Régime de pensions du Canada (RPC) – autre

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[TRADUCTION]

Citation : SM c Ministre de l’Emploi et du Développement social, 2025 TSS 351

Tribunal de la sécurité sociale du Canada
Division d’appel

Décision

Partie appelante : S. M.
Représentante ou représentant : L. L.
Partie intimée : Ministre de l’Emploi et du Développement social
Représentantes ou représentants : Yanick Bélanger et Vanessa Buffett

Décision portée en appel : Décision rendue par la division générale le 6 janvier 2024 (GP-23-571)

Membre du Tribunal : Neil Nawaz
Mode d’audience : En personne
Date de l’audience : Le 26 mars 2025

Personnes présentes à l’audience :

Appelante
Représentant de l’appelante
Représentants de l’intimé

Date de la décision : Le 9 avril 2025
Numéro de dossier : AD-24-767

Sur cette page

Décision

[1] J’accueille l’appel. L’appelante a droit à une pension de survivant du Régime de pensions du Canada.

Aperçu

[2] L’appelante et feu B. V., un cotisant au Régime de pensions du Canada, ont vécu ensemble pendant près de six ans. L’appelante a emménagé avec le cotisant dans son appartement de Lindsay en septembre 2016 et a quitté ce logement en juin 2022. Le cotisant est décédé six semaines plus tard.

[3] En août 2022, l’appelante a demandé une pension de survivant du Régime de pensions du Canada. Dans sa demande, elle a dit que le cotisant et elle avaient vécu en union de fait continuellement du 26 septembre 2016 au 6 juin 2022Note de bas de page 1.

[4] Service Canada, l’organisme qui fait affaire avec le public au nom du ministre, a rejeté la demande de pension de l’appelante. Selon Service Canada, l’appelante ne vivait pas avec le cotisant au moment de son décès.

[5] L’appelante a porté la décision du ministre en appel devant le Tribunal de la sécurité sociale. La division générale du Tribunal a tenu une audience par vidéoconférence et a rejeté l’appel. Elle était d’accord avec le ministre pour dire que l’appelante n’avait pas droit à la pension de survivant. Elle a conclu que, même si l’appelante et le cotisant avaient vécu ensemble dans une relation conjugale jusqu’au 8 juin 2022, ils avaient manifesté une intention claire de mettre fin à leur relation à compter de cette date.

[6] L’appelante a alors demandé la permission de faire appel à la division d’appel du Tribunal. Cette permission lui a été accordée par la division d’appel plus tôt cette année. Le mois dernier, j’ai donc tenu une audience pour discuter en détail de sa demande.

Question en litige

[7] Pour gagner son appel, l’appelante doit prouver qu’elle vivait en union de fait avec le cotisant au moment de son décès.

Analyse

[8] Il revenait à l’appelante de prouver qu’elle et le cotisant vivaient en union de fait au moment où celui-ci est décédéNote de bas de page 2. J’estime que l’appelante s’est acquittée de ce fardeau. Bien qu’elle ne vivait plus nécessairement sous le même toit que le cotisant lorsqu’il est décédé le 23 juillet 2022, l’appelante remplissait un nombre suffisant de critères lui permettant d’être considérée comme sa survivante.

L’appelante a vécu avec le cotisant jusqu’aux six semaines précédant son décès

[9] L’appelante a déclaré qu’elle a été dans une relation sérieuse avec le cotisant pendant six ansNote de bas de page 3. Elle a souligné que le cotisant, tout en étant un homme bon et aimant, avait des problèmes qui n’ont fait que s’aggraver avec le temps. Il était un alcoolique de longue date. Il souffrait d’un grave trouble de stress post-traumatique, après avoir été témoin de scènes horribles durant sa carrière de gardien de prison. Après une opération pour remplacer sa hanche en 2019, sa paranoïa et son obsession pour les armes à feu se sont intensifiées. Il avait commencé à garder un fusil chargé derrière le canapé. Il était jaloux de façon obsessive et accusait souvent l’appelante de le tromper, souvent sans aucun fondement.

