[TRADUCTION]
Citation : CL c Ministre de l’Emploi et du Développement social, 2024 TSS 1222
Tribunal de la sécurité sociale du Canada
Division générale, section de la sécurité du revenu
Décision
Partie appelante : | C. L. |
Partie intimée : | Ministre de l’Emploi et du Développement social |
Décision portée en appel : | Décision de révision datée du 2 février 2024 rendue par le ministre de l’Emploi et du Développement social (communiquée par Service Canada) |
Membre du Tribunal : | Sarah Sheaves |
Mode d’audience : | Vidéoconférence |
Date de l’audience : | Le 24 septembre 2024 |
Personne présente à l’audience : | Appelant |
Date de la décision : | Le 11 octobre 2024 |
Numéro de dossier : | GP-24-990 |
Sur cette page
- Décision
- Aperçu
- Ce que l’appelant doit prouver
- Motifs de ma décision
- Début du versement de la pension
- Conclusion
Décision
[1] L’appel est accueilli.
[2] L’appelant, C. L., est admissible à une pension d’invalidité du Régime de pensions du Canada, payable à partir d’octobre 2023. Dans la présente décision, je vais expliquer pourquoi j’accueille l’appel.
Aperçu
[3] L’appelant a 43 ans. Il travaillait comme contremaître en construction, spécialisé en rendement humain et en sécurité au travail.
[4] En juin 2023, il a eu un accident de moto qui lui a causé de multiples fractures à la colonne thoracique, à l’articulation sacro-iliaque et au bassin. Sa jambe gauche a dû être amputée au-dessus du genou. Depuis, il n’est pas retourné travailler en raison de son état de santé.
[5] Le 15 novembre 2023, l’appelant a demandé une pension d’invalidité du Régime de pensions du Canada. Le ministre de l’Emploi et du Développement social a rejeté sa demande. L’appelant a porté la décision du ministre en appel à la division générale du Tribunal de la sécurité sociale.
[6] L’appelant affirme que ses problèmes de santé sont graves et prolongés. Il est incapable de marcher sans dispositif d’aide et n’a pas de prothèse fonctionnelle. Son rétablissement sera long. Il est motivé et espère retourner travailler un jour, mais il ne sait pas vraiment à quel moment il pourrait le faire et quel type de travail serait possible.
[7] Le ministre affirme que l’état de santé de l’appelant s’est amélioré depuis son accident et qu’il continuera probablement de s’améliorer. Le ministre semble soutenir que les problèmes de santé de l’appelant ne sont pas prolongés et qu’il sera capable de travailler d’une façon ou d’une autre dans l’avenir.
Ce que l’appelant doit prouver
[8] Pour avoir gain de cause, l’appelant doit prouver qu’il avait une invalidité grave et prolongée au plus tard le jour de l’audience, c’est-à-dire le 24 septembre 2024Note de bas de page 1.
[9] Le Régime de pensions du Canada définit les termes « grave » et « prolongée ».
[10] Une invalidité est grave si elle rend la personne régulièrement incapable de détenir une occupation véritablement rémunératriceNote de bas de page 2.
[11] Pour décider si l’appelant a une invalidité grave, je dois examiner l’effet global de ses problèmes de santé sur sa capacité de travailler. Je dois aussi tenir compte de certains facteurs, comme son âge, son niveau de scolarité, son expérience de travail et son expérience personnelle. Ces facteurs me permettent de voir sa situation de façon réaliste. Ils m’aident à décider s’il a une invalidité grave. Si l’appelant est régulièrement capable de faire un quelconque travail qui lui permet de gagner sa vie, il n’a pas droit à une pension d’invalidité.
[12] Une invalidité est prolongée si elle doit vraisemblablement durer pendant une période longue, continue et indéfinie ou si elle risque d’entraîner le décèsNote de bas de page 3.
[13] Autrement dit, aucun rétablissement ne doit être prévu. Pour être prolongée, l’invalidité de l’appelant doit l’obliger à quitter le marché du travail pendant très longtemps.
[14] L’appelant doit prouver qu’il a une invalidité grave et prolongée selon la prépondérance des probabilités. En d’autres mots, il doit me convaincre qu’il est plus probable qu’improbable qu’il a une invalidité.
Motifs de ma décision
[15] Je considère que l’appelant a une invalidité grave et prolongée depuis juin 2023. J’ai tiré cette conclusion après avoir examiné les questions suivantes :
- L’invalidité de l’appelant est-elle grave?
