[TRADUCTION]
Citation : BP c Ministre de l’Emploi et du Développement social, 2024 TSS 1310
Tribunal de la sécurité sociale du Canada
Division d’appel
Décision
Partie appelante : | B. P. |
Partie intimée : | Ministre de l’Emploi et du Développement social |
Représentante ou représentant : | Viola Herbert |
Décision portée en appel : | Décision rendue par la division générale le 26 mars 2024 (GP-23-1515) |
Membre du Tribunal : | Neil Nawaz |
Mode d’audience : | Téléconférence |
Date de l’audience : | Le 17 octobre 2024 |
Personnes présentes à l’audience : | Appelante Représentante de l’intimé |
Date de la décision : | Le 29 octobre 2024 |
Numéro de dossier : | AD-24-427 |
Sur cette page
Décision
[1] L’appel est rejeté. L’appelante n’a pas droit à une pension de survivant du Régime de pensions du Canada.
Aperçu
[2] L’appelante est citoyenne américaine et vit en Californie. Pendant de nombreuses années, elle a eu une relation avec feu N. L., un cotisant au Régime de pensions du Canada et résident de la Colombie-Britannique. N. L., que j’appellerai le cotisant décédé, est mort subitement en mai 2022, à l’âge de 52 ans.
[3] En novembre 2022, l’appelante a demandé une pension de survivant du Régime de pensions du CanadaNote de bas de page 1. Dans sa demande, elle disait être la conjointe de fait du cotisant décédé au moment du décès. Dans une déclaration solennelle jointe à sa demande, l’appelante a déclaré qu’elle avait vécu en Colombie-Britannique avec le cotisant décédé de septembre 2007 à octobre 2014. Elle avait alors recommencé à passer plus de temps en Californie pour prendre soin de ses petits-enfantsNote de bas de page 2. Elle a ajouté que le cotisant décédé et elle avaient continué de se voir régulièrement jusqu’au début de 2020, quand la frontière avait été fermée en raison de la pandémie. L’appelante a insisté sur le fait qu’ils n’avaient jamais eu l’intention de mettre fin à leur union de fait.
[4] Le ministre a rejeté la demande de l’appelante après avoir conclu qu’elle n’était pas la survivante du cotisant décédé. Le ministre a accordé de l’importance au fait que l’appelante ne vivait pas avec le cotisant décédé au moment de son décèsNote de bas de page 3.
[5] L’appelante a fait appel du refus du ministre devant le Tribunal de la sécurité sociale. La division générale du Tribunal a tenu une audience par téléconférence et a rejeté l’appel. Selon elle, même si l’appelante et le cotisant décédé avaient toujours maintenu une relation, ils avaient cessé d’être conjoints de fait en octobre 2014.
[6] L’appelante a ensuite demandé la permission de faire appel à la division d’appel. Cette permission lui a été accordée plus tôt cette année. J’ai donc tenu une audience pour discuter de sa demande en détail.
[7] Après avoir examiné les observations des deux parties, j’ai conclu que l’appelante n’a pas droit à la pension de survivant. La preuve montre que, malgré leur relation de longue date, l’appelante et le cotisant décédé ne vivaient pas ensemble durant les années précédant le décès.
Question en litige
[8] Pour pouvoir toucher une pension de survivant, l’appelante devait prouver qu’elle était la survivante du cotisant décédé. Autrement dit, elle devait démontrer qu’elle et le cotisant décédé étaient en union de fait au moment du décès, à défaut d’être mariés.
Analyse
[9] Comme c’est l’appelante qui demande des prestations, c’est elle qui a le fardeau de la preuve. Autrement dit, c’est l’appelante qui est responsable de prouver qu’elle est la survivante du cotisant décédéNote de bas de page 4.
[10] J’ai examiné le dossier et conclu que l’appelante ne s'est pas acquittée de ce fardeau. Tout bien considéré, la preuve disponible montre que l’appelante n’était que la petite amie du cotisant décédé durant les huit dernières années de sa vie, même s’ils avaient cohabité jusqu’en octobre 2014.
Le droit de survie dépend de nombreux facteurs
[11] Une pension de survivant du Régime de pensions du Canada est payable au survivant d’un cotisant décédé. Un survivant est une personne qui était légalement mariée au cotisant au moment de son décès. Toutefois, si le cotisant vivait en union de fait au moment de son décès, le survivant est alors son conjoint de faitNote de bas de page 5.
