Régime de pensions du Canada (RPC) – autre

Informations sur la décision

Résumé :

Cette affaire concerne deux demandes concurrentes de pension de survivant du Régime de pensions du Canada.

Pendant de nombreuses années, C. C. a entretenu des relations avec deux femmes. Il était marié à W. V., qui vit à Ajax en Ontario, et passait aussi de longues périodes avec P. G. chez elle, à Calgary. Les deux femmes étaient au courant l’une de l’autre, mais ignoraient l’étendue réelle de la double vie de C. C.

En août 2020, C. C. est tombé gravement malade alors qu’il était à Calgary. Un blocage a été découvert dans son intestin et il a reçu peu après un diagnostic de cancer du côlon de stade 4. Il a subi une opération puis a fait de la radiothérapie ainsi que de la chimiothérapie, mais aucun de ces traitements n’a fonctionné. Il a donc été transféré aux soins palliatifs et est décédé le 21 avril 2021.

Le 10 mai 2021, W. V. a demandé la pension de survivant du Régime de pensions du Canada. Dans sa demande, elle a déclaré que même s’ils étaient séparés, elle et C. C. étaient toujours mariés au moment de son décès.

Le 26 mai 2021, P. G. a aussi demandé la pension de survivant. Avec sa demande, elle a présenté une déclaration solennelle disant qu’elle et C. C. avaient vécu ensemble pendant une période continue d’un an du 1er août 2020 au 21 mai 2021. Le ministre de l’Emploi et du Développement social a rejeté sa demande et accordé la pension à W. V. Ensuite, P. G. a demandé au ministre de réviser sa décision. Le ministre est revenu sur sa position et a accordé la pension à P. G. plutôt qu’à W. V.

W. V. a fait appel de cette décision à la division générale. Celle-ci a accueilli l’appel. Elle a examiné la preuve concernant la situation personnelle de C. C. durant la dernière année de sa vie et a conclu qu’il ne vivait pas en union de fait avec P. G. au moment de son décès. La division générale a accordé la pension de survivant à W. V., qui était toujours l’épouse légale de C. C. au moment de son décès. P. G. a ensuite fait appel de la décision de la division générale à la division d’appel.

Lorsqu’il existe des intérêts opposés entre la veuve légalement mariée d’un cotisant décédé et sa conjointe de fait présumée, il y a une présomption selon laquelle la pension doit être accordée à la veuve légitime. Par conséquent, P. G. avait le fardeau de prouver qu’elle vivait avec C. C. dans une relation conjugale au moment de son décès, et ce, depuis une période consécutive d’au moins un an.

La division d’appel a conclu que C. C. vivait en union de fait avec P. G. au moment de son décès. Elle a conclu qu’une union de fait n’est pas la même chose qu’un mariage légal. Les personnes vivant en union de fait doivent démontrer, par leurs actes et leur comportement, une intention mutuelle de vivre ensemble dans une relation conjugale d’une certaine permanence. Même si C. C. n’était pas fidèle à P. G., la division d’appel a pu déduire son intention d’avoir avec elle une relation semblable au mariage. En effet, la preuve démontrait qu’il vivait avec elle, qu’il la soutenait financièrement, ainsi que leur enfant, qu’il la présentait comme son épouse, et qu’il lui avait tout laissé dans son testament. Même si W. V. était encore l’épouse de C. C. à son décès, la division d’appel a conclu que sa demande de pension avait été éclipsée par le fait qu’il avait une conjointe de fait. La division d’appel a accueilli l’appel et conclu que P. G. avait droit à la pension de survivant.

Contenu de la décision

[TRADUCTION]

Citation : PG c Ministre de l’Emploi et du Développement social et WV, 2024 TSS 435

Tribunal de la sécurité sociale du Canada
Division d’appel

Décision

Partie appelante : P. G.
Partie intimée : Ministre de l’Emploi et du Développement social
Représentante ou représentant : Viola Herbert
Partie mise en cause : W. V.

Décision portée en appel : Décision rendue par la division générale le 19 mai 2023
(GP-22-43)

Membre du Tribunal : Neil Nawaz
Mode d’audience : Vidéoconférence
Date de l’audience : Le 2 avril 2024
Personnes présentes à l’audience : Appelante
Représentante de l’intimé
Mise en cause
Date de la décision : Le 26 avril 2024
Numéro de dossier : AD-23-819

Sur cette page

Décision

[1] J’accueille le présent appel. L’appelante a droit à une pension de survivant du Régime de pensions du Canada.

Aperçu

[2] La présente affaire porte sur deux demandes concurrentes pour obtenir une pension de survivant du Régime de pensions du Canada.

