Régime de pensions du Canada (RPC) – autre

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[TRADUCTION]

Citation : EM c Ministre de l’Emploi et du Développement social, 2024 TSS 291

Tribunal de la sécurité sociale du Canada
Division générale, section de la sécurité du revenu

Décision

Partie appelante : E. M.
Partie intimée : Cathy Isenor, pour le ministre de l’Emploi et du Développement social

Décision portée en appel : Décision de révision datée du 7 juin 2023 rendue par le ministre de l’Emploi et du Développement social (communiquée par Service Canada)

Membre du Tribunal : Jackie Laidlaw
Mode d’audience : Téléconférence
Date de l’audience : Le 6 février 2024
Personnes présentes à l’audience : Partie appelante
Partie intimée
Date de la décision : Le 13 février 2024
Numéro de dossier : GP-23-1112

Sur cette page

Décision

[1] L’appel est accueilli.

[2] L’appelante, E. M., a droit à une pension de survivant du Régime de pensions du Canada. La présente décision explique pourquoi j’accueille l’appel.

Aperçu

[3] L’appelante avait 75 ans lorsqu’elle a épousé T. B., le défunt, le 12 octobre 2022. Celui-ci est ensuite décédé le 20 octobre 2022. L’appelante avait été la conjointe de fait de R. S. de 1999 jusqu’à son décès, le 27 septembre 2022. L’appelante a vécu avec le défunt d’octobre 2020 à son décès.

[4] L’appelante a demandé une pension de survivant du Régime de pensions du Canada le 22 juin 2023. Le ministre de l’Emploi et du Développement social a rejeté sa demande. L’appelante a porté la décision du ministre en appel à la division générale du Tribunal de la sécurité sociale.

Motifs du refus du ministre

[5] Le ministre a rejeté la demande de l’appelante sur le fondement de l’article 63(7) du Régime de pensions du Canada, mentionné au paragraphe 9 ci-dessous. En effet, il a établi que l’appelante et le défunt n’avaient pas vécu en union de fait pendant un an avant de se marier, et que l’état de santé du défunt était tel qu’on ne pouvait pas s’attendre à ce qu’il vive au moins un an après le mariage.

Ce que l’appelante doit prouver

[6] Pour avoir gain de cause, l’appelante doit prouver :

  1. (i) soit que le défunt s’attendait à vivre au moins un an après le mariage;
  2. (ii) soit qu’elle avait vécu avec le défunt en union de fait pendant un an avant leur mariage.

Droit applicable

[7] Une pension de survivant est versée au survivant d’un cotisant décédéNote de bas de page 1. Au sens du Régime de pensions du Canada, le survivant est la personne qui est mariée au cotisant au moment de son décès, s’il n’y a pas de conjoint de faitNote de bas de page 2.

[8] Le conjoint de fait est la personne qui, au moment du décès du cotisant, vivait avec lui dans une relation conjugale, et ce de façon continue depuis au moins un anNote de bas de page 3.

[9] Une pension de survivant n’est pas payable si un cotisant décède dans l’année suivant son mariage, à moins que la preuve démontre que son espérance de vie devait être d’au moins un anNote de bas de page 4.

[10] Il peut y avoir une exception si la période de mariage et la période de cohabitation précédant le mariage totalisent plus d’un anNote de bas de page 5.

Faits non contestés

[11] L’appelante a vécu en union de fait avec R. S. à compter de 1999. R. S. a reçu un diagnostic de démence frontotemporale et a été admis à l’hôpital en juillet 2019. R. S. a ensuite transféré dans un centre de soins de longue durée en octobre 2019, où il est resté jusqu’à son décès, le 27 septembre 2022.

[12] Le défunt et l’appelante se sont mariés légalement le 12 octobre 2022.

[13] Le défunt a reçu un diagnostic de cancer et est décédé le 20 octobre 2022.

[14] L’appelante habite actuellement dans la copropriété du défunt (condo).

Témoignage de l’appelante

[15] L’appelante a rencontré le défunt dans le stationnement de l’hôpital où séjournaient R. S. et l’épouse du défunt. C’était en juillet ou en août 2019. Ils se sont vus et ont parlé quelques fois par la suite dans le stationnement. L’épouse du défunt est décédée en août 2019.