[10] L’appelante a dit qu'elle a vu l’état du cotisant se détériorer, mais qu’elle ne pouvait rien y faire. Il voyait rarement un médecin et s’opposait fermement à l’idée d’aller à l’hôpital. Vers la fin, il arrivait à peine s’occuper de ses besoins de base. Il ne mangeait pas et quittait à peine l’appartement. Sans pouvoir en être certaine, elle pense qu’il souffrait d’un certain nombre de problèmes médicaux graves, comme une maladie du cœur, une cirrhose du foie et des psychoses connexes.

[11] Le 8 juin 2022, l’appelante et le cotisant se sont disputés. Ils étaient censés sortir dîner avec des amis, mais elle ne voulait pas qu’il y aille dans son état. Elle y est donc allée seule, et ses amis l’ont convaincue de quitter le cotisant avant pour que sa vie et sa santé mentale ne soient pas sacrifiées. Elle a passé cette nuit-là dans un hôtel à Lindsay pour réfléchir à ses options. Le lendemain, elle a suivi les conseils de son amie et voisine d’en haut, K., et a demandé à la police de l’escorter pendant qu’elle vidait ses effets personnels de l’appartement. Elle s’inquiétait de ce que le cotisant ferait en la voyant partir.

[12] K. lui a parlé d’un appartement vacant à proximité. Le propriétaire le lui a loué le jour même, mais a insisté pour qu’elle signe un bail de 12 mois. Elle se sentait malgré tout très chanceuse d’avoir trouvé un logement avec si peu de préavis.

[13] La santé du cotisant s’est soudainement détériorée après le départ de l’appelante. Il a cessé de manger et avait besoin d’aide pour se lever du canapé. L’appelante prenait de ses nouvelles au moins deux fois par jour, avant et après le travail. Elle l’aidait à s’habiller, à faire sa lessive et à aller à la salle de bain. Elle a ralenti quand la fille du cotisant, une infirmière autorisée, est arrivée des Pays-Bas pour une visite de deux semaines.

[14] À la mi-juillet, le cotisant s’est effondré et a été admis à l’hôpital. En même temps, les autorités ont saisi sa collection d’armes à feu. Il est décédé une semaine plus tard. Durant ses derniers jours de vie, l’appelante a continué à lui rendre visite. Elle lui a apporté son ordinateur pour qu’il puisse parler à ses enfants sur WhatsApp. Après son décès, elle a été choquée d’apprendre que le cotisant avait modifié son testament. Elle n’a pas été autorisée à le voir, mais de ce qu’elle en sait, le cotisant avait nommé un vieil ami du travail comme exécuteur testamentaire, et l’appelante n’était pas la bénéficiaire désignée. L’appelante suppose que sa fille l'avait incité à signer un nouveau testament lors de sa dernière visite, bien qu’elle doute qu’il ait vraiment été sain d’esprit.

[15] Il ne fait aucun doute que l’appelante et le cotisant ont cessé de vivre sous le même toit six semaines avant son décès. Il s’agit là d’un facteur pertinent pour établir s’ils vivaient en union de fait. Il ne s’agit toutefois pas du seul facteur à prendre en considération ni du facteur décisif, comme nous le verrons.

La loi n’oblige pas des conjoints de fait à cohabiter

[16] Une pension de survivant du Régime de pensions du Canada est payable au survivant d’un cotisant décédé. Un survivant est la personne qui était légalement mariée au cotisant au moment de son décès. Toutefois, si le cotisant était en union de fait au moment de son décès, son survivant est son conjoint de faitNote de bas de page 4.