[3] Pendant de nombreuses années, C. C. a entretenu des relations avec deux femmes différentes. Il était marié à W. V., qui vivait à Ajax, en Ontario. En même temps, il passait de longues périodes avec P. G., chez elle, à Calgary. Même si les deux femmes avaient conscience l’une de l’autre, elles ignoraient la véritable ampleur de la double vie menée par C. C.Note de bas de page 1

[4] C. C. et W. V. se sont mariés en 1995. Pendant des années, ils ont vécu en Ontario avec leurs deux filles, N. C. et A. C., ainsi qu’avec la fille de C. C., C. E., issue d’une relation passée. En 2005, C. C. a perdu son emploi de technicien en câblage et a déménagé à Calgary pour trouver du travail comme soudeur. Il a dit à sa femme qu’il gagnerait de l’argent là-bas, qu’il l’enverrait à la maison et qu’il reviendrait à Caribana, à Noël et quand il le pourraitNote de bas de page 2.

[5] Même s’il s’agissait d’un arrangement peu conventionnel, W. V. avait accepté. Il était convenu que leur séparation serait temporaire et strictement motivée par des circonstances économiques. Ils sont restés mariés et leurs relations conjugales reprenaient quand C. C. revenait à la maison.

[6] Un jour, en 2008, W. V. a reçu un appel téléphonique anonyme. À l’autre bout du fil, on lui a dit que C. C. avait eu une fille à Calgary. Lorsque W. V. a interrogé C. C. à ce sujet, il a admis que cette allégation était vraie. W. V. a pardonné cet écart à C. C. et leur mariage à distance s’est poursuivi comme avant. C. C. a plus tard dit à W. V. que son aventure avec P. G. était terminée et qu’elle vivait désormais avec leur fille à Montréal, avec son mari.

[7] Rien de tout cela n’était vrai. En fait, P. G. n’avait pas de mari et vivait toujours à Calgary. C. C. avait emménagé dans son duplex et ils vivaient ensemble, comme une famille. P. G. savait que C. C. était toujours marié et qu’il avait des enfants en Ontario. C. C. lui avait toutefois dit que son épouse et lui étaient séparés et que son mariage était essentiellement terminé.

[8] Les années passèrent. En août 2020, alors qu'il était à Calgary, C. C. est tombé gravement malade. Une occlusion a été découverte dans son côlon. Peu après, C. C. a reçu un diagnostic de cancer du côlon de stade 4. Il a subi une chirurgie et fait des traitements de radiation et de chimiothérapie, mais rien n’a fonctionné. Il a été transféré à un centre de soins palliatifs et est décédé le 21 avril 2021.

[9] Le 10 mai 2021, W. V. a demandé une pension de survivant du Régime de pensions du CanadaNote de bas de page 3. Dans sa demande, elle a déclaré que C. C. et elle étaient toujours mariés au moment de son décès, même s’ils étaient séparés.

[10] Le 26 mai 2021, P. G. a elle aussi demandé la pension de survivantNote de bas de page 4. Avec sa demande, elle a soumis une déclaration sous serment expliquant qu’elle et C. C. avaient vécu ensemble pendant une [traduction] « période continue d’un an », du [traduction] « 1er août 2020 au 21 mai 2021Note de bas de page 5 ». Le ministre de l’Emploi et du Développement social a rejeté sa demande et a accordé la pension à W. V.

[11] Le 16 août 2021, P. G. a demandé au ministre de réviser sa décision. Elle a soumis une deuxième déclaration sous serment, précisant cette fois-ci qu’elle et C. C. avaient vécu ensemble du 10 janvier 2019 au 21 avril 2021Note de bas de page 6. En réponse, le ministre a changé d’avis et a accordé la pension à P. G. au lieu de W. V.

[12] W. V. a ensuite fait appel de cette décision la déboutant devant le Tribunal de la sécurité sociale. La division générale du Tribunal a tenu une audience par téléconférence et a accueilli l’appel. La division générale a examiné la preuve concernant la situation personnelle de C. C. durant la dernière année de sa vie et a conclu qu’il n’était pas en union de fait avec P. G. au moment de son décès. La division générale a donc accordé la pension de survivant à W. V., qui était toujours l’épouse légitime de C. C. au moment de son décès.

[13] P. G. a ensuite demandé la permission de faire appel à la division d’appel. En septembre dernier, un de mes collègues de la division d’appel lui a accordé la permission de faire appel. Plus tôt ce mois-ci, j’ai tenu une audience par vidéoconférence pour discuter de cette affaire en détail.

[14] Après avoir examiné les observations de toutes les parties, j’ai conclu que P. G. a droit à la pension de survivant. Même si C. C. était toujours marié à W. V., je suis convaincu qu'il avait établi une union de fait avec P. G. La preuve révèle effectivement que C. C. avait vécu dans une relation conjugale avec P. G. pendant environ 13 ans avant son décès.