- L’invalidité de l’appelant est-elle prolongée?
L’invalidité de l’appelant est-elle grave?
[16] L’appelant a une invalidité grave. J’ai basé cette conclusion sur plusieurs facteurs que je vais expliquer ci-dessous.
Les limitations fonctionnelles de l’appelant nuisent à sa capacité de travailler
[17] L’appelant a :
- des fractures de la colonne thoracique aux vertèbres T10 et T11, avec fusion vertébrale;
- des fractures acétabulaires et pubiennes des 2 côtés du bassin;
- une fracture de l’articulation sacro-iliaque;
- la jambe gauche amputée au-dessus du genou;
- des douleurs et une fatigue chroniques.
[18] Toutefois, des diagnostics ne suffisent pas à régler la question de son invaliditéNote de bas de page 4. Je dois plutôt voir si des limitations fonctionnelles l’empêchent de gagner sa vieNote de bas de page 5. Dans cette optique, je dois tenir compte de tous ses problèmes de santé (pas juste du plus important) et de leur effet sur sa capacité à travaillerNote de bas de page 6.
[19] Je conclus que l’appelant a effectivement des limitations fonctionnelles qui nuisent à sa capacité de travailler.
Ce que l’appelant dit de ses limitations fonctionnelles
[20] L’appelant affirme que les limitations fonctionnelles causées par ses problèmes de santé nuisent à sa capacité de travailler. Il dit ce qui suit :
- Il peut se tenir debout moins de 10 minutes.
- Sa capacité de s’asseoir est imprévisible en raison de douleurs au dos et aux jambes. Ses douleurs aux jambes augmentent en position assise. Ce problème nuit aussi à sa capacité de conduire.
- À l’aide d’un déambulateur ou de béquilles, il peut marcher moins de 100 mètres lors d’une « bonne » journée.
- La prothèse lui cause des blessures cutanées et des douleurs névralgiques à la jambe, et ces problèmes persistent même après avoir enlevé la prothèse.
- Il a de la difficulté à uriner en raison de ses problèmes de santé.
- Il a perdu sa force et se sent faible.
- Il est incapable de se pencher lorsqu’il utilise une prothèse, alors il ne peut pas attacher ses chaussures.
- Il est incapable de s’accroupir, de s’agenouiller ou de fléchir les jambes. Il a du mal à utiliser les escaliers et doit le faire très lentement. Il ne peut pas transporter d’objets en montant ou en descendant.
- Il ne peut pas transporter d’objets parce qu’il doit utiliser des dispositifs d’aide pour marcher.
- Il a du mal à dormir en raison de douleurs fantômes à la jambe et de douleurs musculaires. Il dort environ 4 heures par nuit.
- Il a une fatigue chronique. Il doit s’étendre pendant la journée, surtout s’il a eu un traitement.
- Il a besoin d’aide pour ses soins personnels et l’entretien de son domicile.
- Il a des troubles gastriques à cause de sa médication.
Ce que la preuve médicale révèle sur les limitations fonctionnelles de l’appelant
[21] L’appelant doit fournir des éléments de preuve médicale qui montrent que ses limitations fonctionnelles nuisaient à sa capacité de travailler au plus tard le 24 septembre 2024Note de bas de page 7.
[22] La preuve médicale confirme la version des faits de l’appelant.
[23] Des dossiers hospitaliers décrivent en détail les problèmes de santé de l’appelant. On peut y lire qu’il a subi des fractures au niveau sacro-iliaque, aux vertèbres T10 et T11, ainsi que des fractures bilatérales (des 2 côtés) de la racine acétabulaire et supérieure du bassin. Il a eu une chirurgie de fusion vertébraleNote de bas de page 8.
[24] L’appelant a développé une ostéomyélite, c’est-à-dire une infection osseuse de la colonne vertébrale. Il a dû subir une autre chirurgie pour traiter cette infection.
[25] Les dossiers confirment aussi qu’il s’est fait amputer la jambe gauche au-dessus du genou.
[26] En novembre et décembre 2023, une infirmière praticienne a produit un rapport médical pour le Régime de pensions du CanadaNote de bas de page 9. Elle a écrit que l’appelant est incapable de marcher sans béquilles ou sans déambulateur et que ses capacités sont limitées pour ce qui est de se tenir debout, de marcher et d’utiliser les escaliers.
