a-t-elle commis une erreur de droit en appliquant incorrectement le critère pour la discrimination aux termes de l’article 15 de la Charte? Plus particulièrement, a-t-elle incorrectement conclu que la disposition contestée établit une distinction?
  3. Question en litige no 3 : La division générale a-t-elle commis une erreur de droit en déterminant que la disposition contestée perpétuait un préjudice ou un stéréotype? Plus particulièrement, a-t-elle ignoré ou mal appliqué des facteurs contextuels?
  4. Question en litige no 4 : La division générale a-t-elle fondé sa décision sur des conclusions erronées selon lesquelles la disposition contestée a une incidence défavorable sur les femmes deux fois veuves, et l’objectif de la pension de survivant est de reconnaître les contributions non monétaires d’une veuve au ménage?
  5. Question en litige no 5 : La division générale a-t-elle commis une erreur de droit en appliquant incorrectement le critère des limites raisonnables aux termes de l’article 1 de la Charte?

Analyse

[13] Après avoir examiné les observations des parties sur toutes les questions en litige, j’ai conclu que la division générale avait commis une erreur d’au moins trois façons. Puisque ces erreurs, en soi, infirment la décision de la division générale, je ne vois aucun besoin d’aborder le reste des observations du ministre.

Moyens d’appel possibles

[14] Aux termes de l’article 58(1) de la Loi sur le ministère de l’Emploi et du Développement social (Loi sur le MEDS), les seuls moyens d’appel à la division d’appel sont les trois suivants : la division générale a) n’a pas observé un principe de justice naturelle; b) elle a commis une erreur de droit; c) elle a fondé sa décision sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments portés à sa connaissanceNote de bas de page 2.

[15] Les tribunaux administratifs comme la division d’appel doivent s’appuyer sur le libellé de la loi applicable : « L’approche textuelle, contextuelle et téléologique requise par les principes d’interprétation législative modernes nous donne tous les outils nécessaires pour déterminer l’intention du législateurNote de bas de page 3 […] ».

[16] L’application de cette approche à la Loi sur le MEDS montre que les articles 58(1)(a) et (b) ne définissent pas ce qui constitue des erreurs de droit ou des manquements à la justice naturelle, ce qui porte à croire que la division d’appel devrait exiger que la division générale respecte des normes strictes en ce qui a trait aux questions d’interprétation juridique. En revanche, le libellé de l’article 58(1)(c) laisse entendre qu’il faut faire preuve de déférence à l’égard des conclusions de fait de la division générale. La décision doit être fondée sur la conclusion prétendument erronée, qui doit avoir été « tirée de façon abusive ou arbitraire » ou « sans tenir compte des éléments portés à [la] connaissance [de la division générale] ». Cela laisse à penser que la division d’appel devrait intervenir lorsque la division générale commet une erreur de fait importante qui n’est pas simplement déraisonnable, mais extrême ou en nette contradiction avec le dossier.

Le critère pour la discrimination

[17] Pour soulever un argument portant sur l’égalité, une partie requérante doit d’abord démontrer que la loi traite un groupe différemment d’un autre. L’article 63(6) du RPC se lit comme suit :

Lorsque, en l’absence du présent paragraphe, seraient payables concurremment, à une personne, plusieurs pensions de survivant en vertu de la présente loi, ou une pension de survivant en vertu de la présente loi et une autre en vertu d’un régime provincial de pensions, n’est payable à cette personne qu’une seule pension de survivant, dont le montant est celui de la plus élevée des pensions de survivant qui lui seraient payables en l’absence du présent paragraphe.

[18] L’article 15(1) de la Charte précise ce qui suit :

La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.

[19] La discrimination au sens de l’article 15 doit être analysée au moyen d’un examen en deux parties établi par la Cour suprême du Canada dans Withler c Canada (Procureur généralNote de bas de page 4) :

  • La loi établit-elle une distinction fondée sur un motif énuméré (listé) ou analogue (implicite)?
  • La distinction crée-t-elle un désavantage par la perpétuation d’un préjugé ou l’application de stéréotypes?

[20] À la première étape de l’analyse de la discrimination, la partie requérante doit démontrer qu’elle s’est vue refuser un avantage accordé à d’autres ou imposer un fardeau que d’autres n’ont pas, en raison d’une caractéristique personnelle correspondant à un motif énuméré ou analogue visé par l’article 15(1)Note de bas de page 5.

[21] À la deuxième étape de l’analyse, une partie requérante doit démontrer que la loi lui refuse [traduction] « l’égalité réelle ». Cela signifie que la partie requérante doit prouver qu’un désavantage lui est imposé et que celui-ci est injuste. Le fait que le désavantage perpétue un préjudice ou des stéréotypes démontre souvent celaNote de bas de page 6. La question principale n’est pas de savoir si la personne reçoit moins qu’une autre, mais de savoir si cela découle d’un préjudice ou de l’application de stéréotypes.

[22] Pour déterminer si une distinction équivaut à de la discrimination, il faut prendre en considération des facteurs contextuels. Ces facteurs comprennent entre autres les suivants : [traduction] la préexistence d’un désavantage historique subi par un groupe auquel appartient la partie requérante; (ii) le degré de correspondance entre la distinction ou la différence de traitement que la disposition contestée et les besoins, capacités et circonstances de la partie requérante établissent; (iii) l’objet d’améliorationNote de bas de page 7 de la disposition contestée sur un groupe plus désavantagé de la société; (iv) la nature et la portée de l’intérêt touché par la disposition contestéeNote de bas de page 8.

[23] Les facteurs contextuels précis se rapportant à la question de l’égalité matérielle à la deuxième étape varieront en fonction de la nature de l’affaire. Les facteurs susmentionnés pourraient être utiles, mais il n’est pas nécessaire d’en discuter expressément dans chaque cas pour déterminer entièrement et correctement si une distinction particulière est discriminatoireNote de bas de page 9.

Question en litige no 1 : La division générale a-t-elle omis d’observer un principe de justice naturelle en s’appuyant sur des éléments qui ne figuraient pas au dossier?

[24] Comme nous le verrons, la division générale a eu de la difficulté à démontrer que les femmes deux fois veuves étaient désavantagées par rapport aux femmes veuves, aux hommes deux fois veufs, ou à tout autre groupe. En étant possiblement consciente que le sexe et l’état matrimonial n’étaient pas des motifs suffisants pour conclure à la discrimination, la division générale a introduit un troisième motif, soit celui de l’âge. La requérante n’a pas spécifiquement cité l’âge comme un motif de discrimination aux termes de l’article 15(1) de la Charte, mais elle s’est appuyée sur une preuve d’expert pour montrer qu’elle fait partie d’une cohorte générationnelle qui a été défavorablement touchée par les présomptions stéréotypées sous-jacentes du RPC au moment où il a été établi. Rosella Melanson, conseillère principale du gouvernement du Nouveau-Brunswick sur les questions concernant les femmes, a affirmé que la disposition contestée était un reliquat sexiste d’une autre époque. À son avis, la pension de survivant du RPC n’a pas été pensée comme quelque chose auquel une femme avait droit en raison de sa contribution à son premier ménage, mais comme remplacement du revenu de l’homme qui s’était occupé d’elleNote de bas de page 10. La division générale a accepté entièrement cette preuve, mais elle a ensuite été plus loin :

En raison de la combinaison du sexe de la requérante et de son état matrimonial, elle se trouve dans une position nettement désavantagée. Bien que l’âge (qui est aussi un motif énuméré) n’ait pas été spécifiquement soulevé par la requérante comme motif de discrimination en vertu du paragraphe 15(1), je crois qu’il s’agit d’un motif aussi important parce que les femmes de la génération de la requérante ont subi des désavantages historiques plus importants que les femmes plus jeunesNote de bas de page 11.

Elle a ensuite ajouté ce qui suit :

Cette approche multidimensionnelle tient compte de leur contexte historique, social et politique [celui des femmes deux fois veuves] et reconnaît l’expérience unique d’une personne en fonction de la combinaison de motifs pertinents. Elle permet de reconnaître l’expérience particulière de la discrimination, fondée sur la confluence des motifs en cause, et d’y remédier.

Elle reconnaît également la complexité liée à la façon dont les gens vivent la discrimination et reconnaît que l’expérience de la discrimination peut être unique. Elle met l’accent sur la réponse de la société à l’individu en raison d’une convergence de motifs et n’exige pas de la personne qu’elle se range dans des compartiments ou des catégories rigidesNote de bas de page 12.

[25] Pour appuyer ces déclarations, la division générale a cité deux exposés de position sur l’intersectionnalité que la Commission ontarienne des droits de la personne a adoptés au début des années 2000Note de bas de page 13. Ces exposés ne figuraient pas au dossier lorsque la division générale a rendu sa décision, et les experts de la requérante n’ont jamais fait référence à l’intersectionnalité dans leurs observations. Le membre de la division générale semble avoir trouvé cette information de sa propre initiative et l’avoir utilisée pour appuyer son point selon lequel les trois motifs de discrimination devaient être considérés dans les contextes historique, social et politique appropriés.

[26] La jurisprudence reconnaît déjà qu’il est possible que des catégories de discrimination se chevauchentNote de bas de page 14. Il est possible que la division générale ne faisait que souligner ce point lorsqu’elle a invoqué l’intersectionnalité, mais on dirait qu’elle envisageait quelque chose de plus large. La division générale aurait pu citer la jurisprudence. Toutefois, elle a choisi de citer deux documents de fond volumineux sur un outil conceptuel développé pour analyser les structures institutionnelles, qui au cours des dernières années est devenu une discipline universitaire à part entière.

[27] L’équité procédurale exige que les parties connaissent les preuves retenues contre elles. Je suis convaincu que la division générale a omis d’observer un principe de justice naturelle en s’appuyant sur des documents spécialisés qui ne figuraient pas au dossier. Plus particulièrement, ces documents n’ont pas été partagés avec le ministre. Par conséquent, celui-ci n’a pas eu l’occasion de faire des observations pertinentes.

Question en litige no 4 : La division générale a-t-elle fondé sa décision sur une conclusion de fait erronée?

[28] À mon avis, la conclusion de la division générale selon laquelle la disposition contestée était discriminatoire n’avait pas de fondement solide. J’ai conclu que la division générale avait fondé sa décision sur les conclusions de fait erronées qui suivent, tirées sans tenir compte du dossier.

La division générale a fondé sa décision sur une conclusion erronée selon laquelle les femmes deux fois veuves constituent un groupe historiquement défavorisé.