Question préliminaire

[15] En décembre 2022, la loi régissant les appels au Tribunal de la sécurité sociale a été modifiéeNote de bas de page 7. En vertu de cette nouvelle loi, dès lors que la division d’appel accorde la permission d’instruire l’appel, elle tient une toute nouvelle audience sur les mêmes questions que celles examinées par la division généraleNote de bas de page 8. Comme je l’ai expliqué au début de l’audience, je ne suis donc pas lié par les conclusions de la division générale. J’ai également précisé que j’examinerais tous les éléments de preuve disponibles, y compris les nouveaux, pour savoir si la pension de survivant du Régime de pensions du Canada revient à W. V. ou à P. G.

Question en litige

[16] Pour gagner sa cause, P. G. devait prouver qu’elle vivait en union de fait avec C. C. au moment de son décès.

Analyse

[17] La présente affaire est une cause complexe. W. V. et P. G. ont tous deux paru être des personnes aimables et honnêtes, et chacune a une prétention morale à être la survivante de C. C. Si je le pouvais, j’accorderais la pension aux deux requérantes. Évidemment, je ne le peux pas, comme il ne peut y avoir qu’une seule survivante selon la loi. Après avoir appliqué le droit à la preuve disponible, je suis convaincu que P. G. vivait en union de fait avec C. C. au moment de son décès.

[18] Voici les motifs de ma décision.

Le fardeau de la preuve incombait à P. G.

[19] Lorsqu’il y a des intérêts concurrents entre la veuve légitimement mariée d’un cotisant décédé et sa supposée conjointe de fait, la présomption veut que la pension soit versée à la veuve légitime. Par conséquent, il incombait à P. G. de prouver qu’elle vivait dans une relation conjugale avec C. C. au moment de son décès, et ce, depuis une période continue d’au moins un anNote de bas de page 9.

[20] W. V., pour sa part, n’avait pas à prouver quoi que ce soit. Elle a malgré tout soumis énormément d’éléments de preuve pour démontrer que son défunt mari et elle avaient maintenu un lien profond jusqu’à la fin de sa vie.

Une épouse mariée est la survivante, à moins que le cotisant décédé eût été en union de fait

[21] Une pension de survivant du Régime de pensions du Canada est payable au survivant d’un cotisant décédé. Le survivant est la personne qui était légalement mariée au cotisant au moment de son décès. Toutefois, si le cotisant vivait en union de fait au moment de son décès, le conjoint de fait est alors le survivantNote de bas de page 10.

[22] Le conjoint de fait est la personne qui vivait avec le cotisant dans une relation conjugale au moment de son décès, et ce, depuis une période continue minimale d’un anNote de bas de page 11. Bien que le Régime de pensions du Canada ne définisse pas la « relation conjugale », la Cour d’appel fédérale a affirmé que les facteurs suivants, entre autres, indiquent l’existence d’une telle relation :

  • Le partage d’un toit, soit le fait que les parties vivaient sous le même toit;
  • Les rapports sexuels, soit le fait que les parties avaient des relations sexuelles et étaient fidèles l’une à l’autre;
  • Les services, soit le rôle des parties dans la préparation des repas et d’autres services ménagers;
  • Les activités sociales, soit le fait que les parties participaient ensemble aux activités du quartier ou de la collectivité;
  • L’image sociétale, soit le regard de la collectivité sur les parties en tant que couple;
  • Le soutien, soit le partage de biens et de finances entre les partiesNote de bas de page 12.

[23] Ces éléments peuvent être présents à des degrés divers et tous ne sont pas nécessaires pour que l’union soit tenue pour conjugaleNote de bas de page 13. Les tribunaux ont aussi clairement établi qu’une personne réclamant une pension de survivant doit, pour y être admissible, avoir vécu dans une relation semblable au mariage avec le cotisant décédé pendant toute l’année précédant son décèsNote de bas de page 14.

La conduite de C. C. s’explique en grande partie par sa double vie

[24] Pour comprendre cette affaire, il faut d’abord comprendre que C. C. a mené deux vies en parallèle. Il a eu de la difficulté à garder ses deux vies bien distinctes, et cette tourmente s’est accentuée dans la dernière partie de sa vie. La plupart des éléments de preuve dont je dispose en sont le reflet.

[25] Bon nombre des comportements de C. C. ont été motivés par son besoin de cacher, de brouiller et de camoufler des choses. Dans son plaidoyer, W. V. a souligné à juste titre le manque de preuves tangibles démontrant que C. C. et P. G. vivaient ensemble à Calgary. Si C. C. était effectivement en ménage avec P. G., elle se demandait où étaient leur bail conjoint, leur compte bancaire conjoint, leurs factures de services publics conjointes ou les autres documents qui découlent normalement de la cohabitation de deux personnes.