[27] L’infirmière praticienne a déclaré que l’appelant a des douleurs et une fatigue chroniques, que ses mouvements sont limités, qu’il a du mal à dormir et qu’il doit obtenir de l’aide pour cuisiner, faire le ménage et réaliser ses tâches de la vie quotidienne.
[28] La preuve médicale confirme que les limitations fonctionnelles de l’appelant l’empêchent de faire tout travail régulier depuis juin 2023.
[29] Je vais maintenant chercher à savoir s’il a suivi les conseils médicaux.
L’appelant a suivi les conseils médicaux
[30] Pour avoir droit à une pension d’invalidité, une personne doit avoir suivi les traitements recommandésNote de bas de page 10.
[31] L’appelant a suivi les conseils médicaux.
[32] Il a subi une chirurgie de fusion vertébrale et une chirurgie d’amputation de la jambe gauche.
[33] Il a été hospitalisé longtemps et a développé des infections qui ont nécessité des soins prolongés.
[34] Il a des séances d’ergothérapie et de physiothérapie 4 fois par semaine, ainsi que des séances de massothérapie 1 fois par semaine. Il a aussi un traitement toutes les 2 semaines à une clinique pour personnes amputées.
[35] Il a suivi toutes les recommandations des fournisseurs de soins de santé. Il est même proactif dans sa recherche de traitement.
[36] Maintenant, je dois chercher à savoir si l’appelant est régulièrement capable d’occuper d’autres types d’emplois. Pour être graves, ses limitations fonctionnelles doivent l’empêcher de gagner sa vie, peu importe l’emploi, et pas seulement le rendre incapable d’occuper son emploi habituelNote de bas de page 11.
L’appelant est incapable de travailler dans un contexte réaliste
[37] Mon analyse ne peut pas s’arrêter aux problèmes médicaux et à leur effet fonctionnel. Pour décider si l’appelant est capable de travailler, je dois aussi tenir compte des facteurs suivants :
- son âge;
- son niveau de scolarité;
- ses aptitudes linguistiques;
- son expérience de travail et son expérience personnelle.
[38] Ces facteurs m’aident à savoir si l’appelant est capable de travailler dans un contexte réaliste. Autrement dit, est-il réaliste de dire qu’il peut travaillerNote de bas de page 12?
[39] Je considère que l’appelant est incapable de travailler dans un contexte réaliste depuis juin 2023.
[40] Les caractéristiques personnelles de l’appelant ne constituent pas un obstacle au travail dans un contexte réaliste. Il a 43 ans. Il est encore assez jeune pour trouver du travail et se recycler dans un autre domaine. Il a un certificat de charpentier ainsi qu’un certificat universitaire en rendement humain. L’anglais est sa langue maternelle. Il a de nombreuses années d’expérience de travail et de supervision dans le domaine de la construction et en santé et sécurité.
[41] Cependant, ses grandes limitations fonctionnelles constituent un obstacle au travail dans un contexte réaliste.
[42] L’appelant a des limitations pour ce qui est de s’asseoir, de se tenir debout et de marcher. Il a besoin d’aide pour de nombreuses tâches de la vie quotidienne. Ses capacités sont limitées dans les escaliers. Il est incapable de se pencher, de s’agenouiller ou de s’accroupir. Il a un programme de réadaptation chargé.
[43] Ses restrictions à la mobilité sont encore majeures. Il est constamment en douleurs. Il a une fatigue chronique qui rend l’exécution de toute tâche incertaine. Il doit s’étendre et se reposer tous les jours.
[44] Ses limitations fonctionnelles l’empêchent de travailler régulièrement dans un contexte réaliste. Il serait tout à fait irréaliste de s’attendre à ce qu’il trouve un travail qui s’adapterait à ses limitations maintenant ou dans un avenir prévisible.
[45] Je conclus que l’appelant à une invalidité grave depuis juin 2023. C’était le mois où il a eu son accident qui a causé ses multiples problèmes de santé.
L’invalidité de l’appelant est-elle prolongée?
[46] L’appelant a une invalidité prolongée.
[47] Les problèmes de santé de l’appelant ont commencé en juin 2023 et sont toujours présentsNote de bas de page 13.
[48] Ils risquent donc de perdurer.
[49] L’amputation à la jambe est permanente et entraînera des limitations à vie. L’appelant n’a pas de prothèse fonctionnelle. Le dernier modèle qu’il a essayé a aggravé ses problèmes et nui à ses capacités.