[29] La division générale a conclu que les femmes deux fois veuves d’un certain âge constituent un groupe historiquement défavorisé, mais elle n’a offert aucun élément de preuve pour appuyer cette positionNote de bas de page 15. Il est vrai que les personnes faisant partie de ce groupe se sont fait refuser des rôles importants sur le marché du travail, mais la division générale n’a pas été en mesure de démontrer comment la disposition contestée perpétuait ou aggravait cette inégalité. Il n’y avait rien dans le dossier qui démontrait que les femmes deux fois veuves recevaient moins que les femmes veuves ou les hommes deux fois veufs. En fait, la preuve disponible démontrait que collectivement, les femmes deux fois veuves recevaient plus que tout autre groupe.

[30] Plus important encore, rien ne démontrait qu’en raison de préjudices ou de stéréotypes, les femmes deux fois veuves recevaient moins que ce qu’elles auraient reçu si l’article 63(6) n’existait pas. La division générale a reconnu les contributions non monétaires de la requérante à son premier mariage en tant que femme au foyer et mère. Elle a aussi reconnu les contributions que la requérante aurait pu faire au RPC si elle avait été en mesure d’entreprendre une carrière lors de son premier mariageNote de bas de page 16. Toutefois, les deux conclusions révélaient une mauvaise compréhension de la nature et de l’objet de la pension de survivant, de la disposition contestée, et de leur fonction au sein du programme du RPC dans son ensemble.

La division générale a fondé sa décision sur une conclusion erronée selon laquelle la disposition contestée défavorisait la requérante en raison de son sexe, son âge et son état matrimonial.

[31] La division générale a déterminé que l’article 63(6) faisait une distinction fondée sur trois motifs se chevauchant : l’âge et le sexe, qui sont tous les deux énumérés à l’article 15(1), et l’état matrimonial, que la Cour suprême du Canada a jugé comme étant un moyen analogue. Au paragraphe 54 de sa décision, la division générale a écrit :

La requérante fait partie d’un groupe distinct de femmes survivantes de plus d’un conjoint qui se voient refuser une prestation de survivant supplémentaire même si tous leurs conjoints ont cotisé au RPC. Son âge est également significatif puisque les femmes âgées constituent la majorité des bénéficiaires de la pension de survivant et qu’elles ont connu un plus grand désavantage historique que les femmes plus jeunes.

[32] La division générale semble s’être fondée sur des motifs se chevauchant parce qu’elle n’arrivait pas à établir une distinction fondée sur quelque motif que ce soit. À première vue, l’article 63(6) du RPC ne fait pas de distinction entre les sexes et il n’est pas discriminatoire par rapport au sexe : un homme deux fois veuf ne peut pas plus recevoir deux pensions de survivant qu’une femme deux fois veuve. Même si la division générale a déclaré que la disposition contestée établit une distinction fondée sur le sexeNote de bas de page 17, toute distinction qui existe sur ce motif favorise grandement les femmes. La division générale a cité des statistiques qui montrent que les femmes sont quatre fois plus nombreuses que les hommes à bénéficier d’une pension de survivant et que 81 % des versements sont faits à des femmes.

[33] La division générale n’a pas non plus cerné une distinction faite en fonction de l’âge seulement. La disposition contestée de fait pas de distinction entre les survivants qui perdent leur époux lorsqu’ils sont jeunes et ceux qui perdent leur époux lorsqu’ils sont plus vieux. Encore une fois, dans la mesure où une distinction est faite, en ce qui a trait à ceux et celles qui bénéficient d’une pension de survivant, il n’est pas étonnant que le RPC favorise les personnes, comme la requérante, qui ont vécu suffisamment longtemps pour survivre à leurs conjoints. Il n’y avait rien au dossier qui indiquait que la disposition contestée défavorisait les femmes plus âgées. En effet, comme la division générale l’a noté, la requérante n’a pas précisément soulevé l’âge comme motif de discrimination.

[34] Enfin, l’état matrimonial, le troisième des motifs se chevauchant de la division générale, n’était pas suffisant pour établir une distinction à lui seul. Le dossier ne contient aucun élément de preuve qui démontre que la disposition contestée a plus de répercussions négatives sur les personnes deux fois veuves, quel que soit leur sexe ou leur âge, que sur les personnes veuves une seule fois. En fait, puisque l’article 63(6) accorde par défaut une pension de survivant fondée sur les contributions les plus élevées des époux décédés, l’information disponible démontrait que la disposition contestée permet généralement aux femmes deux fois veuves de recevoir une pension de survivant plus élevée. De plus, les statistiques démontraient que, malgré l’incidence de l’article 63(6), les pensions de survivant des personnes deux fois veuves étaient, en moyenne, plus élevées que celles des personnes veuves une seule fois.

[35] Dans sa décision, la division générale a reconnu que la disposition contestée ne désavantageait pas financièrement les femmes qui sont veuves plus d’une fois, mais elle a jugé que l’absence d’une preuve démontrant un effet préjudiciable était moins importante que les facteurs contextuels :

L’idée maîtresse de l’argument du ministre selon lequel la preuve n’établit pas de distinction en ce qui concerne le désavantage historique entre les survivants ayant perdu deux conjoints et les survivants ayant perdu un seul conjoint [sic]. C’est peut-être vrai, mais je ne considère pas que cela soit significatif lorsqu’on adopte une approche « contextuelle » [traduction] par opposition à une approche de « groupe miroir » [traduction]Note de bas de page 18. [mis en évidence par le soussigné]

Toutefois, la jurisprudence exige que, pour faire une allégation de discrimination par suite d’effet préjudiciable, il doit exister un lien de causalité entre le motif de discrimination allégué et le fardeau précis prétendument imposé par la législation contestéeNote de bas de page 19. La Cour suprême du Canada a précisé que, « bien qu’il ne soit pas nécessaire de s’acquitter d’un lourd fardeau » pour établir un effet préjudiciable, « la preuve doit comprendre davantage qu’une accumulation d’intuitionsNote de bas de page 20 ».

[36] Malgré l’absence de preuve démontrant que l’article 63(6) a un effet préjudiciable sur les personnes qui sont i) deux fois veuves, ii) des femmes, ou iii) des femmes deux fois veuves, la division générale a néanmoins conclu que la disposition contestée établissait une distinction fondée sur le sexe et l’état matrimonial :

Bien que la disposition contestée semble neutre, ses répercussions ne sont pas neutres puisqu’elle touche les femmes de façon disproportionnée et négative. Les femmes représentent la majorité des personnes qui se sont vu refuser une prestation de survivant supplémentaire, à laquelle elles auraient autrement eu droitNote de bas de page 21.

Ce que la division générale n’a pas dit est que toute limite sur la prestation de survivant du RPC touche les femmes de façon disproportionnée étant donné que celles-ci ont une espérance de vie plus longue et qu’elles reçoivent donc plus de prestations au fil du temps. Puisque les femmes ont un avantage démographique lorsqu’il est question de bénéficier d’une pension de survivant, elles ont aussi un désavantage correspondant lorsqu’il est question de toute tentative législative d’imposer des restrictions ou des conditions d’admissibilité. Ici, la division générale a conclu que l’interdiction de recevoir deux pensions nuit davantage aux femmes qu’aux hommes. Toutefois, la division générale est seulement arrivée à cette conclusion parce qu’elle a fait abstraction du fait que les femmes bénéficient déjà de la pension de survivant de façon disproportionnée par rapport aux hommes. La pension de survivant est une médaille à deux faces, mais la division générale a seulement pris en considération l’une d’entre elles.

La division générale a fondé sa décision sur une mauvaise compréhension de la nature et la portée du RPC, de la pension de survivant et de la disposition contestée.

[37] À mon avis, la division générale a mal interprété un facteur contextuel important lorsqu’elle a déterminé que l’article 63(6) assujettissait l’appelante, ainsi que toutes les femmes deux fois veuves de sa génération, à des préjudices et des stéréotypes.

[38] Les quatre facteurs contextuels décrits ci‑dessusNote de bas de page 22 n’ont pas à être appliqués au moyen d’une formule dans chaque cas. Toutefois, la Cour suprême a laissé entendre que, dans les cas concernant les programmes de prestations de pension, la deuxième étape du processus d’analyse de l’article 15(1)

porte en général sur l’objet de la disposition présentée comme discriminatoire, et se fait à la lumière du régime législatif complet. À qui le législateur voulait-il accorder un avantage et pourquoi? Pour trancher la question de savoir si la distinction perpétue un préjugé ou applique un stéréotype à un certain groupe, le tribunal tient compte du fait que de tels programmes sont conçus dans l’intérêt de divers groupes et doivent forcément établir des limites en fonction de certains facteurs comme l’âge. Le tribunal s’interrogera sur l’opportunité générale de telles limites, compte tenu de la situation des personnes touchées et des objets du régime. Point n’est besoin que le programme de prestations corresponde parfaitement à la situation et aux besoins véritables du groupe de demandeurs. Le tribunal pourra également prendre en considération l’affectation des ressources et les objectifs particuliers d’intérêt public visés par le législateurNote de bas de page 23.

[39] Dans sa décision, la division générale a noté à juste titre qu’elle devait prendre en considération la nature et l’objet de la disposition contestéeNote de bas de page 24. Toutefois, ce faisant, la division générale a mal compris l’objet de la pension de survivant du RPC et la façon dont la disposition contestée s’aligne avec l’objet de la pension. La division générale a fondé sa décision sur des hypothèses selon lesquelles i) la pension de survivant du RPC reconnaît les cotisations impayées au ménage et ii) la cotisation d’une personne au RPC correspond à ce que cette personne (ou bien sa ou son bénéficiaire) reçoit. Toutefois, ni l’un ni l’autre des principes ne repose sur des faits.

[40] À l’audience devant la division générale, le ministre a présenté une preuve d’expert d’Andrew Williamson, agent principal de la législation des politiques et lois du RPC, qui possède une connaissance et une expérience approfondies du RPC. Monsieur Williamson a fourni un rapport d’expertise portant sur l’historique du RPC et les intentions du législateur lorsqu’il est entré en vigueur et chaque fois qu’il a fait l’objet d’importantes réformesNote de bas de page 25.