[26] Selon moi, une très bonne raison explique l’absence de documents liant C. C. à la résidence de P. G. à Calgary : C. C. le voulait ainsi. D’abord, il préservait la possibilité de nier son aventure : moins il y avait de documents portant son nom, moins il risquait de se faire prendre si sa femme devenait suspicieuse. Ensuite, il protégeait ainsi son argent : il n’y avait pas d’actifs communs auxquels sa femme pouvait s’en prendre si elle demandait une séparation.

[27] Les deux incidents qui suivent, où C. C. a menti à son épouse, illustrent très bien la double vie qu’il a longtemps menée :

  • Conférence de travail — W. V. a déclaré que C. C. l’avait toujours découragée de lui rendre visite à Calgary. Il lui disait qu’il louait une chambre dans une maison mal adaptée aux visiteurs. Cependant, en 2018, W. V. a dû se rendre à Calgary pour une conférence. Avant de partir, elle a insisté auprès de C. C. pour obtenir son adresse, et il a fini par la lui donner, à contrecœur. Lorsqu’elle est arrivée à sa supposée maison, les choses étaient un peu bizarres. Elle a remarqué que le sac de voyage de C. C. se trouvait près de la porte d’entrée. Il ne lui a jamais montré sa chambre ni son studio d’enregistrement. Elle se rend maintenant compte qu’il avait tout mis en scène. En effet, F. L., un des témoins de P. G., a déclaré que C. C. l’avait appelé en panique vers ce moment-là pour lui demander d’emprunter sa maison pour l’après-midi parce que son [traduction] « ex-femme se pointait soudainement ». W. V. et F. L. parlaient probablement du même incident.
  • Admission à l’hôpital — W. V. a fourni ce qui semble constituer le dossier complet des messages textes qu’elle a échangés avec C. C. durant la dernière année de sa vie. Lorsque l’intestin de C. C. s’est perforé en août 2020, W. V. lui a demandé de la laisser lui rendre visite à Calgary : [traduction] « Je pense que je vais louer une fourgonnette et N. C., A. C. et moi partirons samedi de la semaine prochaine… Nous pensons venir pour 2 ou 3 semaines. » Réponse de C. C. : [traduction] « Tu délires? Arrête ça… C’est de la folieNote de bas de page 15. » Mais W. V. a continué d’insister pour en savoir plus : [traduction] « Donne-moi le numéro du poste des infirmières pour que je puisse appeler et avoir de tes nouvelles. Tu es dans quelle chambre, à quel étage? Peux-tu mettre mon nom sur la liste d’appels pour qu’ils puissent me parler. J’ai besoin de mises à jour, c’est toutNote de bas de page 16. » Le lendemain, elle a compris : [traduction] « Je ne sais juste pas pourquoi tu continues de me mentir. Mets-toi à ma place. Tu m’as donné le nom du mauvais hôpital. Quand on se parle au téléphone, ça dure 5 secondes. Quand je te trouve, personne ne sait qui je suis, et le nom de ta femme est celui de quelqu’un d’autre dans tes dossiers. »

[28] Je relate ces incidents pour montrer que C. C. ne menait pas une vie typique. Il mentait à sa famille et à ses amis et s’arrangeait pour que ses deux femmes ne sachent rien l’une de l’autre. Il avait aussi menti à P. G. Elle a affirmé que C. C. lui avait dit qu’il avait quitté W. V. parce qu’elle l’avait trompé, une accusation que W. V. a niée véhément. C. E., la fille aînée de C. C., a dit que son père les avait [traduction] « tous compartimentésNote de bas de page 17 ».

[29]  En conséquence, quand j’examine la preuve, je ne peux pas accepter les paroles ou les actes de C. C. au premier degré. Je dois tenir compte des intentions cachées qu’il aurait pu avoir pour laisser le moins de traces possible à Calgary.

C. C. et P. G. vivaient sous le même toit

[30] P. G. a déclaré qu’elle louait depuis de nombreuses années un duplex sur X, dans le nord-ouest de Calgary. Elle a dit avoir d’abord rencontré C. C. en 2007 grâce à un site de rencontres. À ce moment-là, il habitait chez un de ses cousins à Calgary. Il était ensuite retourné à Toronto. À sa prochaine visite à Calgary, il a séjourné chez elle. Il n'a ensuite jamais déménagé. En 2008, ils ont eu un enfant. P. G. avait déjà une fille et deux jeunes fils d’une relation passée. C. C. était bon avec les enfants, et ils sont devenus une famille.