[16] Le défunt et l’appelante sont restés en contact en échangeant des textos pendant un an. Le défunt a aidé l’appelante à trouver des soins de longue durée pour R. S.

[17] Le défunt est parti en vacances en Floride en janvier 2020. Il a demandé à l’appelante de se joindre à lui, de façon platonique, pour lui offrir un peu de répit. L’appelante devait elle aussi se rendre dans un autre coin de la Floride et était contrainte par les nouvelles restrictions liées à la COVID-19. À son retour de la Floride, le défunt a offert à l’appelante un souvenir acheté dans un magasin à un dollar. Ils ont convenu de se rencontrer et elle a payé son déjeuner pour le remercier de son cadeau. À cause de la COVID-19, ils ont seulement pu se voir en mai 2020. Ils ont alors commencé à faire des sorties ensemble. Ils allaient voir les tulipes et [traduction] « se fréquentaient ». Ils ont commencé à avoir des rapports sexuels en juillet ou en août 2020.

[18] En octobre 2020, l’appelante a dû être opérée au genou. Le défunt lui a demandé d’emménager avec lui pour qu’il s’occupe d’elle. Même si elle n’avait pas officiellement emménagé chez le défunt, elle y passait la majeure partie de son temps.

[19] C’est à peu près à ce moment-là que l’appelante et le défunt, qui avaient tous les deux 70 ans passés, ont parlé de se marier – mais pas avant que R. S. décède. Même si l’appelante ne vivait plus techniquement avec R. S., elle demeurait sa proche aidante et se considérait encore comme sa conjointe de fait. Elle voulait donc attendre.

[20] En septembre 2021, l’appelante a vendu la maison dont elle était propriétaire avec R. S. Elle avait une procuration pour le faire. La vente de la maison ne posait aucun problème légal.

[21] C’est donc à ce moment-là, en septembre 2021, que l’appelante a officiellement emménagé dans le condo du défunt.

[22] En novembre 2021, le défunt s’est évanoui. Le 2 décembre 2021, il est allé à l’urgence et a appris qu’il avait un cancer de stade 4. Le 4 décembre 2021, le défunt et l’appelante se sont rendus à l’institut de cardiologie pour que le défunt y subisse un pontage cardiaque.

[23] Durant l’année qui a suivi, l’appelante a continué à vivre avec le défunt. Elle l’amenait à ses rendez-vous de transfusions sanguines, de radiothérapie et de chimiothérapie. Elle vivait toujours avec lui; elle veillait constamment sur lui comme conjointe et proche aidante. Par ailleurs, elle demeurait aussi la proche aidante de R. S. En effet, elle lui rendait toujours visite dans son centre de soins de longue durée et prenait des décisions pour assurer son bien-être.

[24] L’appelante était inscrite comme personne à contacter dans le dossier du défunt à l’hôpital, tout comme son fils. Comme le fils du défunt avait du mal à parler, l’appelante est devenue la principale responsable et signait tout.

[25] L’appelante a déclaré qu’elle connaissait très bien le fils et la belle-fille du défunt. Elle les avait rencontrés pour la première fois à l’automne 2020. Ils avaient accepté sa relation avec le défunt parce qu’ils savaient qu’il était heureux. Elle parlait souvent au fils du défunt. Elle parlait encore avec lui, même depuis le décès de son père. Le fils du défunt et son épouse étaient présents quand l’appelante et le défunt s’étaient mariés. L’épouse du fils figurait comme témoin sur la licence de mariage.

[26] L’appelante a expliqué qu’ils avaient peu socialisé avec d'autres à cause de la COVID-19. Cependant, ses amis, ses voisins et ses collègues étaient au courant de sa relation avec le défunt.

[27] L’appelante a affirmé que le défunt était un militaire et qu’il n’aurait jamais fait quelque chose qu’il ne voulait pas faire. Il était resté sain d’esprit jusqu’à sa mort.