[41] Le rapport d’expertise précise que le principal objectif du RPC est de fournir aux cotisants et à leurs familles un revenu de remplacement lorsqu’une personne salariée prend sa retraite, devient atteinte d’une invalidité ou décède. Toutes les prestations du RPC, y compris la pension de survivant, proviennent d’un ensemble de fonds contribués par les travailleurs canadiens :

[traduction]
Il est important de garder à l’esprit que cette prestation n’est qu’une partie d’un réseau de prestations interreliées et que chacune a été mise en place en reconnaissant sa relation et son interaction au sein du contexte plus large du Régime de pensions du Canada et le besoin que celui-ci demeure durable sur le plan économique et abordable pour toute la population canadienne. Comme d’autres programmes d’assurance sociale, cette approche comprend un degré d’interfinancement entre les cotisants et cotisantes tout en fournissant une couverture échelonnée dont le niveau minimal est raisonnable. En répartissant les risques sur un grand nombre de personnes, un groupe « subventionne » en quelque sorte les prestations versées à un autre groupe. Les prestations de survivant sont considérablement subventionnées par l’ensemble des cotisants. Par exemple, les personnes qui n’ont pas d’époux ou de conjoint de fait lorsqu’elles décèdent subventionnent les prestations payables à celles qui en ont. Similairement, puisqu’elles ont généralement une espérance de vie plus longue, les femmes tendent à recevoir un taux de rendement des cotisations plus élevé que les hommes. Le degré d’interfinancement est plus élevé pour la pension de survivant comparativement à la pension de retraite, par exemple. De plus, le degré d’interfinancement est plus élevé pour les survivants de moins de 65 ans, en raison de l’inclusion d’une composante à taux fixe à la pension, qui n’a aucun lien avec les revenus. Puisque les survivants peuvent recevoir des prestations à vie sans avoir cotisé au Régime de pension du Canada, c’est en ce sens que l’honorable Judy LaMarsh a noté ci-dessus que « les prestations du régime qui coûtent le plus cher sont les prestations de survivantNote de bas de page 26 ».

[42] Ce passage précise que le RPC est non seulement un régime de pension, mais aussi un régime d’assurance. Comme tout régime d’assurance, certains bénéficiaires reçoivent plus que la somme de leurs cotisations au régime, alors que d’autres reçoivent moins. Qui « gagne » et qui « perd » dépend de nombreuses variables, y compris le risque d’invalidité et de décès des participants. Ces risques dépendent, à leur tour, de facteurs associés au profil démographique d’un participant; s’il s’agit d’un homme ou d’une femme, s’il est jeune ou âgé, célibataire ou marié, etc.

[43] Dans sa décision, la division générale a noté que le RPC « comporte une composante d’assurance collective qui fait appel à l’interfinancement » et que « [l]e fait de verser des cotisations ne signifie pas nécessairement qu’une prestation sera verséeNote de bas de page 27 ». Toutefois, elle n’a pas pris en considération les implications de ces réalités. Certaines catégories démographiques peuvent bénéficier du RPC plus ou moins que d’autres, mais cela ne signifie pas nécessairement que les personnes qui font partie de ces catégories sont victimes de discrimination. Comme il a été noté, la preuve a démontré que les femmes veuves, en tant que groupe, bénéficiaient de façon disproportionnée du RPC, et il n’y avait aucun élément de preuve qui portait à croire que les femmes deux fois veuves bénéficiaient moins du régime que les femmes veuves. Ce dont la requérante se plaignait est qu’elle bénéficiait de moins que ce dont elle aurait pu bénéficier si la disposition contestée n’était pas en place.

[44] La division générale a vu le bien-fondé de cette plainte, car elle a constaté que l’annulation de la pension du premier époux de la requérante avait effacé ses cotisations au RPC et, par extension, la contribution non monétaire de la requérante au ménage :

La disposition contestée, cependant, traite la requérante de façon inégale puisqu’elle ne reçoit pas, contrairement à une survivante d’un seul conjoint, des prestations pour ses contributions à tous les ménages auxquels elle a participé. Sans la disposition contestée, tous les survivants demandeurs seraient traités sur un pied d’égalité. Ils recevraient toutes les prestations pour tous les ménages auxquels ils ont contribué, sous réserve du montant maximal admissibleNote de bas de page 28.

[45] Ce passage caractérise incorrectement la pension de survivant. Tout comme la prestation d’orphelin, la pension de survivant sert de revenu de remplacement lorsqu’un cotisant décède de façon inattendue, mais elle n’a jamais eu pour but de reconnaître le travail domestique non payé ou de corriger des torts du passé. Elle est seulement fondée sur les besoins financiers, selon des limites raisonnables qui sont applicables à tous les bénéficiaires peu importe leur sexe, leur âge ou leur état matrimonial. La division générale a adopté le point de vue de la requérante selon lequel les cotisations au RPC sont un type de biens qui peuvent rester même après le décès d’un cotisant et après le versement de la prestation découlant de ses cotisations. Toutefois, le RPC ne fonctionne pas de cette façon, tout comme toute autre assurance vie ou assurance invalidité. Cela dit, le RPC permet le partage des cotisations dans des circonstances bien précises, mais les règles régissant le partage des créditsNote de bas de page 29 s’appliquent seulement lorsqu’une personne divorce ou se sépare, et non lorsqu’elle décède. Il s’agit d’une exception qui confirme la règle.

[46] La division générale a aussi mal interprété la preuve concernant l’historique législatif du RPC et le motif de la disposition contestée. La pension de survivant avait pour but de bénéficier les époux d’une union continue qui avaient perdu leur partenaire. Comme l’a noté la division générale, il est vrai qu’à l’origine, la pension de survivant était fondée sur une supposition discriminatoire selon laquelle les femmes devraient recevoir du soutien d’un seul homme pourvoyeur. Toutefois, la pension de survivant, de même que le reste du RPC, ont évolué en tandem avec les attitudes changeantes de la société.

[47] En 1975, les dispositions régissant la pension de survivant ont été modifiées afin d’éliminer le traitement différentiel des hommes et des femmes. Les termes « veuve » et « veuf » ont été supprimés de la législation et remplacés par « survivant ». Les dispositions applicables à la femme et aux enfants d’un cotisant s’appliquaient aussi à l’époux et aux enfants d’une cotisante. La période de cohabitation requise pour être admissible comme survivant à un conjoint de fait a été réduite de sept à trois ans. Puisque cette dernière disposition a fait en sorte qu’il était plus facile pour les conjoints et conjointes de fait de demander des prestations de survivant, la disposition contestée a été introduite pour combler une faille dans le RPC.

[48] À l’époque, un survivant qui se remariait perdait sa pension de survivant. Lorsque le deuxième époux décédait, le survivant recevait une pension de survivant lié au deuxième mariage seulement. Toutefois, un survivant qui s’engageait dans une union de fait pouvait recevoir une pension de survivant supplémentaire au moment du décès du conjoint de fait. Cela a créé une situation inéquitable, d’où le besoin d’imposer une interdiction générale de recevoir plus d’une pension de survivant à la fois.

[49] En 1987, à la suite de vastes consultations publiques, le RPC a été modifié afin de se conformer le plus possible aux droits à l’égalité qui avaient récemment été inscrits dans la Constitution. Les modifications permettaient entre autres à une personne de continuer à recevoir une pension de survivant même si elle se remariait. Cela a renforcé l’intention du législateur de limiter l’admissibilité au plus récent époux dans les situations où il y en avait plus d’un. Les modifications ont aussi placé les survivants d’une union de fait sur un pied d’égalité avec les survivants qui étaient mariés en introduisant une définition précise du terme « conjoint » dans la législation. La définition précisait qu’il fallait que le survivant ait cohabité avec le cotisant dans le cadre d’une relation conjugale au moment du décès du cotisant pendant une période continue d’au moins un an. Autrement, le conjoint survivant pouvait être la personne qui avait demandé la prestation et qui était mariée au cotisant au moment de son décès, mais qui ne vivait pas avec celui-ci.

[50] Dans sa décision, la division générale considérait la disposition contestée comme étant un reliquat du sexisme qui avait initialement façonné le RPC :

La disposition mettant fin à la prestation de survivant en cas de remariage était fondée sur l’opinion maintenant discréditée que lorsqu’une femme se remarie, elle n’a plus besoin de la prestation de survivant parce qu’elle a un nouvel homme pour s’occuper d’elle. Les modifications de 1987 ont rejeté ce point de vue lorsqu’elles ont permis à une veuve de continuer à recevoir des prestations de survivant malgré un remariage. Toutefois, la disposition contestée, qui était également fondée sur cette opinion maintenant discréditée, a été maintenue.

J’ai déjà établi que la disposition contestée est fondée sur l’idée que le but de la pension de survivant est de remplacer le revenu perdu parce qu’une femme dépendait financièrement d’un seul soutien de famille masculin. Les modifications de 1987 ont rejeté cette idée et ont reconnu qu’une veuve a droit à une pension de survivant en raison de ses contributions à l’unité familiale.

Compte tenu de cette modification, le fondement initial de la disposition contestée, à savoir qu’une femme qui s’est remariée n’avait plus besoin de la prestation de survivant parce qu’elle avait un nouvel homme pour s’occuper d’elle, ne peut plus être considéré comme répondant à un objectif urgent et réel. C’est plutôt contraire à l’opinion maintenant acceptée selon laquelle une veuve a droit à la prestation parce qu’elle l’a gagnéeNote de bas de page 30. [mis en évidence par le soussigné]

[51] Toutefois, je ne pense pas que la preuve disponible appuie l’analyse de la division générale. La règle mettant fin à la pension d’une veuve lorsqu’elle se remariait était peut-être bien fondée sur une opinion discréditée selon laquelle les femmes dépendaient nécessairement d’un homme, mais rien ne semble indiquer que la même chose est vraie pour la disposition contestée, qui a été adoptée neuf années plus tard. Comme il a été noté, la disposition contestée a été conçue pour combler une faille dont profitaient les survivants qui s’engageaient plus tard dans une union de fait, mais rien ne démontre qu’elle [traduction] « découlait » du sexisme sous-jacent à la pension de survivant au moment de sa conception.

[52] Les modifications de 1987 avaient pour but d’assurer la conformité du RPC à la Charte. Ces modifications étaient ressorties d’un rapport d’un comité consultatif parlementaire, qui recommandait la suppression de la règle qui mettait fin à la pension de survivant d’une femme lorsqu’elle se remariait. Toutefois, la règle n’a pas été supprimée parce qu’elle discriminait en fonction du sexe, mais parce qu’elle discriminait en fonction de l’état matrimonialNote de bas de page 31. Il convient de noter que, même si le comité parlementaire a examiné minutieusement tous les aspects de la pension de survivant, il est resté muet quant à la disposition contestée.