[31] Quelques fois par année, C. C. rentrait à Toronto. Il y passait habituellement une semaine ou deux. Au début, il revenait quatre ou cinq fois par an. Ses séjours se sont ensuite espacés, et il ne revenait habituellement qu’en août et en décembre. Il disait à P. G. qu’il allait en Ontario pour voir ses filles. Il ne lui disait pas où il était hébergé, et elle ne le lui demandait pas. 

[32] Au début de leur relation, P. G. avait compris que C. C. était marié. Il lui avait toutefois dit que son épouse et lui étaient séparés et qu’ils devaient divorcer. Avec le temps, elle se demandait pourquoi il n’avait jamais divorcé. Il continuait de lui promettre qu’il divorcerait, mais le divorce n’a jamais eu lieu. Après un certain temps, elle a cessé de croire que les choses changeraient.

[33] Pour sa part, W. V. a confirmé que C. C. revenait en Ontario deux ou trois fois par an. Elle a insisté sur le fait qu’il restait alors avec elle, dans leur maison familiale d’Ajax. Elle a maintenu que tous les aspects de leur vie conjugale reprenaient durant ses visites, y compris leurs relations sexuelles. Elle a insisté pour dire que C. C. et elle avaient toujours gardé contact au quotidien, par téléphone et par messages textes, pendant qu’il était à Calgary.

[34] P. G. a dit qu’elle ignorait que C. C. entretenait toujours une relation avec son épouse ou qu’il restait avec elle pendant ses voyages en Ontario. Elle savait qu’il parlait régulièrement à ses filles plus âgées, mais elle n’avait pas remarqué qu’il parlait avec leur mère. Elle a concédé que C. C. passait beaucoup de temps seul dans son studio d’enregistrement, aménagé par moments dans leur sous-sol ou ailleurs qu’à la maison.

W. V. et P. G. conviennent que C. C. a passé la majeure partie de son temps à Calgary

[35] Même si leurs intérêts divergent, j’ai trouvé que les comptes rendus de W. V. et de P. G. partageaient beaucoup de choses en commun. Les deux requérantes ont convenu que C. C. les avait chacune trompées quant à la relation qu’il entretenait avec l’autre femme. Les deux ont convenu que C. C. passait la grande majorité de son temps à Calgary. Toutefois, elles n’étaient pas d’accord sur l’endroit où il vivait à Calgary. En effet, W. V. laissait entendre que rien ne prouvait que C. C. avait réellement habité avec P. G.

C. C. a laissé très peu de traces écrites, possiblement trompeuses

[36] Comme je l’ai déjà mentionné, rares sont les preuves documentaires qui démontrent que C. C. vivait avec P. G. avant sa maladie. Il y a une facture de téléphone de janvier 2019 qui indique le nom de C. C. au compte de P. G.Note de bas de page 18 Il y a une invitation à un mariage de 2016 adressée à la fois à C. C. et P. G., à l’adresse X Note de bas de page 19. Il y a des confirmations montrant que C. C. figure comme conducteur assuré dans la police d’assurance automobile de P. G. Il y a aussi des photos où l’on peut voir C. C., P. G. et leur jeune fille participant ensemble à des événements familiaux et communautaires.

[37] Vers la fin de sa vie, C. C. a rempli une demande pour le programme de prestations pour personnes handicapées de l’Alberta, dans laquelle il a inscrit X comme adresse Note de bas de page 20. Cependant, à peu près au même moment, il a aussi demandé la pension d’invalidité du Régime de pensions du Canada. Dans deux demandes distinctes, il a indiqué l’adresse d’une maison située sur X, au nord-ouest de Calgary Note de bas de page 21. J’ai interrogé P. G. sur ces informations contradictoires. Elle a répondu que C. C. utilisait parfois l’adresse de son cousin pour recevoir du courrier, juste au cas où W. V. essayait de retracer ses activités Note de bas de page 22. J’ai trouvé difficile de comprendre pourquoi C. C. avait utilisé des adresses différentes dans ses demandes d’invalidité provinciale et fédérale. P. G. n’avait aucune explication, elle non plus. Elle a néanmoins spécifié que C. C. était dans un centre de soins palliatifs au moment où ces demandes ont été faites, et que C. C. n’avait probablement pas rempli lui-même les formulaires. Elle a insisté pour dire qu'indépendamment de l’adresse qu’il avait inscrite, il avait habité avec elle jusqu’à ce qu’il soit à l’hôpital, puis au centre de soins palliatifs.

[38] Au bout du compte, j’ai accepté ce que P. G. m’a dit. L’adresse X était quelque peu mystérieuse, mais cadrait avec la plus grande partie de la preuve concernant C. C., soit celle d'un homme qui s’était donné beaucoup de mal à dissimuler des renseignements sur son passé et son présent.

De nombreux témoins considéraient que C. C. vivait chez P. G.