[28] L’appelante a affirmé que les médecins et le défunt ne lui avaient jamais dit qu’il allait mourir. Elle ignorait combien de temps il vivrait. Le dernier mois, en août ou en septembre 2022, le défunt avait suivi un traitement radiologique supplémentaire dans l’espoir de guérir.

[29] L’appelante vit toujours dans le condo qu’elle partageait avec le défunt. Le défunt l’avait arrangé avant son décès pour que l'appelante puisse y passer le reste de sa vie.

Preuve substantielle

[30] Le dossier contient peu de preuves, et ne contient aucun dossier médical qui concerne le défunt, à l’exception de la procuration relative au soin de la personne. L’essentiel de ma décision est basé sur le témoignage que l’appelante a livré sous serment.

[31] Dans une déclaration signée comme témoin, le concierge qui s’occupait de la copropriété du défunt a affirmé que l’appelante avait officiellement emménagé dans le condo du défunt en septembre 2021Note de bas de page 6.

[32] La belle-fille du défunt figurait comme témoin sur leur certificat de mariageNote de bas de page 7.

[33] Dans un relevé de compte de RBC Dominion Valeurs mobilières qui appartenait à l'appelante et datait du 30 septembre 2021, l’adresse indiquée était celle du défuntNote de bas de page 8.

[34] À l’audience, j’ai demandé une copie de la procuration du défunt relative au soin de la personne comme il s’agissait d’une information pertinente. L’appelante en a fait parvenir une copie au Tribunal. Le document désigne l’appelante et le fils du défunt pour agir conjointement ou séparément comme mandataires à la personneNote de bas de page 9.

Motifs de ma décision

[35] À l’audience, le ministre a maintenu sa position concernant le rejet de la demande de l’appelante. Il a déclaré qu’il manquait toujours des éléments de preuve pour prouver que l’appelante avait vécu en union de fait avec le défunt.

[36] L’appelante avait dit de nombreuses fois au ministre qu’ils n’étaient pas conjoints de fait. Le ministre prend l’appelante au pied de la lettre. Il faut considérer ce commentaire dans un contexte réaliste, et pas au sens strict. L’appelante voyait une « union de fait » avec un filtre moral. C’était une femme catholique d’un certain âge. Elle avait le sentiment d’être encore en relation avec R. S. Bien que celui-ci ne vivait plus avec elle, il était toujours vivant. D’un point de vue moral, elle ne croyait pas qu’une personne puisse avoir deux conjoints de fait. Elle a affirmé que le défunt et elle étaient amoureux et qu’ils prévoyaient se marier quand R. S. serait mort. Mais jusqu’à son décès, ils vivaient ensemble dans une relation extra-conjugale, comme elle le disait.

[37] Légalement, il est vrai qu’une personne ne peut pas avoir deux conjoints de fait. Cependant, elle vivait avec le défunt, un an avant leur mariage, et avait des relations conjugales avec lui. C’est une version simplifiée de l’« union de fait » selon le Régime de pensions du Canada. C’est ce sur quoi je dois me prononcer, et non sur l’aspect moral des relations de l’appelante avec deux hommes.

[38] La preuve montre qu’elle a emménagé avec le défunt un an avant leur mariage. L’appelante a déclaré qu’ils avaient commencé à avoir des relations conjugales en juillet ou en août 2020, bien avant le décès du défunt. J’admets qu’il s’agit de faits.

[39] Il y a d’autres critères dont je dois tenir compte pour établir s’il y a union de fait.

[40] Les tribunaux ont décrit ce qu’on entend par la cohabitation dans une union de faitNote de bas de page 10. Voici une liste non exhaustive d’éléments à considérer :

  • L’interdépendance financière, soit le partage de comptes bancaires, de cartes de crédit et de propriété;
  • Des relations sexuelles;
  • Une résidence commune;
  • Le partage des responsabilités du ménage et de l’éducation des enfants;
  • Des actifs partagés, comme des voitures;
  • Le fait d’être nommé bénéficiaire dans le testament de l’autre ou dans sa police d’assurance, entre autres;
  • La connaissance des besoins médicaux;
  • La reconnaissance publique des parties;
  • Le fait de se présenter aux autorités fiscales et de protection sociale comme conjoints de faitNote de bas de page 11.