[53] Rien de cela n’a empêché la division générale de désigner la disposition comme étant sexiste. À mon avis, cela équivalait à une conclusion de fait erronée. Comme nous l’avons vu, la disposition contestée a été adoptée pour une raison bien précise; pour empêcher les conjoints de fait de recevoir une double pension. Toutefois, je n’arrive pas à voir comment cela aurait découlé de stéréotypes préjudiciables selon lesquels les femmes dépendent des hommes.

[54] La division générale a aussi déterminé que les modifications de 1987 reconnaissaient le droit d’une veuve à la pension de survivant en raison de ses contributions non monétaires à l’unité familiale. Encore une fois, je ne pense pas que le dossier appuie cette conclusion. Durant ses consultations, le comité consultatif parlementaire s’est penché expressément sur une proposition, appelée la [traduction] « pension de personne au foyer », qui aurait explicitement réalisé l’objectif de reconnaître les travaux ménagers à des fins de pension. Bien que tous les membres aient convenu que [traduction] « le problème de la pauvreté chez les femmes âgées devait être résolu », le comité a rejeté la pension de personne au foyer pour des raisons logistiques et philosophiques : [traduction] « Certains membres du Comité ne sont pas convaincus que le Régime de pensions du Canada est le véhicule le plus approprié pour reconnaître le travail des personnes au foyer. D’autres croient fermement que le Régime de pension du Canada refuse une prestation aux personnes au foyer qui est disponible aux autres travailleurs, et qu’il devrait être modifié afin de fournir une pension aux personnes au foyerNote de bas de page 32 ».

[55] Finalement, le gouvernement a accepté la majorité, sinon la totalité, des recommandations du comité consultatif parlementaire. Il a permis aux survivants de conserver leur pension lorsqu’ils se remariaient, et il a gardé la disposition contestée, vraisemblablement parce qu’elle n’avait soulevé aucun « signal d’alarme » par rapport à la Charte pendant les consultations. Le gouvernement a aussi refusé de mettre en place une pension de personne au foyer. Ce faisant, il a maintenu le statu quo dans lequel le RPC, pour le meilleur ou pour le pire, ne reconnaît pas les contributions non monétaires au ménage.

Réparation

La division d’appel est en position de rendre la décision que la division générale aurait dû rendre.

[56] La Loi sur le MEDS énonce les pouvoirs dont dispose la division d’appel pour corriger les erreurs de la division générale. En vertu de l’article 59(1), je peux rendre la décision que la division générale aurait dû rendre; renvoyer l’affaire à la division générale aux fins de réexamen conformément aux directives; ou confirmer, infirmer ou modifier totalement ou partiellement la décision de la division générale. De plus, en vertu de l’article 64 de la Loi sur le MEDS, la division d’appel peut trancher toute question de droit ou de fait pour statuer sur une demande présentée sous le régime de la Loi sur le MEDS.

[57] Le Tribunal doit veiller à ce les instances se déroulent de la manière la plus informelle et expéditive que les circonstances, l’équité et la justice naturelle permettent. De plus, la Cour d’appel fédérale a statué qu’un décideur devrait considérer le délai nécessaire pour régler une demande de pension d’invalidité. Le deuxième époux de la requérante est décédé il y a plus de sept ans, et la requérante cherche à clarifier son admissibilité à la pension de survivant depuis ce temps. Si cette affaire était renvoyée à la division générale, cela ne ferait qu’entraîner d’autres délais.

[58] Dans leurs observations respectives, la requérante et le ministre ont convenu que, si je constatais qu’il y avait une erreur dans la décision de la division générale, la réparation appropriée consisterait à rendre moi-même la décision que la division générale aurait dû rendre et à statuer sur le fond de cette affaire. Évidemment, les parties avaient des opinions divergentes sur le bien-fondé de l’argument de la requérante concernant la Charte. Le ministre a soutenu que, si la division générale avait correctement suivi la loi et évalué la preuve d’expert, elle aurait conclu que la disposition contestée ne portait pas atteinte aux droits à l’égalité de la requérante. La requérante a nié que la division générale avait commis des erreurs et elle a soutenu que, même si elle en avait commis, cela ne changeait pas le fait qu’en tant que femme deux fois veuve, elle était traitée différemment et injustement.

[59] Je suis convaincu que le dossier devant moi est complet. Les deux parties ont été représentées de façon compétente devant la division générale. Elles ont toutes les deux eu l’occasion de préparer un exposé détaillé et de solliciter des preuves d’expert pour appuyer leur position. J’ai accès à tous ces documents, de même qu’aux enregistrements des témoignages de vive voix et des arguments présentés aux audiences de la division générale l’année dernière. Je doute que les observations des parties seraient bien différentes si cette affaire était instruite de nouveau.

[60] Par conséquent, je peux examiner la preuve qui était au dossier porté à la connaissance de la division générale et rendre la décision qu’elle aurait rendue si elle n’avait pas commis d’erreur. À mon avis, si la division générale ne s’était pas appuyée sur des documents superflus ou si elle n’avait pas fondé son analyse de la Charte sur des conclusions de fait erronées, le résultat aurait été différent. Mon propre examen du dossier me porte à conclure que la disposition contestée ne porte pas atteinte aux droits à l’égalité de la requérante.

L’article 63(6) du RPC ne porte pas atteinte à l’article 15(1) de la Charte

Quelles sont les questions soulevées par la contestation fondée sur la Charte que la requérante avance?

[61] Pour déterminer le bien-fondé de la contestation fondée sur la Charte, je dois répondre à deux questions :

  1. Est-ce que le fait de refuser d’accorder plus d’une pension de survivant à la requérante aux termes de l’article 63(6) du RPC équivaut à une discrimination fondée sur le sexe et l’état matrimonial, ce qui va à l’encontre de l’article 15(1) de la Charte?
  2. Dans l’affirmative, la justification de cette atteinte peut-elle être clairement démontrée dans une société libre et démocratique aux termes de l’article 1 de la Charte?

[62] La requérante a le fardeau de démontrer que, selon la prépondérance des probabilités, ses droits ont été enfreints. Le fardeaude démontrer que la limite imposée par la disposition contestée est justifiée selon l’article 1 de la Charte seraseulement transféré au ministre si elle réussit à le faireNote de bas de page 33.

[63] Comme il a été noté, un test à deux volets doit être utilisé pour l’appréciation d’une demande fondée sur l’article 15(1) Note de bas de page 34. À la première étape, une partie requérante doit démontrer qu’on lui a refusé une prestation que d’autres se voient accorder, ou qu’elle porte un fardeau que d’autres n’ont pas à porter, en raison de caractéristiques personnelles qui correspondent aux motifs énumérés ou analogues de l’article 15(1). À la deuxième étape de l’analyse, la partie requérante doit démontrer que la loi lui nie le droit à l’égalité réelle. Cela signifie que la partie requérante doit démontrer qu’un désavantage lui est imposé et que celui-ci est injuste, ce qui est souvent démontré par le fait que le désavantage perpétue des préjugés ou des stéréotypes. La question principale ne consiste pas à déterminer si une personne reçoit moins qu’une autre, mais à déterminer si une personne obtient moins qu’une autre en raison d’un préjugé ou d’un stéréotype. À cette étape, il peut être utile de comparer la partie requérante à d’autres groupes afin de déterminer dans quelle mesure celle-ci reçoit moins et la façon dont ce résultat dépend d’où se situe la partie requérante dans un régime législatif et au sein de la société dans son ensembleNote de bas de page 35.

Observations des parties

[64] La requérante soutient qu’en tant que femme deux fois veuve, sa pension de survivant ne tient pas compte des cotisations au RPC de son premier époux, alors qu’une femme veuve bénéficierait de toutes les cotisations au RPC de son époux défunt. Elle déclare que la disposition contestée exclue arbitrairement les personnes veuves plus d’une fois et qu’elle établit une distinction fondée sur le sexe, car les femmes sont représentées de façon écrasante et disproportionnée au sein du groupe de personnes qui reçoivent une pension de survivant. Elle affirme également que la disposition contestée établit une distinction fondée sur l’état matrimonial, car elle empêche les femmes veuves plus d’une fois de recevoir plus d’une pension de survivant, même si tous ses époux ont cotisé au RPC. Selon elle, l’article 63(6) est discriminatoire, car il ignore et minimise ses contributions non monétaires à son premier mariage.

[65] Le ministre soutient que la requérante n’a pas démontré que la disposition contestée a un effet discriminatoire préjudiciable. Le ministre a reconnu que la disposition a davantage une incidence sur les femmes que les hommes, mais elle a soutenu que cela n’est pas suffisant pour la rendre discriminatoire. Le ministre a affirmé que la disposition n’établit aucune distinction entre les hommes et les femmes, et que la raison pour laquelle la requérante n’est pas admissible à deux pensions de survivant n’a rien à voir avec le fait qu’elle est une femme, mais que c’est plutôt parce qu’elle ne respecte pas les limites raisonnables de la prestation. Le ministre a ajouté que la requérante n’a pas démontré qu’elle avait été victime de discrimination en raison de son état matrimonial, car il n’existe aucune preuve montrant que les personnes deux fois veuves ont, par le passé, été plus défavorisées que les personnes veuves. En fait, la disposition contestée offre un avantage aux personnes deux fois veuves parce qu’elles pourraient recevoir une pension de survivant plus élevée.

Voici un résumé de ma conclusion : les régimes d’assurance créent des [traduction] « gagnants » et des « perdants », mais cela ne les rend pas nécessairement iniques.

[66] Tout régime qui répartit les risques sur un grand nombre de personnes fait inévitablement en sorte que certaines d’entre elles (ou leurs bénéficiaires) reçoivent plus que d’autres. La requérante trouve peut-être qu’il est injuste qu’une personne qui a été mariée aussi longtemps qu’elle, ou plus longtemps, reçoive une pension de survivant du RPC plus élevée, mais cela ne signifie pas que ses droits à l’égalité garantis par l’article 15(1) ont été lésés.

[67] Cela faisait huit ans que la requérante était mariée à son premier époux lorsqu’il est décédé de façon tragique en 1969. Cela ne faisait pas longtemps qu’il avait entamé sa carrière et, quoi qu’il en soit, le RPC existait seulement depuis 1966 à l’époque. Il a donc seulement cotisé au RPC pendant quatre ans, et la pension de survivant du RPC découlant de ces cotisations était bien en deçà du montant maximal admissible.