[39] Dans le but de compenser l’absence de traces écrites, P. G. a déposé de nombreux témoignages écrits visant à démontrer qu’elle et C. C. avaient longtemps habité comme couple à Calgary :

  • T. B. a écrit qu’il avait été l’ami de C. C. pendant 20 ans. Il a dit qu’il avait repris contact avec C. C. vers 2013, à Calgary, et qu’il l’avait vu vivre avec P. G. et leur fille et les trois autres enfants de P. G. Note de bas de page 23
  • J. S. a écrit qu’il avait connu C. C. depuis 2007, lorsqu’il avait déménagé à Calgary. Il a décrit C. C. comme un père dévoué envers sa fille, A. C., et comme un conjoint de fait dévoué envers la mère de A. C., P. G., avec qui il vivait Note de bas de page 24.
  • K. A. a confirmé que P. G., son amie de longue date, avait eu une relation à long terme avec C. C. depuis 2007. Elle a dit qu’elle et sa fille avaient souvent dormi chez eux sur X, où se trouvait le studio de C. C. Note de bas de page 25
  • O. I. a écrit qu’il connaissait C. C. depuis 2005 et qu’il avait collaboré avec lui sur diverses productions musicales. Il se souvenait d’avoir visité C. C. et P. G. en 2007. Il avait alors séjourné à leur domicile de Calgary pendant deux semaines Note de bas de page 26.

[40] P. G. a également produit de nombreux témoins. Ceux-ci ont déclaré, tant à l’audience de la division générale qu’à celle de la division d’appel, que C. C. et P. G. vivaient ensemble depuis des années à Calgary :

  • C. G. a dit que C. C. lui enseignait le tambour métallique et qu’elle visitait souvent sa maison, où il vivait avec P. G. et leur fille et ses beaux-enfants. 
  • J. K. a dit qu’il avait été ami avec C. C. et P. G. pendant plus de 10 ans et qu’il avait souvent soupé chez eux et participé à des activités sociales avec eux.
  • A. B., une des filles que P. G. a eue dans une relation passée, a déclaré que C. C. avait habité avec sa mère pendant des années. Elle a dit qu’elle le considérait comme son beau-père.
  • A. C., la fille que C. C. a eue avec P. G., a dit qu’elle avait toujours vécu avec son père, de sa naissance à sa mort.
  • C. E., la fille aînée de C. C., a déclaré que lorsqu’elle était allée pour la première fois à Calgary, elle avait séjourné au domicile e C. C. et P. G., où ils vivaient avec ses enfants d’une relation antérieure, et avec G. G., la mère de P. G.
  • C. D. a dit qu’elle avait rencontré C. C. en 2019, comme étudiante de tambour métallique. Elle s’est vite rapprochée de C. C. et de P. G., qu’il lui avait présentée comme son [traduction] « épouse ». Jusqu’à ce qu’il tombe malade, ils se voyaient presque tous les jours chez l’un ou chez l’autre et lors d’événements communautaires.
  • T. S. a dit qu’il avait rencontré C. C. et P. G. en 2014 et qu’il était régulièrement invité à leur domicile pour le souper et des séances en studio.
  • D. L. a dit que C. C. et lui se connaissaient comme musiciens depuis plus de quarante ans. Il a dit qu’il connaissait C. C. lorsqu’il était avec W. V. à Ajax, et qu’il avait seulement appris l’existence de sa deuxième famille en 2015. Par la suite, il avait rendu visite à C. C. et à P. G. cinq ou six fois à Calgary. Il séjournait alors dans le studio de C. C., au sous-sol. Il a dit que rien ne lui aurait permis de croire que C. C. et P. G. n’étaient pas un couple engagé.
  • F. L. a dit avoir rencontré C. C. pour la première fois en 2009. Un ami lui avait dit qu'il connaissait un producteur de musique qui avait un studio dans le quartier. Après avoir pris contact avec lui, C. C. l’a invité chez lui, où il a rencontré P. G. Il était allé à de nombreux barbecues dans leur cour arrière, et P. G. était toujours avec lui. Il se souvient également que C. C. avait une fois amené W. V. chez lui à Calgary pour une visite et qu’il l’avait présentée comme son [traduction] « épouse », une description qu’il avait trouvée surprenante. C. C. lui avait plus tard expliqué que W. V. et lui étaient en processus de divorce.
  • D. C., le frère de C. C., a affirmé que chaque fois qu’il visitait C. C. à l’hôpital à Calgary, après son diagnostic de cancer, il voyait que P. G. s’occupait de lui et assumait même certaines tâches des infirmières pour l’aider lorsque c’était possible. Il a confirmé que lui, P. G. et C. E. avaient payé les funérailles.