[12] Un conjoint de fait est une personne qui, au moment du décès du cotisant, vit avec le cotisant dans une relation conjugale depuis au moins un anNote de bas de page 6. Le Régime de pensions du Canada ne définit pas le terme « relation conjugale », mais les tribunaux ont établi qu’une telle relation dépend de nombreux facteurs, y compris :
- le partage d’un toit — si les deux parties vivaient sous le même toit;
- les rapports sexuels — si elles avaient des relations sexuelles et étaient fidèles l’une à l’autre;
- les services — si elles préparaient des repas ou faisaient d’autres tâches ménagères l’une pour l’autre;
- les activités sociales — si elles participaient ensemble à des activités du quartier ou de la collectivité;
- l’image sociétale — si elles étaient considérées comme un couple par la collectivité;
- le soutien — si elles partageaient des biens et des financesNote de bas de page 7.
[13] Si toutes les caractéristiques d’une relation conjugale peuvent être présentes à des degrés variables, elles ne sont pas toutes essentielles pour que la relation soit conjugale.
[14] Dans la présente affaire, l’appelante et le cotisant décédé n’ont jamais été mariés. Au décès du cotisant, ils n’étaient pas conjoints de fait non plus. En effet, la preuve révèle qu’ils ont vécu ensemble jusqu’en octobre 2014, puis qu’ils se sont séparés. Ils sont ensuite restés proches, mais de nombreuses caractéristiques propres aux relations conjugales étaient absentes de la leur.
L’appelante et le cotisant décédé étaient conjoints de fait jusqu’en octobre 2014
[15] J’accepte que l’appelante et le cotisant décédé ont été conjoints de fait jusqu’en octobre 2014. La preuve montre qu’ils ont commencé à vivre ensemble en septembre 2007 et que leur relation a été semblable à celle d’un couple marié pendant les sept années qui ont suiviNote de bas de page 8 :
- Ils ont partagé une résidence commune de septembre 2007 à octobre 2014. Ils ont d’abord habité à Surrey avec le frère du cotisant décédé. Ils ont ensuite emménagé dans un logement locatif situé à l’intérieur des terres de la Colombie-Britannique, où ils ont habité pendant environ 18 mois. Le cotisant était alors en arrêt de travail pour invalidité. Une fois le cotisant rétabli, ils sont retournés vivre à Surrey, où ils ont loué un appartement. Leurs deux noms figuraient sur les baux et sur certains comptes de services publics.
- Pendant les sept années où ils ont vécu ensemble, l’appelante et le cotisant décédé se partageaient les tâches ménagères. L’appelante faisait en majeure partie la cuisine, le ménage et la lessive, tandis que le cotisant décédé faisait la majeure partie de l’entretien et des travaux extérieurs. Le cotisant décédé soutenait l’appelante en payant toutes leurs dépenses.
- L’appelante et le cotisant décédé partageaient une chambre à coucher et avaient des relations sexuelles. Ils étaient fidèles l’un à l’autre.
- Leurs familles et leurs amis les considéraient comme un couple proche et engagé. Ils socialisaient en tant que couple. Ils allaient ensemble à des mariages dans la famille. Le cotisant décédé s’entendait bien avec les enfants de l’appelante, et l’appelante s’entendait bien avec la plupart de ses parents et amis.
- L’appelante estimait passer environ 10 mois par année en Colombie-Britannique. Elle retournait en Californie quelques semaines par an pour voir ses enfants, qui l’hébergeaient. Le cotisant décédé l’accompagnait parfois.
[16] Les circonstances décrites précédemment suffisent à me convaincre que l’appelante et le cotisant décédé ont vécu en union de fait pendant sept ans. Il est vrai qu’ils n’avaient pas, comme couple, toutes les caractéristiques typiques de partenaires interdépendants, comme des propriétés, des cartes de crédit ou des comptes bancaires communs. Il n’est toutefois pas rare que les personnes qui entrent en relation à mi-vie gardent leurs finances séparées.
[17] Cependant, leur relation est par la suite entrée dans une nouvelle phase, durant laquelle ils ont essentiellement commencé à vivre des vies séparées.
Le cotisant décédé et l’appelante ont cessé de vivre ensemble en octobre 2014
[18] Le Régime de pensions du Canada exige que la personne survivante démontre une cohabitation continue pendant au moins un an. Toutefois, la preuve disponible montre que l’appelante a passé relativement peu de temps avec le cotisant décédé durant les huit années qui ont précédé son décès.
[19] En octobre 2014, l’appelante a déménagé en Californie pour s’occuper de sa petite-fille nouvellement née. Son fils occupait alors deux emplois, dans un casino et pour un service de livraison de colis, et sa belle-fille faisait des quarts de soirée au centre d’appels d’une organisation de soins de santé intégrés. La belle-fille de l’appelante avait donc besoin d’aide, mais elle hésitait à confier son bébé à un inconnu en raison du traumatisme qu’elle avait elle-même vécu durant son enfance.