[68] Le deuxième époux de la requérante est né et a grandi à l’étranger. Elle l’a marié en 1973, alors qu’il était en milieu de carrière, et il a immigré au Canada en 1975. Il a pris sa retraite en 1993, ce qui fait qu’il a cotisé au RPC pendant 18 ans. La pension de survivant découlant de ces cotisations était plus élevée que la première pension de survivant de la requérante, mais tout de même bien en deçà du montant maximal admissible.

[69] Même si la somme des cotisations de ses deux époux équivaut à 22 ans de cotisations au RPC, la requérante reçoit une pension de survivant moins élevée que si elle avait été veuve une seule fois et que son époux avait cotisé lui aussi pendant 22 ans au RPC. La requérante reçoit moins, mais cela n’est pas en raison de son âge, son sexe, son état matrimonial, ou la combinaison de ces trois facteurs. C’est plutôt à cause du profil spécifique de son deuxième époux. Celui-ci n’avait aucune cotisation au RPC, dont la requérante pourrait avoir bénéficié autrement, qui datait d’avant leur mariage.

[70] Il me semble utile d’imaginer ce qui se serait produit si le deuxième époux de la requérante n’avait pas cotisé au RPC seulement pendant 18 ans, mais pour le maximum de 40 ans. Si la requérante avait marié son deuxième époux peu de temps avant son décès plutôt qu’en milieu de vie, elle aurait bénéficié de ses 40 années de cotisations même si à ce moment, elle n’avait été son épouse que pendant une partie seulement de la période où il avait cotisé au régime. Dans ce scénario, la requérante serait ressortie « gagnante » d’un point de vue financier, selon les règles du RPC, même si son sexe (féminin), son âge (82 ans au moment du décès de son deuxième époux) et son état matrimonial (deux fois veuve) avaient été, à tous égards, identiques à sa situation actuelle.

Partie 1 : La requérante n’a pas démontré que la disposition contestée lui impose un traitement différentiel par rapport aux autres en se fondant sur des motifs énumérés ou analogues.

[71] La requérante affirme que l’article 63(6) du RPC est discriminatoire envers les femmes deux fois veuves, mais je ne suis pas d’accord.

[72] Il est vrai que certaines femmes deux fois veuves reçoivent moins d’argent de la pension de survivant que les femmes veuves une seule fois qui ont été mariées pendant le même nombre d’années cumulatives, mais il est aussi vrai que d’autres femmes deux fois veuves en reçoivent plus. Ces différences n’ont rien à voir avec une discrimination systémique et tout à voir avec le profil particulier du deuxième époux de la requérante. La requérante s’est retrouvée dans une meilleure situation financière après le décès de son deuxième époux. Sa situation aurait été encore meilleure si son deuxième époux avait cotisé davantage au RPC, car elle aurait bénéficié de toutes ses cotisations, et même de celles qu’il avait faites avant leur mariage.

La requérante n’a pas démontré qu’elle avait subi un traitement différentiel.

[73] Tous les bénéficiaires du RPC, y compris la requérante, sont limités à une pension de survivant. Cette limite ne fait jamais en sorte qu’une partie requérante reçoit moins de prestations après le décès d’un deuxième époux. Les survivants de plus d’un époux cotisant, comme la requérante, ne recevront jamais moins, et ils recevront souvent plus que les survivants d’un seul époux, toutes choses égales par ailleurs. La limite s’applique indépendamment de l’âge, de l’état matrimonial, ou du sexe. Il n’y a aucune distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue.

[74] Afin de déterminer si une distinction est fondée sur un motif illicite de discrimination, Withler recommande de faire preuve de prudence au moment de faire des comparaisons entre différents groupes : « [i]l n’est pas nécessaire de désigner un groupe particulier qui corresponde précisément au groupe de demandeurs, hormis la ou les caractéristiques personnelles invoquées comme motif de discriminationNote de bas de page 36 ». Toutefois, Withler n’a pas exclu la possibilité de faire des comparaisons si elles aident à déterminer si une partie requérante a subi un traitement différentiel qui l’a empêchée de recevoir des prestations.

[75] En l’espèce, les comparaisons ne révèlent aucune différence de traitement importante. La disposition contestée s’applique de façon égale aux femmes veuves et aux hommes veufs. Elle interdit les pensions doubles, qu’une partie requérante soit jeune ou plus âgée. Elle ne fait pas abstraction des personnes deux fois veuves, mais s’adresse à elles en particulier et établit des règles qui font en sorte qu’elles ne se retrouvent pas dans une situation pire que celle dans laquelle elles se trouvaient lorsqu’elles étaient veuves une seule fois. La requérante n’a pas démontré que sa situation était pire après le décès de son deuxième époux, sauf par rapport à une personne hypothétique : une personne dont l’époux unique défunt avait fait des cotisations au RPC équivalant aux cotisations totales des deux époux de la requérante. Plus important encore, la requérante n’a pas démontré que les femmes deux fois veuves, en tant que groupe, recevaient collectivement moins de paiements de pension de survivant du RPC que les femmes veuves une seule fois ou les personnes veuves une seule fois en général.

[76] Aucune personne canadienne, peu importe son sexe, son âge ou son état matrimonial, n’est admissible à plus d’une pension de survivant. Les règles régissant la pension de survivant du RPC, y compris la disposition contestée, traitent la requérante aussi bien ou mieux que les autres (c.-à-d., les hommes, les personnes veuves une seule fois, les jeunes, ou toute combinaison des trois). La requérante n’a pas démontré que le RPC la traite différemment ou qu’il le fait en raison d’une caractéristique personnelle correspondant aux motifs énumérés ou analogues de l’article 15(1).

La requérante n’a pas démontré qu’elle avait subi une discrimination lui ayant causé des effets préjudiciables.

[77] Puisque la requérante a affirmé avoir subi une discrimination, elle doit fournir des éléments de preuve qui démontrent clairement que la disposition contestée a eu une incidence négative disproportionnée sur elle en raison de facteurs liés à son état matrimonial ou son sexe.

[78] La disposition contestée semble être neutre : elle limite chaque personne à une seule pension de survivant indépendamment de ses caractéristiques personnelles. Toutefois, la requérante soutient que limiter toutes les parties requérantes à une seule pension de survivant a une incidence disproportionnée sur les femmes deux fois veuves. Elle insiste sur le fait que ce qui semble être une règle neutre discrimine en fait en se fondant sur le sexe et l’état matrimonial.

[79] La requérante affirme entre autres qu’en limitant un survivant à une seule pension, on ne tient pas compte de la situation réelle des personnes veuves. À son avis, les personnes veuves de plus d’un cotisant sont désavantagées, car on les empêche de recevoir une pension de survivant pour chacun de leur époux cotisant décédé. Toutefois, la requérante n’a fourni aucune preuve pour démontrer que les femmes deux fois veuves sont en fait désavantagées du point de vue financier par rapport aux femmes veuves une seule fois.

[80] La requérante soutient qu’il est raisonnable de supposer que les femmes deux fois veuves sont désavantagées par rapport aux autres personnes veuves compte tenu des désavantages auxquels les femmes, et les veuves en particulier, ont fait face. Elle soutient que ce désavantage est amplifié par la disposition contestée et le fait qu’elle empêche de recevoir deux pensions de survivant simultanément. Toutefois, elle n’a fourni aucune preuve pour appuyer l’un ou l’autre de ses arguments. Comme il a été noté, l’article 63(6) veille à ce que les personnes deux fois veuves ne reçoivent jamais moins que la pension de leur première pension de survivant. De plus, la preuve d’expert du ministre indique que les personnes deux fois veuves reçoivent plus, en moyenne, que les femmes veuves une seule fois. De 2010 à 2016, les femmes représentaient plus de 80 % des survivants qui recevaient une pension de survivant plus élevée à la suite du décès d’un deuxième épouxNote de bas de page 37. La pension de survivant du RPC a pour but de remplacer, dans une certaine mesure, le revenu d’un époux lorsqu’il décède, et elle semble réaliser cet objectif en grande partie. Il est possible qu’elle ne réponde pas précisément aux besoins de toutes les parties requérantes, mais encore là, elle n’est pas tenue de le faire.

[81] La requérante soutient que les femmes deux fois veuves devraient recevoir deux pensions de survivant parce que deux époux ont versé des cotisations. Comme il a été noté, cela ne tient pas compte du mode de financement de la pension de survivant. Les pensions de survivant font partie du RPC, qui est comme un programme d’assurance qui est interfinancé. L’interfinancement signifie que personne ne peut nécessairement s’attendre à recevoir même une approximation de ce qu’ils cotisent au RPC. Certaines catégories de bénéficiaires cotiseront inévitablement plus au régime et recevront moins, alors que d’autres cotiseront moins et recevront plus. La répartition des risques est essentielle aux objectifs du régime consistant à établir un équilibre entre des cotisations raisonnables et des avantages solidesNote de bas de page 38.

[82] De nombreuses personnes cotisent au RPC. Seulement certains cotisants auront un époux et seulement certains de ces époux survivront aux cotisants. Un grand nombre de cotisants ne verront pas leurs cotisations revenir à un époux survivant. De nombreux époux ne recevront pas une pension de survivant.Note de bas de page 39 L’interfinancement ne crée aucune discrimination indirecte pour les femmes deux fois veuves.

[83] Dans l’arrêt Thibaudeau c Canada (ministre du Revenu nationalNote de bas de page 40), la Cour d’appel fédérale a déterminé qu’une disposition de la Loi de l’impôt sur le revenu était discriminatoire envers les femmes, mais elle a aussi déclaré qu’une disposition autrement neutre de la cette loi ne pouvait pas être considérée comme exerçant une discrimination fondée sur le sexe simplement parce qu’elle est plus défavorable aux membres d’un sexe. L’accent [traduction] « n’est pas sur le nombre de répercussions, mais sur leur nature; sur la qualité plutôt que la quantité ». La Cour a affirmé que [traduction] « si la législation qui est défavorable envers les femmes est aussi défavorable envers les hommes, même si elle touche moins d’hommes ou si la probabilité qu’ils en souffrent est moindre, on ne peut logiquement affirmer que le motif de la discrimination est le sexe ».