[17] Un conjoint de fait est la personne qui, au décès du cotisant, vit avec le cotisant dans une relation conjugale depuis au moins un anNote de bas de page 5. La période d’un an doit précéder immédiatement le décès du cotisantNote de bas de page 6. Le fait de vivre ensemble dans cette relation ne signifie pas nécessairement de vivre sous le même toit. Selon Hodge, qui est l’arrêt de principe sur le sens à donner à l’union de fait dans le contexte du Régime de pensions du Canada, il est possible pour un couple de cohabiter sans vivre sous le même toitNote de bas de page 7. D’autres causes ont admis qu’un couple peut avoir à se séparer pour des raisons valables liées à la santé, aux études et au travail, pourvu qu’il n’ait pas l’intention de mettre fin à cette relation.

[18] Le Régime de pensions du Canada ne définit pas la relation « conjugale », mais les tribunaux ont établi qu’elle se caractérise par des facteurs comme :

  • le partage d’un toit, notamment le fait que les parties vivaient sous le même toit;
  • les rapports sexuels, notamment le fait que les parties avaient des relations sexuelles, étaient fidèles l’une à l’autre;
  • les services, notamment le rôle des parties dans la préparation des repas et d’autres services ménagers;
  • les activités sociales, notamment le fait que les parties participaient ensemble ou séparément aux activités du quartier ou de la collectivité;
  • l’image sociétale, notamment le fait que la collectivité considère les parties comme un couple;
  • le soutien, notamment le fait que les parties partageaient des biens et des financesNote de bas de page 8.

Les différentes caractéristiques d’une relation conjugale peuvent être présentes à des degrés variables et ne sont pas toutes nécessaires pour que la relation soit conjugale.

[19] Selon Hodge, une union de fait prend fin « lorsque l’une ou l’autre des parties la considère comme terminée et affiche un comportement qui démontre, de manière convaincante, que cet état d’esprit particulier a un caractère définitifNote de bas de page 9 ». Cette affaire concernait une requérante de la pension de survivant du Régime de pensions du Canada. Elle avait vécu en union de fait avec un cotisant depuis 1972, puis était partie en février 1993 parce qu’elle aurait été victime de violence verbale et physique de sa part. Après une brève réconciliation qui s’est soldée par un échec, la requérante a reconnu qu’elle avait eu l’intention de mettre fin à leur relation en février 1994, lorsqu’elle était partie pour de bon. La Cour a fait remarquer que « [l]es périodes de séparation physique comme celle que l’intimée et le défunt ont vécue en 1993 ne mettent pas fin à l’union de fait s’il existe une intention commune de continuerNote de bas de page 10. »

[20] La Cour a reconnu qu’il existe des situations où un couple peut demeurer en union de fait même si les deux parties vivent séparément. Elle a également laissé entendre que même une séparation physique attribuable à de la violence verbale et physique ne met pas forcément fin à une union de fait et que les couples peuvent avoir des « périodes de réflexion » sans mettre fin à leur relationNote de bas de page 11. Il a été admis, dans un certain nombre de causes, que la violence conjugale peut précipiter la séparation d’un couple sans compromettre leur statut de conjoints de faitNote de bas de page 12.

[21] Je crois que le cas de l’appelante appartient à cette dernière catégorie. L’appelante a quitté le logement qu’elle partageait avec le cotisant, mais elle ne l’a pas fait volontairement. Vu le comportement du cotisant, qui était devenu de plus en plus imprévisible, l’appelante avait de bonnes raisons de croire que sa vie était en danger si elle restait. Elle ne voulait pas partir, et les gestes qu’elle a posés au cours des six semaines précédant le décès du cotisant montrent qu’elle se considérait toujours comme une partie dans une relation semblable au mariage, même si le cotisant et elle ne vivaient plus sous le même toit. Quant au cotisant, je ne suis pas convaincu que son état d’esprit démontre de façon convaincante qu’il aurait eu l’intention « définitive » de mettre fin à leur relation.