Les témoins de W. V. n’ont pas aidé sa cause

[41] W. V. a également produit des témoins, mais ils n’ont pas fait grand-chose pour infirmer ce que P. G. prétendait, à savoir que C. C. avait vécu avec elle durant les 13 dernières années de sa vie. W. F. a écrit une lettre expliquant qu’il avait reçu C. C. et W. V. pour un souper de Noël en 2019Note de bas de page 27. N. C., la fille aînée de W. V. et C. C., a déclaré que son père leur rendait visite quelques fois par année et vivait alors avec eux dans leur demeure d’Ajax. J. J., qui avait connu C. C. pendant 15 ans, a dit que son ami visitait Ajax plus ou moins quatre fois par an. Cependant, W. V. a elle-même admis que C. C. ne visitait plus Ajax que deux fois par an vers la fin de sa vie.

[42] Les témoins de W. V. ont confirmé que C. C. passait quelques semaines par an à Ajax. Par contre, ils n’ont rien dit sur l’endroit ou la façon dont il passait le reste de son temps. Il est manifeste que C. C. a travaillé pendant des années comme soudeur à Calgary, et le dossier contient très peu d’éléments de preuve qui laissaient croire qu’il vivait ailleurs que dans le duplex de P. G., sur X. C. C. n’était pas un homme riche, mais il avait une copine, la mère de son enfant, et elle voulait qu’il vive chez elle. Je ne peux faire autrement que de demander où il aurait bien pu habiter à Calgary s’il ne vivait pas avec P. G. et leur enfant. La majeure partie de la preuve disponible laisse fortement penser qu’il avait emménagé avec P. G. en 2007, et qu’il avait habité avec elle jusqu’à son arrivée au centre de soins palliatifs, en janvier 2021.

P. G. a continué de cohabiter avec C. C. durant les derniers mois de sa vie

[43] On peut qualifier d’involontaire la séparation de P. G. et C. C. durant les trois derniers mois de sa vie. Ces mois feraient quand même partie de leur période de cohabitation, même s’ils ne vivaient pas réellement sous le même toit au moment du décès de C. C.Note de bas de page 28

C. C. n’était pas fidèle à P. G.

[44] P. G. a déclaré qu’elle et C. C. étaient restés intimes sur le plan romantique jusqu’à ce qu’il tombe malade à l’été 2020. Cependant, même s’ils ont cohabité pendant de nombreuses années, C. C. n’était pas fidèle à P. G. W. V. a déclaré qu’elle et C. C. avaient des relations sexuelles chaque fois qu’il revenait à Ajax. Je l’ai crue, et cela a aussi été confirmé par leurs messages textes, qui révélaient un niveau d’intimité supérieur à celui auquel on pourrait s’attendre de la part d'époux séparés.

[45] P. G. a dit qu’elle était engagée envers C. C. et qu’elle ignorait complètement ce qu’il faisait lors de ses voyages à Ajax. Cela étant dit, bien que son comportement sexuel soit défavorable à sa cause, il ne lui est pas fatal.

C. C. et P. G. se rendaient réciproquement des services

[46] Au dire de tous, C. C. et P. G. partageaient une vie familiale confortable. En plus de vivre ensemble, ils cuisinaient et mangeaient aussi ensemble, en famille. Ils se répartissent les tâches ménagères et s’entraident comme le font les couples engagés. C. C. a assumé le rôle de père, non seulement pour A. C., mais aussi pour les trois enfants issues de l’ancienne relation de P. G. Il participait activement à leur vie, et assistait par exemple à leurs concerts à l’école et à leurs événements sportifs.

[47] Je ne doute pas que C. C. agissait à peu près de la même façon avec W. V. et leurs enfants quand il était à Ajax. Cependant, il n’en demeure pas moins qu’il passait largement plus de temps avec P. G., et assez de temps pour établir une union de fait avec elle.

C. C. et P. G. se présentaient comme un couple

[48] C. C. était un homme très sociable et avait un grand cercle social. Il était très actif dans la communauté caribéenne de Calgary et sa passion pour la musique l’a amené à tisser de nombreuses amitiés. Tous les témoins de P. G. ont confirmé qu’elle était toujours à ses côtés. Elle assistait avec lui à des festivals, recevait leurs amis pour souper à la maison et accueillait ses proches quand ils visitaient Calgary. Plusieurs témoins ont rapporté leur surprise en apprenant, au décès de C. C., que P. G. n’était pas sa véritable [traduction] « épouse », comme il avait toujours parlé d’elle en ce sens.