[84] Même si la Cour suprême du Canada a plus tard infirmé la décision dans Thibaudeau pour d’autres raisonsNote de bas de page 41, elle a implicitement reconnu qu’une disposition qui a une incidence disproportionnée sur les femmes, ou tout autre motif énuméré ou analogue, pourrait ne pas être nécessairement discriminatoire. Dans l’affaire Miron c TrudelNote de bas de page 42, tranchée en parallèle avec Thibaudeau, la Cour suprême du Canada a déclaré que le traitement différentiel qui désavantage une partie requérante est discriminatoire s’il va à l’encontre de l’objectif de l’article 15 de la Charte. La Cour suprême du Canada a expliqué que l’objectif de l’article 15 était [traduction] « d’éviter l’atteinte à la dignité humaine et de la liberté causée par l’imposition de limites, de désavantages ou de fardeaux découlant de l’attribution stéréotypée des caractéristiques présumées d’un groupe, plutôt que du mérite, des capacités ou des circonstancesNote de bas de page 43 ».

[85] Le Tribunal a aussi déterminé que les dispositions ayant plus de répercussions sur les femmes que les hommes ne sont pas, uniquement pour cela, discriminatoires au sens del’article 15(1). Dans l’affaire Ministre de l’Emploi et du Développement social c BTNote de bas de page 44, la partie requérante a soutenu que la période limite de trois ans et l’exigence relative aux demandes de partage des crédits aux termes du RPC étaient discriminatoires envers les femmes. Puisque la majorité des personnes qui demandent un partage des crédits sont des femmes, la période limite et l’exigence relative aux demandes ont plus de répercussions sur les femmes que les hommes. Malgré cela, la disposition contestée dans cette affaire a été déclarée comme n’ayant pas une incidence disproportionnée ou négative sur les femmes et comme n’enfreignant pas l’article 15(1) de la Charte.

[86] Dans BT, les femmes ont principalement bénéficié d’une disposition d’amélioration (partage des crédits), mais lorsqu’elles n’étaient pas admissibles, cela n’était pas à cause de leur sexe. Sur ce point, le présent cas ressemble à BT : les femmes ont plus de chances de recevoir une pension de survivant. Toutefois, lorsqu’une femme n’a pas le droit de recevoir une deuxième pension, ce n’est pas à cause d’une discrimination fondée sur le sexe, mais parce qu’elle outrepasse une limite raisonnable imposée à la pension de survivant, une limite qui s’applique à tout le monde, peu importe le sexe.

[87] Dans Symes c Canada, la Cour suprême du Canada a déclaré qu’une disposition législative ne pouvait pas être présumée comme ayant un effet discriminatoireNote de bas de page 45.Dans cette affaire, la requérante a affirmé qu’elle avait été victime d’une discrimination fondée sur le sexe parce qu’elle n’avait pas pu déduire ses frais de garde d’enfants en application de la Loi de l’impôt sur le revenu. Elle a soutenu que les femmes étaient défavorisées parce qu’elles portaient le fardeau des frais de garde d’enfants de façon disproportionnée. La Cour suprême du Canada a déclaré que, même s’il était clair que les femmes portaient un fardeau social disproportionné en ce qui concerne la garde d’enfants, la requérante n’avait pas fourni de preuve pour démontrer qu’en raison de ce fardeau social, les femmes avaient plus de chances de payer les frais de garde d’enfants. La Cour suprême a placé le fardeau de la preuve sur les parties requérantes qui affirmaient avoir été victimes de discrimination. Elle a exigé qu’elles démontrent qu’il existait un lien de causalité entre le motif de discrimination allégué et le fardeau ou le désavantage précis prétendument imposé par la législation contestéeNote de bas de page 46. La Cour suprême a souligné l’importance d’établir une distinction « entre les effets qui sont causés en totalité ou en partie par une disposition contestée et les circonstances sociales qui existent indépendamment de la disposition en questionNote de bas de page 47 ».

[88] Dans R c Nur, la Cour supérieure de l’Ontario s’est appuyée sur Symes pour rejeter une contestation fondée sur l’article 15(1) de la Charte concernant les dispositions sur les peines minimales obligatoires dans le Code criminel. Dans cette affaire, le plaignant n’a pas été en mesure de démontrer que la surreprésentation du groupe auquel il appartenait (celui des hommes noirs) au sein du système de justice pénale était causée par la disposition contestée, plutôt que par les circonstances sociales existant indépendamment des peines minimales obligatoiresNote de bas de page 48.

[89] Dans Miceli-Riggins c Canada (Procureur généralNote de bas de page 49), la requérante soutient que la combinaison des dispositions sur l’éducation des enfants et le calcul proportionnel du RPC a une incidence négative disproportionnée sur les femmes. La Cour d’appel fédérale a déclaré que, puisqu’il était question d’une allégation de discrimination indirecte, la requérante devait fournir des éléments de preuve pour démontrer que c’était la disposition contestée, et non d’autres circonstances, qui était la cause de l’incidence négative. La Cour a affirmé : [traduction] « on ne peut pas simplement présumer que la disposition contestée est fautiveNote de bas de page 50 ».

[90] En l’espèce, s’il y a une disparité de revenus entre les hommes et les femmes, la pension de survivant et sa limite d’une pension par personne veuve n’en sont pas la cause ou n’y contribuent pas. La requérante n’a fourni aucune preuve pour démontrer que les difficultés économiques que connaissent les femmes, les femmes âgées ou les femmes deux fois veuves étaient causées ou aggravées par la disposition contestée. En fait, les éléments de preuve disponibles semblent indiquer le contraire :

  • Les femmes sont plus nombreuses que les hommes à recevoir une pension de survivant. Il n’existe aucune preuve qui démontre que les personnes deux fois veuves sont plus souvent des femmes que des hommes. Par conséquent, il n’y a rien à partir duquel inférer que le fait de limiter les survivants à une pension de survivant a une plus grande incidence sur les femmes que sur les hommes. Même si l’on pouvait prouver que les personnes deux fois veuves comptent plus de femmes que d’hommes, cela ne signifierait pas que la disposition contestée est discriminatoire envers les femmes. Les femmes deux fois veuves bénéficient de l’application de la disposition contestée, car elle leur accorde une pension de survivant fondée sur les cotisations les plus élevées de leurs époux ou conjoints de fait décédés.
  • Même si les femmes ont un revenu inférieur à celui des hommes, ce fait général ne prouve pas que le fait de limiter toutes les parties requérantes à une pension de survivant est discriminatoire. Lorsqu’une personne prétend avoir été victime de discrimination par suite d'un effet préjudiciable, elle doit démontrer que la disposition contestée elle-même a causé ou aggravé un désavantage préexistant. En l’espèce, il n’existe aucune preuve de ce genre.
  • Les femmes subissent une plus grande perte de revenus que les hommes lorsqu’elles deviennent veuves, et les veuves de plus de 65 ans subissent une plus grande perte de revenus comparativement aux femmes mariées de plus de 65 ans. Cela étant dit, ces écarts de revenus sont des preuves de préjugés sociaux et non une preuve que la pension de survivant est discriminatoire. En fait, la pension de survivant a comme objectif précis d’aborder de tels écarts de revenus.

[91] Ce qui précède démontre l’existence de l’inégalité qui a motivé la création de la pension de survivant, y compris la disposition contestée. Toutefois, elle ne démontre pas une distinction discriminatoire qui équivaudrait à une atteinte à l’article 15(1) de la Charte. La requérante n’a pas su fournir d’élément de preuve démontrant que les femmes ou les femmes deux fois veuves sont désavantagées par la disposition limitant les parties requérantes à une pension de survivant. Elle n’a pas fourni d’élément de preuve qui compare les circonstances financières des veuves et des veufs, des femmes deux fois veuves et des hommes deux fois veufs, ou des femmes deux fois veuves et des femmes veuves une seule fois. Il n’est même pas clair qu’elle est désavantagée par rapport à d’autres femmes deux fois veuves, étant donné que son seul élément de comparaison est une version hypothétique d’elle-même ayant pu obtenir deux pensions de survivant.

[92] Par-dessus tout, la requérante n’a pas fourni de preuve pour démontrer la façon dont la disposition contestée élargit, plutôt que de rétrécir, « l’écart entre le groupe historiquement défavorisé et le reste de la sociétéNote de bas de page 51 ». Encore une fois, la preuve démontre que les personnes deux fois veuves se trouvent dans une meilleure situation financière que les personnes veuves une seule fois. Les femmes constituent la vaste majorité des personnes deux fois veuves qui reçoivent une pension de survivant. Pour chaque année entre 2010 et 2016, les femmes constituaient plus de 80 % des personnes deux fois veuves qui recevaient une pension. Pour chaque année entre 2010 et 2016, le montant reçu par les personnes deux fois veuves dépassait la pension de survivant moyenne de toutes les nouvelles parties requérantesNote de bas de page 52. Rien ne démontre que le fait de limiter toutes les parties requérantes à une seule pension de survivant a une incidence négative sur une plus grande proportion de femmes que d’hommes. La preuve de la requérante démontre clairement que les femmes subissent une plus grande perte de revenu à la suite du décès d’un époux ou d’un conjoint de fait, mais que la pension de survivant, y compris la disposition contestée, est avantageuse pour plus de femmes que d’hommes. On ne peut pas affirmer qu’une disposition exerce une discrimination fondée sur le sexe simplement parce qu’elle a une plus grande incidence sur les membres d’un sexe par rapport à un autre.

Partie 2 : La requérante n’a pas démontré que l’article 63(6) crée un désavantage en perpétuant un préjugé ou l’application de stéréotypes.

[93] Même si la requérante a réussi à démontrer que la disposition contestée établit une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue, elle n’a pas réussi à démontrer que la disposition contestée crée un désavantage en perpétuant un préjugé ou l’application de stéréotypes.

[94] Comme il a été noté, il existe quatre principaux facteurs contextuels à prendre en considération pour déterminer s’il existe une inégalité substantielle. Ces facteurs sont les suivants : i) la préexistence d’un désavantage chez la partie requérante; ii) les besoins, les capacités et les circonstances de la partie requérante et d’autres groupes; iii) les effets d’amélioration pour un groupe plus désavantagé; iv) la nature de l’intérêt touchéNote de bas de page 53. Ces quatre facteurs ne doivent pas être appliqués comme une formule rigide. Ils se veulent plutôt un guide d’analyse utileNote de bas de page 54.

[95] Un décideur peut aussi prendre en considération d’autres facteurs contextuels pour déterminer s’il existe une inégalité substantielle. Ceux-ci comprennent les suivants : i) l’objectif législatif plus large de la disposition contestée; ii) les intérêts multiples qu’un régime de prestations tente d’équilibrer; iii) d’autres avantages qui font partie de ce régime de prestationsNote de bas de page 55. Finalement, la question principale consiste à déterminer si les [traduction] « limites établies sont généralement appropriées » compte tenu de la situation du groupe touché et des objets du régime. De plus, le gouvernement devrait disposer d’une marge de manœuvre pour la conception des régimes de prestations complexesNote de bas de page 56.