[20] L’appelante est alors partie les aider, dans l’idée qu’il s’agirait d’un arrangement temporaire et qu’elle et le cotisant décédé finiraient par reprendre leur vie commune quand sa petite-fille serait plus vieille. Après le départ de l’appelante pour la Californie, le cotisant décédé a emménagé dans un chalet quatre saisons dont il était propriétaire près de Princeton, en Colombie-Britannique.
[21] Le déménagement a eu une incidence importante sur le temps que l’appelante et le cotisant décédé ont passé ensemble. L’appelante venait le voir au Canada environ deux fois par année, y passant trois ou quatre semaines à la fois. Le cotisant décédé, lui, allait habituellement en Californie deux fois par année et y passait de quatre à cinq semaines chaque fois. L’appelante a expliqué que le cotisant décédé était capable de s’absenter du travail aussi longtemps grâce à ses années d’ancienneté comme chez Postes Canada.
[22] L’appelante a déclaré qu’elle et le cotisant sont demeurés engagés l’un envers l’autre, malgré la distance. Ils parlaient presque tous les jours sur Skype. Ils avaient des vêtements et des articles personnels chez l’autre. Ils connaissaient le mot de passe Internet de l’autre. Ils dormaient ensemble pendant leurs visites. L’appelante a insisté pour dire que leur relation était restée la même, à l’exception du fait qu’ils étaient physiquement ensemble moins souvent.
[23] Après quelques années, l’appelante a commencé à envisager de revenir au Canada. Toutefois, son fils et sa belle-fille ont eu un autre enfant et ont à nouveau eu besoin d’elle. La COVID-19 a ensuite frappé, ce qui a mis complètement fin à leurs visites. L’appelante a déclaré que la dernière visite remonte à octobre 2019. Elle avait acheté un billet d’avion pour aller à Vancouver en mars 2000, mais elle l’avait annulé de peur de rester coincée au Canada si les frontières devaient fermer – et c’est ultimement ce qui est arrivé. L’appelante et le cotisant décédé ne se sont jamais revus en personne.
[24] L’appelante a insisté sur le fait qu’elle et le cotisant décédé, même s’ils avaient été séparés pendant près des trois quarts de leur temps après 2014, n’en étaient pas moins un couple. Je ne suis pas d’accord. Même si la cohabitation n’est effectivement pas le seul facteur pour décider si un couple est en union de fait, il s’agit d’un facteur très important. La distance physique entre l’appelante et le cotisant décédé a eu des répercussions sur de nombreux autres aspects de leur relation. Ils ne dépendaient plus l’un de l’autre pour les tâches ménagères, à moins d’être ensemble. Par exemple, ils ne cuisinaient pas, ne mangeaient pas, ne dormaient pas et ne socialisaient pas ensemble, sauf pendant leurs visites, qui comptaient pour plus ou moins 16 semaines chaque année.
[25] De plus, ni l’appelante ni le cotisant décédé ne se sont nommés dans leurs testaments respectifs, malgré 15 ans de relation. Ils ne s’étaient jamais nommés mandataires de façon réciproque. Ils ne s’étaient pas non plus nommés bénéficiaires pour leur assurance-vie ou un compte d’épargne. L’appelante ne produisait pas de déclarations de revenus, ni aux États-Unis ni au Canada, mais le cotisant décédé le faisait ici et s’est systématiquement déclaré célibataire.
[26] L’appelante a expliqué qu’elle avait habité illégalement au Canada pendant une bonne partie des sept ans qu’elle avait passés en Colombie-Britannique, et que le cotisant décédé ne voulait donc indiquer son nom nulle part, pour ne pas attirer l’attention des autorités. Elle a expliqué qu’ils avaient été interrogés de manière serrée sur son statut une ou deux fois à la frontière. Elle craignait qu’on lui interdise d’être présente au pays s’ils se disaient plus sérieux que copain et copine.
[27] Vu ce contexte, je peux comprendre pourquoi la relation entre l’appelante et le cotisant décédé n’avait pas de nombreux attributs typiques de l’union de fait. Par contre, ils avaient malgré tout été séparés la majeure partie du temps. L’appelante a soutenu qu’ils voulaient passer plus de temps ensemble et qu’ils l’auraient fait s’il n’y avait pas eu de circonstances indépendantes de leur volonté. J’ai tenu compte de ces circonstances, mais elles ne m’ont pas convaincu que l’appelante et le cotisant décédé avaient maintenu une union de fait après octobre 2014.
Les intentions d’un couple se distinguent de leur comportement
[28] L’appelante a avancé que leur union de fait s’était poursuivie après octobre 2014 comme ni elle ni le cotisant décédé n’avaient eu l’intention d’y mettre fin. Elle a fondé son argument sur des décisions judiciaires interprétant des lois provinciales régissant le partage des biens entre époux et d’autres questions de droit de la famille.