[49] La preuve montre que C. C. et P. G. menaient une vie sociale de couple et qu’ils se sont présentés comme un couple pendant environ les 15 dernières années de la vie de C. C. Bien sûr, C. C. avait caché cette relation à certaines personnes — mais seulement à celles qui étaient restées à Ajax. Pour des raisons que j’ai expliquées, C. C. n’avait pas révélé P. G. à W. V., à leurs deux filles et à ses proches en Ontario. Une fois C. C. à Calgary, ses proches à Ajax ne jouaient plus qu’un rôle mineur dans sa vie. Je suis convaincu que la vie menée par C. C. et P. G. paraissait aux yeux de tous, mis à part de rares exceptions, être celle d’une union s’apparentant au mariage.

C. C. et P. G. étaient financièrement interdépendants, dans une certaine mesure

[50] Comme je l’ai mentionné, C. C. et P. G. ne partageaient pas d’actifs. Elle louait son duplex, et C. C. et elle avait chacun leur propre véhicule, bien qu’elle ait inclus C. C. et sa voiture dans sa police d’assurance.

[51] C. C. et P. G. ne partageaient pas non plus un compte bancaire et ne mettaient pas en comment l’argent qu’ils gagnaient. Ils ont gardé leurs finances plus ou moins séparées. Il semble que tous les services publics étaient au nom de P. G., tout comme c’était le cas avant que C. C. emménage chez elle. Il semble aussi que C. C. ait continué de payer une partie des services publics pour la maison qu’il partageait avec W. V., comme c’était le cas avant son arrivée à Calgary.

[52] Malgré tout, C. C. contribuait aux dépenses du ménage sur X. Il le faisait en transférant périodiquement de l’argent à P. G., quand il en avait. Un peu de la même façon, il envoyait de l’argent à W. V. de façon ponctuelle pour assumer ses obligations envers sa famille d’Ajax.

[53] Comme je l’ai mentionné plus haut, le souci de confidentialité qui habitait C. C. est sûrement ce qui explique l’absence de son nom aux baux, aux comptes et à d’autres documents traçables. Il a peut-être aussi été motivé par le désir de conserver ses fonds et de contrôler ses dépenses. Néanmoins, même si C. C. n’a pas toujours payé une part égale, je suis convaincue que P. G. et lui étaient néanmoins mutuellement responsables de l’entretien de leur maison et de leur famille, et ce, d’une façon qui caractérise un couple dont la relation s'apparente au mariage.

[54] Je reconnais que le nom de C. C., comme époux, avait continué de figurer dans les avantages sociaux de W. V., et ce des années après son départ à Calgary. Cependant, il n’est pas difficile de voir pourquoi le maintien de ce statu quo lui convenait. W. V. avait un emploi stable dans le domaine de la santé et avait probablement de meilleurs avantages sociaux que P. G., qui avait mis sa carrière sur pause assez longtemps, au moins une fois. Plusieurs témoins ont affirmé que C. C. n’aimait pas le conflit. Il n’arrivait pas à mettre fin à son mariage, en partie parce qu’il ne voulait pas blesser W. V., mais aussi parce qu’un divorce lui porterait tout un coup du point de vue financier.

[55] Le testament dont C. C. s’était doté cinq mois avant de mourir est très révélateur de la façon dont il concevait sa relation avec P. G. dans sa dernière année de vieNote de bas de page 29. Dans son testament, il appelle P. G. son [traduction] « épouse » et la désigne comme étant son unique héritière et exécutrice testamentaire. Bien que le testament ne confirme pas de façon définitive que C. C. avait vécu dans une relation conjugale avec P. G. pendant l’année entière précédant son décès, il laisse présumer que leur relation était durable et profonde.

Conclusion

[56] Cette affaire était fort complexe. W. V. et P. G. sont toutes deux des requérantes sympathiques qui ont découvert que l’homme qu’elles considéraient comme leur époux les trompait depuis des années. Autant qu’elles puissent mériter toutes les deux une pension de survivant, j’ai dû m’en tenir aux faits et au droit et voir où ils me menaient. Au bout du compte, j’ai dû conclure que C. C. vivait en union de fait avec P. G. au moment de son décès.

[57] Les unions de fait diffèrent des mariages légaux. Les parties qui vivent en union de fait doivent démontrer, par leurs actes et leur conduite, une intention mutuelle de vivre ensemble dans une relation conjugale d’une certaine permanenceNote de bas de page 30. Malgré son manque de fidélité envers P. G., j’ai néanmoins pu déduire que C. C. avait l’intention de vivre avec P. G. dans une relation semblable au mariage, conformément à la preuve montrant qu’il vivait avec elle, qu’il contribuait à subvenir à ses besoins et à ceux de leur enfant, qu’il la présentait comme son épouse à sa communauté, et qu’il lui avait tout laissé dans son testament. Même si W. V. était encore l’épouse de C. C. au moment de son décès, son droit à la pension a été éclipsé par l’existence d’une conjointe de fait.

[58] L’appel est accueilli. P. G. a droit à la pension de survivant du Régime de pensions du Canada.

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