L’appelante s’est montrée crédible

[22] Le ministre a avancé que le cotisant avait eu l’intention de mettre définitivement fin à sa relation avec l’appelante. Il a indiqué divers éléments de la preuve documentaire laissant croire que le cotisant avait entrepris des démarches pour exclure l’appelante de ses finances. À l’audience, l’appelante a raconté sa version des faits et a insisté sur le fait que le dossier papier ne reflétait pas ce qui s’était réellement passé.

[23] Même si l’appelante n’avait pas de preuve documentaire pour appuyer bon nombre de ses prétentions, et ce pour diverses raisons, je l’ai quand même crue. Je l’ai crue quand elle a dit que le cotisant était un alcoolique dont les délires s’aggravaient. Je l’ai crue quand elle a dit qu’elle craignait pour sa vie lorsqu’elle a fui leur appartement, le 8 juin 2022. Je l’ai crue lorsqu’elle a dit qu’un appartement convenable s’était présenté à elle au bon moment. Je l’ai crue quand elle a décrit comment elle avait continué de s’occuper du cotisant lors de ses derniers jours, d’abord à la maison puis à l’hôpital.

[24] Il n’est pas difficile d’imaginer qu’un ancien gardien de prison ait des traumatismes liés aux scènes dont il a été témoin durant sa carrière et que des problèmes psychologiques en découlent. Il est facile de croire que sa santé mentale et ses facultés cognitives se détérioreraient alors qu’il avançait en âge et qu’il buvait depuis tant d’années. Il est aussi bien connu que les victimes de violence retournent souvent auprès de leurs agresseurs. Et il est tout à fait possible qu’un enfant d’âge adulte ayant brillé par son absence puisse amener un parent malade à changer son testament sur son lit de mort.

[25] En gros, j’ai trouvé plausible le récit de l’appelante. Son témoignage était ponctué de détails qui sonnaient juste. Elle m’a parlé avec émotion des dernières semaines de sa relation avec le cotisant, ce qui est compréhensible, mais je n’ai jamais eu l’impression qu’elle exagérait. Rien dans le dossier, certes mince, ne contredit ce qu’elle a dit.

L’appelante et le cotisant avaient encore de nombreuses caractéristiques propres aux conjoints de fait après le 8 juin 2022

[26] Comme bon nombre de couples qui se forment à l’âge moyen, l’appelante et le cotisant avaient déjà leurs propres vies et leurs propres finances lorsqu’ils ont emménagé ensemble. Ainsi, ils n’ont pas trouvé pratique ou nécessaire de combiner tous les aspects de leur vie :

  • Le cotisant louait déjà un appartement, alors l’appelante y a emménagé. Ils ne se sont pas donné la peine de mettre son nom sur le bail.
  • Le cotisant avait déjà des comptes pour les services publics, alors il n’était pas nécessaire d’en créer de nouveaux ou d’ajouter le nom de l’appelante aux siens.
  • L’appelante et le cotisant avaient déjà chacun leur propre voiture.

[27] Cela étant dit, l’appelante et le cotisant présentaient encore bon nombre des caractéristiques typiques d’une relation durable et sérieuse après leur séparation le 8 juin 2022 :

  • L’appelante a continué de s’occuper du cotisant, en lui rendant visite deux fois par jour et en veillant à ses besoins personnels pendant sa dernière crise de santé.
  • L’appelante et le cotisant ont conservé un compte bancaire conjoint à la Banque Scotia jusqu’au décès du cotisantNote de bas de page 13.
  • L’appelante est demeurée la bénéficiaire désignée au régime d’assurance-vie Co-operators du cotisant et a reçu une indemnité de plus de 20 000 $ après son décèsNote de bas de page 14.