[50] L’appelant finira probablement par trouver la prothèse qui lui convient. Mais il devra apprendre à marcher avec celle-ci et aura besoin de thérapies et de traitements continus pour s’y adapter, avant de penser à pouvoir retourner travailler. À ce point-ci, on ne sait pas combien de temps pourrait durer ce processus.
[51] L’appelant a montré de façon admirable qu’il était déterminé à tenter de retourner sur le marché du travail et à retrouver son indépendance. Cependant, aucun professionnel de la santé n’est capable à présent d’estimer le moment où il pourrait être assez rétabli pour travailler.
[52] Le ministre semble s’être concentré sur la perception que les problèmes de santé de l’appelant ne sont pas prolongés et qu’il pourra retrouver sa forme pour reprendre le travail.
[53] L’infirmière praticienne de l’appelant a peut-être contribué à cette position, car elle a indiqué que l’appelant serait probablement capable de retourner travailler après 6 à 12 mois. Par la suite, elle a plutôt suggéré un rétablissement en 12 à 24 mois, selon la guérison et la mobilité de l’appelantNote de bas de page 14.
[54] L’appelant affirme qu’il était toujours confiné à un fauteuil roulant et lourdement médicamenté lorsque l’infirmière a fait ce pronostic de retour au travail.
[55] Avec tout le respect que je dois à l’infirmière, ses prévisions étaient plus qu’optimistes, compte tenu des problèmes de santé de l’appelant. J’estime qu’en fait, ses prévisions étaient incorrectes et irréalistes. Je n’accorde aucun poids à son pronostic.
[56] La preuve ne permet pas de savoir comment l’infirmière praticienne est arrivée à son pronostic, surtout si l’on tient compte des blessures et des capacités fonctionnelles de l’appelant au moment où elle l’a formulé.
[57] Il y a 11 mois que l’infirmière avait prévu un retour au travail, et l’appelant a encore des limitations fonctionnelles importantes quand vient le temps de faire ses tâches de la vie quotidienne. Il a encore besoin d’une personne qui vient lui offrir des soins à domicile quelques jours par semaine et de l’aide de sa famille tous les jours.
[58] L’appelant n’a pas de prothèse fonctionnelle. Son état de santé est précaire et s’est détérioré récemment après une mauvaise expérience avec une prothèse d’essai.
[59] Le jour de l’audience, nous n’avions pas de date pour un possible retour au travail. Les capacités fonctionnelles de l’appelant ne montrent pas du tout qu’il serait prêt à retourner travailler régulièrement et que son occupation serait véritablement rémunératrice.
[60] Le ministre a affirmé que l’état de santé de l’appelant s’était amélioré et qu’il continuera probablement de s’améliorer. C’est possible.
[61] L’appelant, lourdement handicapé après son accident, a été dans le coma près d’un mois. Il avait des fractures à la colonne vertébrale et au bassin et s’est fait amputer une jambe. Son état de santé s’est amélioré. Il s’est aussi rétabli après des infections postopératoires. Il est sorti de l’hôpital. Il peut utiliser un déambulateur ou des béquilles au lieu d’un fauteuil roulant.
[62] Cependant, son état de santé ne s’est pas amélioré au point où son niveau de limitations fonctionnelles lui permettrait d’être régulièrement capable de travailler.
[63] Des prévisions hypothétiques concernant une amélioration future ne sont pas des faits. Rien ne permet de prévoir les capacités fonctionnelles et l’endurance que l’appelant aura lorsqu’il atteindra un rétablissement maximal ni le temps que cela prendra. Par conséquent, son invalidité durera pendant une période indéfinie, c’est-à-dire que nous ne savons pas combien de temps elle se poursuivraNote de bas de page 15.
[64] Comme l’appelant se rétablit petit à petit depuis plus de 15 mois et qu’il continuera ainsi pendant une période indéterminée, ses problèmes de santé sont prolongés.
[65] Je conclus que l’appelant a une invalidité prolongée depuis juin 2023.
Début du versement de la pension
[66] L’appelant a une invalidité grave et prolongée depuis juin 2023.
[67] La loi impose un délai d’attente de 4 mois avant le versement de la pensionNote de bas de page 16. Sa pension est donc versée à partir d’octobre 2023.
Conclusion
[68] Je conclus que l’appelant a une invalidité grave et prolongée et qu’il est donc admissible à une pension d’invalidité du Régime de pensions du Canada.
[69] Par conséquent, l’appel est accueilli.