La pension de survivant ne perpétue pas de désavantage préexistant

[96] Selon la requérante, par le passé, les femmes ont subi des désavantages économiques et elles sont très durement touchées par la perte de revenu causée par le décès d’un époux ou d’un conjoint de faitNote de bas de page 57. J’en conviens; toutefois, la requérante n’a pas démontré que le fait de limiter les parties requérantes à une seule pension de survivant fait subir aux femmes un désavantage supplémentaire.

[97] La requérante soutient qu’il est raisonnable d’inférer que les femmes veuves plus d’une fois sont encore plus désavantagéesNote de bas de page 58. Toutefois, elle n’a fourni aucune preuve pour appuyer cette inférence. La requérante reconnaît qu’elle n’a pas fourni de preuve concernant les femmes deux fois veuves, à l’exception d’avoir noté qu’elles sont beaucoup plus nombreuses que les hommes deux fois veufsNote de bas de page 59. Surtout, elle n’a pas fourni de preuve pour comparer la situation financière des femmes veuves une seule fois à celle des femmes deux fois veuves. Elle n’a pas non plus fourni de preuve pour démontrer que les femmes deux fois veuves ont de plus grands besoins que les femmes veuves une seule fois.

[98] Personne ne peut nier que les personnes deux fois veuves sont davantage des femmes que des hommes. Toutefois, selon la preuve disponible, les femmes deux fois veuves ne sont pas plus désavantagées que d’autres groupes comparables. Elles reçoivent une pension de survivant calculée à partir des cotisations les plus élevées de leurs deux époux décédés. Elles reçoivent plus de prestations du RPC que les autres parties requérantes au total. La Cour fédérale a mis en garde contre toute inférence de discrimination en l’absence d’une preuve directe démontrant qu’une disposition contestée a perpétué un désavantage ou une vulnérabilité historiquesNote de bas de page 60. En l’espèce, la requérante n’a pas démontré que les femmes veuves plus d’une fois subissent un désavantage préexistant. Même s’il existe un désavantage, la requérante n’a pas démontré que le fait de limiter les survivants à une seule pension de survivant le perpétue.

La requérante n’a pas démontré la correspondance entre ses motifs d’appel et ses besoins, sa capacité et ses circonstances véritables.

[99] Ce facteur contextuel examine la relation entre le motif sur lequel est fondée la demande et les besoins, la capacité, ou les circonstances de la requérante ou d’autres personnes visées par la législationNote de bas de page 61. Il n’est pas nécessaire qu’il y ait une correspondance parfaite entre les motifs, les besoins et les capacités de la partie requérante. L’incapacité d’un programme social donné de répondre aux besoins de chaque personne ne signifie pas que le programme ne correspond pas aux besoins et aux circonstances véritables du groupe touchéNote de bas de page 62. Les prestations du gouvernement ne peuvent pas être entièrement personnalisées aux besoins de chaque personne. Une approche générale s’impose tant pour des raisons d’efficacité administrative que pour assurer le traitement équitable d’un grand nombre de demandesNote de bas de page 63. La question à cette étape-ci consiste à déterminer si le RPC établit des limites qui sont généralement appropriées, en tenant compte des circonstances des groupes touchés et des objectifs du régimeNote de bas de page 64.

[100] La requérante soutient que la disposition contestée ne correspond pas à ses besoins, car elle a été mariée deux fois à des époux cotisants. Toutefois, elle n’a pas expliqué comment elle, ou toute autre femme deux fois veuve, avait des dépenses plus élevées qu’une personne qui est veuve une seule fois.

[101] La requérante soutient également que le fait de lui refuser une deuxième pension de survivant équivaut à ignorer les cotisations au RPC de son premier époux, et par extension, ses propres contributions non monétaires à leur ménage dans les années 1960. Cet argument découle d’une mauvaise interprétation de la nature du RPC, qui est un régime d’assurance qui répartit les risques sur un grand nombre de catégories démographiques. Aucun bénéficiaire ne peut raisonnablement s’attendre à ce que ses prestations correspondent, même approximativement, aux cotisations qui ont été versées au régime au fil des années. Les cotisations ne sont transférables que dans une seule circonstance, et cette exception prouve cette règle.

[102] Afin d’appuyer son point de vue selon lequel les cotisations sont en fait des crédits qui peuvent être transférés d’une personne à une autre, la requérante fait référence aux articles 55 et 55.1 du RPC. Ces dispositions permettent de diviser les gains non ajustés ouvrant droit à pension. Elles permettent de partager les cotisations au RPC entre les époux. Toutefois, elles s’appliquent seulement lorsque les époux vivent une séparation ou un divorce. Des époux peuvent se quitter seulement d’une de deux façons : en décédant ou en se séparant et divorçant. Un décès entraîne le versement d’une pension de survivant à un bénéficiaire, comme il entraînerait le versement d’une indemnité dans tout régime d’assurance-vie. Par contre, une séparation ou un divorce annule en fait la pension du RPC, et c’est pour cette raison que le Parlement a adopté la mesure exceptionnelle de traiter les cotisations comme des crédits qui pouvaient être divisés entre les membres d’un couple lorsque leur relation prend fin.

[103] Lorsque l’époux d’une femme veuve une seule fois décède, elle reçoit une pension de survivant; lorsqu’une femme deux fois veuve décède, elle reçoit aussi une pension de survivant. Dans les deux cas, le survivant reçoit une pension fondée sur toutes les cotisations au RPC versées par un homme, que ces cotisations aient été versées avant ou durant leur mariage. La requérante soutient que les pensions de survivant ne pourraient pas simplement s’accumuler puisque les pensions du RPC sont limitées à un montant maximal. Toutefois, même avec un tel plafond, une personne recevrait quand même nominalement deux pensions du même type. Permettre aux survivants de plus d’un époux décédé [traduction] « d’accumuler » de multiples pensions de survivant pourraient être perçu comme étant injuste par les survivants d’un seul époux. De plus, un tel résultat serait en contradiction avec les objectifs d’un programme conçu pour fournir un revenu de remplacement raisonnable.

[104] En l’espèce, les règles régissant la pension de survivant du RPC correspondent raisonnablement aux besoins de la requérante, mais il est important de garder à l’esprit qu’aucun régime de prestations imaginable ne pourrait répondre parfaitement aux besoins de toutes les femmes, tous les survivants, ou tous les survivants de multiples époux cotisants. La raison pour laquelle la requérante ne pouvait pas obtenir une deuxième pension de survivant n’est pas liée à des stéréotypes la concernant en tant que femme. Aucune partie requérante n’est admissible à plus d’une pension de survivant et il n’y a aucune preuve qui démontre que cette restriction impose un fardeau aux femmes ou aux personnes deux fois veuves qui est plus lourd que celui de tout autre groupe.

[105] Dans le contexte des législations complexes telles que le RPC, le législateur devrait jouir d’une certaine marge de manoeuvre pour déterminer où il doit tracer la ligne, même lorsque cet exercice semble presque à coup sûr arbitraire aux yeux de ceux qui tombent du mauvais côté de la ligne de démarcationNote de bas de page 65. En l’espèce, le législateur a tracé une ligne lorsqu’il a permis aux survivants de recevoir une seule pension de survivant. Cette limite répond à l’objectif de fournir de l’aide financière aux personnes survivantes tout en équilibrant le coût de leur verser une pension de survivant pour chacun de leurs conjoints ou conjointes ayant cotisé au RPC.

Le RPC a pour but d’améliorer la situation des Canadiennes et des Canadiens qui ont subi une perte financière soudaine.

[106] Le RPC a pour but de fournir un niveau minimal de protection financière contre la perte de revenus habituellement associée à la retraite, à une invalidité, ou au décès d’une personne salariéeNote de bas de page 66. Le RPC n’a jamais eu pour objectif de répondre à tous les besoins des bénéficiaires. Il fournit plutôt un remplacement partiel des revenus servant à répondre aux besoins de revenu essentiels. Chaque prestation du RPC, y compris la pension de survivant, fait partie d’un réseau de prestations interconnectées, et chacune d’entre elles a été mise en place en reconnaissant sa relation et son interaction au sein du régime plus vaste du RPC ainsi que du besoin de celui-ci de contrôler les dépenses afin que les prestations du RPC viennent en aide au plus grand nombre de personnes possible.

[107] La pension de survivant a un objectif d’amélioration. Son interdiction d’accumuler des prestations vise, comme toutes les autres restrictions et limitations, à ce qu’elle demeure durable et abordable pour tous les cotisants et les bénéficiaires.

La nature et la portée de l’intérêt touché par la disposition contestée sont purement financières.

[108] Un autre facteur contextuel utilisé pour déterminer si la législation contestée équivaut à de la discrimination est la nature et la portée de l’intérêt touché par la législation. Il faut évaluer l’importance attribuée à l’intérêt touché sur le plan économique ainsi que sur le plan de la constitution et de la société, et vérifier si la distinction restreint l’accès à une institution sociale fondamentale ou si elle compromet un aspect fondamental de la pleine appartenance à la société canadienneNote de bas de page 67.

[109] La privation d’un avantage financier à elle seule n’est pas suffisante pour établir une atteinte à l’article 15(1) de la Charte. La privation doit favoriser l’opinion que ceux qui sont privés sont « moins capables ou [. . .] moins [dignes] d’être reconnus ou valorisés en tant qu’êtres humains ou en tant que membres de la société canadienne qui méritent le même intérêt, le même respect et la même considérationNote de bas de page 68 ».

[110] En l’espèce, l’intérêt touché est purement économique. L’accès de la requérante à une « institution sociale fondamentale » n’a pas été restreint par sa capacité à être admissible à une deuxième pension de survivant. Le refus d’une deuxième pension de survivant ne peut pas être considéré comme compromettant « un aspect fondamental de la pleine appartenance à la société canadienne » ou comme ayant « pour effet d’ignorer complètement un groupe particulierNote de bas de page 69 ». On lui a simplement accordé une pension de survivant moins élevée que ce à quoi elle s’attendait. Elle soutient que les cotisations de son premier époux, et donc la pension de survivant en découlant, sont une forme de reconnaissance des travaux domestiques non payés qu’elle a faits durant son premier mariage, mais même cet argument porte fondamentalement sur l’aspect financier.