[29] Toutefois, ces décisions ont une valeur limitée dans la présente affaire, puisque les lois provinciales ne s’appliquent pas aux demandes présentées en vertu du Régime de pensions du Canada, qui prévoit sa propre définition de l’union de fait. Il se trouve que bon nombre des causes invoquées par l’appelante s’appuient sur une décision de la Cour suprême du Canada qui portait sur une demande de pension de survivant du Régime de pensions du CanadaNote de bas de page 9. Dans l’affaire Hodge, la requérante s’était séparée de son conjoint en février 1993, mais a fait valoir qu’elle avait seulement mis fin à leur union de fait un an plus tard. La Cour suprême a conclu que la corésidence n’est pas synonyme de cohabitation. L’union de fait avait seulement pris fin quand, par sa conduite et son comportement, la requérante avait eu l’intention d’y mettre fin.
[30] L’intention de mettre fin à une union de fait peut être déduite des circonstances de fait entourant la relation du couple. Dans l’affaire qui nous occupe, la conduite et le comportement de l’appelante et du cotisant décédé donnent à penser qu’au moins l’un d’eux avait l’intention de mettre fin à leur cohabitation conjugale en octobre 2014. C’est ce mois-là que l’appelante a décidé de déménager dans un autre pays, à plus de 1000 kilomètres de la maison du cotisant décédé, pour s’occuper de sa petite-fille pendant une période indéterminée. Il ne s’agissait pas d’une séparation involontaire suscitée par une mutation ou une urgence médicale. Il s’agissait plutôt d’un choix – un choix difficile, sans contredit, mais un choix tout de même – où l’appelante priorisait sa famille plutôt que sa relation avec le cotisant décédé.
[31] L’appelante et le cotisant décédé ont maintenu une relation à distance pendant huit ans. Ils sont restés proches, mais n’avaient pas le lien étroit et la dépendance mutuelle qui ne peuvent se créer qu’en vivant avec l’autre personne. Malgré des visites fréquentes, ils ont gardé des vies séparées.
[32] Je trouve important de constater qu’ils ne s’étaient pas vus en décembre 2019, durant la dernière période des Fêtes ayant précédé la pandémie de COVID-19. L’appelante a insisté pour dire que la pandémie avait anéanti leurs projets de reprendre une vie commune. Elle a dit qu’ils n’avaient pas pu se voir pendant les deux dernières années et demie de la vie du cotisant, comme les gouvernements américain et canadien avaient fermé leurs frontières pour les voyages non essentiels.
[33] Je ne vais pas spéculer sur la question de savoir si l’appelante et le cotisant décédé auraient recommencé à cohabiter si la pandémie n’avait jamais eu lieu. Toutefois, même s’il était prouvé qu’ils prévoyaient effectivement de reprendre une vie commune, il demeure qu’ils ne l’ont pas fait. Je reconnais que la pandémie a perturbé la vie de millions de personnes, en particulier celles entretenant des relations transfrontalières. Cependant, la frontière n’avait pas été fermée pendant toute la crise : elle a rouvert en juillet 2021 pour les voyageurs qui pouvaient présenter une preuve de vaccination. L’appelante a déclaré que cela ne l’aidait pas, ni elle ni le cotisant décédé, comme ils ne faisaient pas confiance à l’innocuité et à l’efficacité des vaccins.
[34] Même s’ils avaient parfaitement le droit à cette opinion, ils faisaient ainsi un autre choix; un choix priorisant leurs préoccupations en matière de santé au détriment de leur présumé désir de recommencer à vivre ensemble. Ils ont choisi des chemins différents en 2014 et choisi de maintenir cette situation après 2020. Ces choix, aussi difficiles qu’ils aient pu être, signifiaient qu’ils n’étaient pas interdépendants comme le sont des partenaires de vie.
[35] Encore une fois, je ne nie pas que l’appelante et le cotisant décédé s’aimaient. Je nie cependant qu’ils auraient été en union de fait après 2014. L’appelante a insisté pour dire que le cotisant décédé et elle considéraient avoir une relation s’apparentant au mariage, malgré la distance. Cependant, ma décision ne peut pas strictement être fondée sur sa vision subjective de leur relation. Ici, la preuve, considérée dans son ensemble, permet de penser qu’ils n’étaient pas en union de fait quand le cotisant est décédé.
Conclusion
[36] Même s’ils sont restés proches après leur séparation d’octobre 2014, l’appelante et le cotisant décédé ne vivaient pas en union de fait. J’ai dû voir où les faits et le droit me mèneraient et, ultimement, j’ai été forcé de conclure que l’appelante n’est pas la survivante du cotisant décédé.
[37] Pour cette raison, je rejette la demande de pension de survivant de l’appelante. L’appel est rejeté.