[41] Je dois examiner cette situation de façon rationnelle et réaliste à la lumière d’un manque de preuve substantielle.

[42] L’appelante était bien au courant des besoins médicaux du défunt et avait été nommée par procuration pour ses soins personnels. Je reconnais que la procuration ne précède pas d’un an leur mariage, mais le défunt n’était simplement pas malade un an avant leur mariage. Le défunt a appris en décembre 2021 qu’il était atteint d’un cancer de stade 4, généralement considéré comme terminal. Il a ensuite eu de nombreux traitements et rendez-vous médicaux, auxquels l’appelante l’a toujours accompagné. L’appelante était au courant de ses besoins médicaux. De plus, le défunt lui avait demandé d’emménager chez lui lorsqu’elle avait dû subir une opération au genou, ce qui montre qu’il était lui aussi au courant de ses besoins médicaux.

[43] En même temps, R. S. passait les derniers mois de sa vie dans un centre de soins de longue durée, et l’appelante s’occupait des deux hommes. Il est raisonnable que l’appelante et le défunt n’aient simplement pas eu le temps de s’attaquer à des questions très complexes comme les testaments, les comptes bancaires, les comptes mensuels ou les prêts conjoints. De plus, je n’accorde pas de poids à leur interdépendance financière ou à leurs biens communs, comme les deux parties avaient déjà 70 ans passés et leurs propres comptes depuis longtemps. Ce ne sont pas tous les couples, surtout les couples plus âgés, qui souhaitent combiner leurs actifs.

[44] Leur relation a pris forme durant la COVID-19. Je reconnais qu’ils n’auraient pas vu beaucoup d’amis pendant cette période. Cependant, le fils et la belle-fille du défunt avaient été présents à leur très petit mariage, ce qui me montre que leur relation était connue et acceptée par leurs amis et leur famille.

[45] L’article sur lequel le ministre s’est fondé est rarement invoqué. J’ai réfléchi à l’intention des législateurs au moment d’inclure cette disposition dans le Régime de pensions du Canada. Selon moi, sa seule utilité serait d’empêcher une personne d’en épouser frauduleusement une autre dans le but de bénéficier de sa pension de survivant. Le Régime de pensions du Canada est une prestation d’assurance, payée en partie par le défunt par l’entremise de ses cotisations au Régime de pensions du Canada. Dans cette optique, cette police d’assurance appartient au défunt, et il peut bien choisir d’épouser qui il veut en sachant que cette personne en bénéficierait (sous réserve qu’il n’ait pas d’autre union de fait à ce moment-là). Je peux concevoir que cet article soit invoqué si le défunt n’avait pas réellement été sain d’esprit au moment du mariage, ou advenant la présence d’une autre « conjointe » qui aurait autrement été bénéficiaire de la prestation.

[46] Ici, nous n’avons affaire à ni l’un ni l’autre de ces scénarios. Même si le défunt était malade quand il a épousé l’appelante, il était sain d’esprit. Son ancienne épouse était décédée et il n’y avait aucune autre « épouse » susceptible d’en bénéficier. Je ne pense pas que cet article soit destiné à ce couple. Néanmoins, le ministre a refusé la prestation à l'appelante en se fondant sur cet articleNote de bas de page 12, et je dois décider si l’appelante satisfait à la clause d’exclusionNote de bas de page 13.

[47] L’appelante a prouvé qu’elle et le défunt vivaient ensemble dans une relation conjugale un an avant leur mariage. L’appelante avait été nommée mandataire pour ses soins personnels. Ses enfants étaient au courant de la relation et avaient sanctionné le mariage comme témoins. Ainsi, je suis convaincue que l’appelante et le défunt avaient vécu en union de fait au sens du Régime de pensions du Canada un an avant leur mariage.

Conclusion

[48] Je conclus que l’appelante est admissible à la pension de survivant du Régime de pensions du Canada pour le défunt, puisqu’ils étaient légalement mariés et vivaient en union de fait un an avant le mariage.

[49] Par conséquent, l’appel est accueilli.

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