[111] Puisque la pension de survivant de la requérante est maintenant fondée sur les cotisations de son deuxième époux, la requérante a bénéficié d’une occasion d’améliorer sa situation qui découle de la disposition contestée et qui n’est pas offerte aux survivants d’un seul époux cotisant. Le fait que la requérante a été privée d’une deuxième pension n’a pas d’incidence négative sur la requérante par rapport aux autres. Cela ne signifie pas qu’elle est moins digne de reconnaissance en tant que personneNote de bas de page 70.

Le RPC et la pension de survivant ont un objectif législatif d’amélioration plus vaste.

[112] Les tribunaux ont reconnu le RPC comme étant un régime de prestations qui a un effet d’amélioration non seulement en théorie, mais en pratiqueNote de bas de page 71. Le RPC est un régime d’assurance sociale destiné aux membres de la population canadienne privés de gains en raison d’une retraite, d’une déficience ou du décès d’un conjoint ou d’un parent salarié. Le RPC est un régime de contribution où « le législateur a défini à la fois les avantages et les conditions d’admissibilité, y compris l’ampleur et la durée de la contribution financière d’un requérantNote de bas de page 72 ». Il n’a pas été conçu pour atteindre une égalité parfaite entre les femmes et les hommes dans toutes les circonstancesNote de bas de page 73.

[113] Dans ce contexte, les distinctions découlant de la législation relative aux prestations ne devraient pas être considérées comme étant discriminatoires à moins qu’il existe des preuves solides pour ce faireNote de bas de page 74. La pension de survivant est une pension mensuelle qui est versée à l’époux ou au conjoint de fait survivant d’un cotisant décédé qui a fait suffisamment de cotisations au RPC.Pour déterminer l’admissibilité d’un survivant à des prestations et le montant de celles-ci le cas échéant, on prend en considération différents critères dont l’âge du survivant, le nombre d’enfants à sa charge, et s’il est atteint d’une invalidité. Toutefois, le sexe du survivant n’est pas un des facteurs pris en considérationNote de bas de page 75. La pension de survivant est versée aux survivants de 35 ans et plus. Les personnes de moins de 35 ans ne sont pas admissibles à une pension de survivant à moins d’être atteintes d’une invalidité ou d’avoir un enfant à charge ou un enfant de 18 ans et plus atteint d’une invalidité. Les prestations augmentent en fonction de l’âge d’un survivant jusqu’à l’âge de 65 ans. Un bénéficiaire peut recevoir la pension de survivant seule ou en combinaison avec sa propre pension d’invalidité ou de retraiteNote de bas de page 76.

[114] La pension de survivant a évolué afin de refléter les perspectives changeantes concernant les rôles sexospécifiquesNote de bas de page 77. Lorsque le RPC a été mis sur pied en 1966, la plupart des femmes mariées étaient des femmes au foyer. Les décideurs ont reconnu que le décès d’un époux, qui à l’époque était considéré comme étant la principale personne subvenant aux besoins matériels de la famille, entraînerait un besoin financier. La pension de veuve (ou de veuf), comme elle était appelée à cette époque, fournissait un revenu de remplacement modeste, mais elle cessait d’être versée si le bénéficiaire se remariait. En 1975, le RPC a remplacé le termes « veuve » et « veuf » par le terme plus neutre sur le plan du genre « survivant », et la législation a été modifiée pour empêcher les parties requérantes de recevoir plus d’une pension de survivant. En 1987, les bénéficiaires d’une pension de survivant avaient le droit de conserver cette prestation s’ils se remariaient.

[115] Comme il a été noté, la modification de 1975 avait pour but d’éliminer une échappatoire qui permettait à un survivant qui s’engageait plus tard dans une union de fait de devenir une fois de plus un survivant et d’obtenir une deuxième pensionNote de bas de page 78. La requérante a laissé entendre que cette modification avait renforcé la règle qui mettait fin à la pension de survivant lorsqu’une personne se remariait, et qu’elle perpétuait donc les stéréotypes sexistes faisant partie intégrante de cette règle. Comme nous en avons discuté plus haut, je ne vois pas cela ainsi. Je reconnais qu’une vision dépassée du rôle des femmes a guidé la politique à mettre fin à la pension de survivant lorsqu’une personne se remariait. Toutefois, je ne vois pas comment un préjugé sexiste était nécessairement lié au fait que le RPC interdit de recevoir deux pensions de survivant à la fois. Je note que le RPC interdit explicitement de recevoir deux pensions pareilles ou similaires Par exemple, un cotisant ne peut pas recevoir une pension de retraite et une pension d’invalidité en même temps, même si ce cotisant a en fait « payé » pour ces deux prestations.

[116] La requérante a fait référence à la prestation d’orphelin du RPC, en notant qu’il est possible qu’un enfant reçoive deux pensions fondées sur les cotisations des deux parents, s’ils sont décédésNote de bas de page 79. Toutefois, cette comparaison me semble superficielle. Les enfants ont naturellement deux parents, et il est attendu que les deux parents subviennent à leurs besoins. Il est seulement raisonnable que cette réalité soit reflétée dans la façon dont la prestation d’orphelin est structurée. En revanche, même s’il est possible qu’une personne ait plus d’un époux au cours de sa vie, personne ne peut raisonnablement s’attendre à ce que deux époux ou plus subviennent à ses besoins simultanément. Je note également que le RPC accorde un maximum de deux prestations d’orphelin par enfant. Cela est ce que certains pourraient appeler une limite arbitraire, ce qui signifie qu’elle ne tient pas compte de la possibilité qu’un enfant puisse être orphelin trois fois ou plus.

[117] L’objectif de la pension de survivant est de fournir un revenu minimum de remplacement raisonnable lors du décès d’une personne salariée. La somme versée pour la pension de survivant doit être ajustée en fonction des fonds qui sont disponibles pour toutes les prestations du RPC. Toutes limitations relatives à l’admissibilité et au montant de ces prestations doivent être conformes aux objectifs du RPC, tout en veillant à ce que le régime soit abordable et durable pour les cotisants et les bénéficiaires actuels et futurs.

[118] La pension de survivant bénéficie principalement aux femmes, mais les femmes deux fois veuves n’ont pas besoin de plus d’aide que tout autre groupe comparable, y compris celui des femmes veuves une seule fois. Trois-quarts des plus de 40 milliards de dollars versés par le RPC chaque année représentent des pensions de retraite. La deuxième plus importante prestation, par valeur totale en dollars, est la pension de survivant, pour laquelle 4,35 milliards de dollars ont été versés en 2015Note de bas de page 80. Bien que les dispositions régissant la pension de survivant soient neutres sur le plan du genre, les bénéficiaires sont, compte tenu de leur plus longue espérance de vie, majoritairement des femmes. À compter de 2017, 81 % de la valeur de toutes les pensions de survivant revient aux femmes, qui sont 4,3 fois plus nombreuses que les hommes à recevoir des prestations. Le montant de la pension versée aux femmes a aussi tendance à être plus élevé que celle qui est versée aux hommes; les femmes reçoivent en moyenne 372 $ par mois, alors que les hommes reçoivent 174 $Note de bas de page 81.

L’article 15 de la Charte ne vise pas à aborder l’inégalité systémique ou générale.

[119] La requérante soutient que la Charte promet l’égalité [sic] impose au ministre l’obligation d’autoriser les veuves à garder toutes les pensions de survivant du RPC provenant de leurs époux ou conjoints de fait cotisants décédés. Elle oublie que l’article 15(1) de la Charte n’oblige pas le gouvernement à corriger les désavantages préexistants subis par les femmes, les veuves, ou tout autre groupe dans la société.

[120] L’article 15(1) ne crée aucune obligation positive d’améliorer un désavantage sociétal. Il ne s'agit « pas d'une garantie générale d'égalité; [il] ne prescrit pas l'égalité entre les individus ou les groupes d'une société dans un sens général ou abstrait, pas plus qu'[il] n'impose à ceux‑ci l'obligation de traiter les autres également. [Il] porte sur l'application de la loiNote de bas de page 82 ». L’article 15(1) exige seulement que « [le gouvernement] ne soit pas la source d'une plus grande inégalitéNote de bas de page 83 ».

[121] En l’espèce, les dispositions et les programmes contestés concernant la pension de survivant peuvent être caractérisés comme ayant un objet d’amélioration au sens de l’article 15(2). Comme il a été reconnu par les tribunaux, l’article 15(2) protège le gouvernement contre les allégations de discrimination lorsqu’il choisit d’adopter des programmes d’amélioration pour les groupes défavorisés, comme la pension de survivant et la protection qu’elle offre aux veuves et aux veufs. L’article 15 ne garantit pas l’égalité et il ne force pas non plus le gouvernement à améliorer les désavantages dans la société qui existeraient indépendamment du programme d’améliorationNote de bas de page 84.

Il n’est pas nécessaire de prendre l’article 1 de la Charte en considération.

[122] Puisque la disposition contestée ne porte pas atteinte aux droits à l’égalité de la requérante garantis par l’article 15(1) de la Charte, l’article 1 ne s’applique pas.

Conclusion

[123] J’accueille l’appel. La division générale a fondé sa décision sur une conclusion de fait erronée lorsqu’elle a déterminé que l’article 63(6) du RPC portait atteinte aux droits à l’égalité de la requérante garantis par la Charte du fait de son sexe, son âge et son état matrimonial.

[124] J’ai décidé de réparer cette violation en rendant la décision que la division générale aurait dû rendre. En faisant mon propre examen des documents déjà au dossier, j’ai conclu que la requérante n’avait pas su démontrer que la disposition contestée établissait une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue et, quoi qu’il en soit, elle ne créait pas un désavantage en perpétuant des préjugés ou des stéréotypes. En l’espèce, puisque la requérante a perdu plus d’un époux cotisant, la disposition lui confère un avantage par rapport aux survivants d’un seul époux cotisant. Cet avantage découle de la caractéristique même que la requérante a affirmée était le fondement de la discrimination par suite d’un effet préjudiciable; le fait qu’elle était veuve plus d’une fois. La requérante a reçu une pension de survivant après le décès de son premier époux et elle a continué de recevoir une pension de survivant après le décès de son deuxième époux. À cet égard, elle n’a pas été traitée différemment de tout autre membre de la population canadienne.

[125] Il est possible que certaines catégories démographiques bénéficient plus ou moins que d’autres du RPC, mais cela ne signifie pas nécessairement que les personnes de ses catégories sont victimes de discrimination.

 

Date de l’audience :

Le 7 octobre 2019

Mode d’instruction :

Téléconférence

Comparutions :

Marcus Dirnberger, représentant de l’appelant

R. W., intimée

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