[28] Le ministre n’a pas contredit le fait que l’appelante et le cotisant ont été des conjoints de fait de septembre 2016 à juin 2022. Il a plutôt fait valoir que leur conduite dénotait une intention mutuelle de mettre fin à leur relation en date du 8 juin 2022. Il a insisté sur les gestes suivants :

  • L’appelante a déménagé de l’appartement qu’elle partageait avec le cotisant et a signé un bail à long terme ailleurs.
  • L’appelante a retiré la plupart ou la totalité de ses effets personnels de leur appartement.
  • Le cotisant a retiré l’appelante comme personne à charge de son régime d’assurance-maladie complémentaire de Manuvie.
  • Le cotisant a retiré l’appelante comme bénéficiaire de son régime de pension du Syndicat des employés de la fonction publique de l’Ontario (SEFPO).
  • Le cotisant a changé son testament et aurait retiré à l’appelante son statut de bénéficiaire et d’exécutrice testamentaire.

[29] À première vue, ces gestes donnent effectivement à penser que l’appelante et le cotisant s’étaient séparés pour de bon. Cependant, après avoir écouté l’appelante, je suis convaincu que la situation en cachait davantage que ce que les apparences laissent croire. L’appelante a fourni des explications et un contexte qui m’ont amené à croire que ni l’appelante ni le cotisant n'ont eu l’intention de mettre fin à leur relation. Plus précisément, je conclus que, contrairement aux apparences, le cotisant n’a pas activement essayé de retirer l’appelante de sa vie.

[30] L’appelante a fui l’appartement qu’elle partageait avec le cotisant parce qu’elle craignait sincèrement pour sa sécurité. Elle avait de bonnes raisons d’avoir peur. L’appelante a plus tard découvert qu’elle avait été rayée du testament du cotisant et qu’elle avait perdu son rôle de mandataire, et elle n’avait pas accès à ses dossiers médicaux. Toutefois, j’admets que le cotisant était aux derniers stades d’une maladie évolutive qui affectait son comportement et probablement ses capacités cognitives. Il n’était plus celui qu’il était quelques années plus tôt. On peut présumer de la gravité de son état de santé du fait qu’il est décédé seulement quelques semaines plus tard.

[31] L’appelante a quitté l’appartement en panique. Elle a déclaré avoir passé sa première nuit dans un hôtel et avoir signé le lendemain un bail de 12 mois pour le premier logement qui lui avait été suggéré. Elle était désespérée. Elle n’était pas dans une situation qui lui permettait de trouver le meilleur logement possible. Elle avait un emploi. Elle n’avait pas les moyens de continuer à vivre dans un hôtel. Ses enfants vivaient loin.

[32] Voici la chronologie des principaux événements, d’après la preuve disponibleNote de bas de page 15 :

Le 8 juin 2022 L’appelante quitte l’appartement du cotisant.
Le 24 juin 2022 Le cotisant met officiellement fin à son emploi et à son adhésion au régime de pension du SEFPO.
Le 26 juin 2022 La fille du cotisant arrive au Canada.
Le 12 juillet 2022 Le testament du cotisant est refait.
Le 12 juillet 2022 La fille du cotisant quitte le Canada.
Le 14 juillet 2022 L’appelante est supprimée comme personne à charge dans l’assurance-maladie complémentaire du cotisant auprès de Manuvie.
Le 15 juillet 2022 Le cotisant est admis à l’hôpital.
Le 23 juillet 2022 Le cotisant décède.

[33] Je ne pense pas que les changements dans le testament du cotisant et ses bénéficiaires, durant la période où sa fille lui a rendu visite des Pays-Bas, soient une coïncidence. Je pense qu’il est probable qu’elle ait convaincu ou incité son père à faire ces changements dans un moment où sa santé physique était en fort déclin, où ses aptitudes mentales étaient diminuées et où sa vie conjugale était bouleversée.

[34] Selon le ministre, le fait qu’un nouveau testament ait été exécuté prouve que le cotisant était sain d’esprit durant les six dernières semaines de sa vie. Je n’en suis pas si sûr. Même si, comme l’appelante, je n’ai pas pu avoir accès au testament, j’accepte son témoignage voulant qu’il a été généré à l’aide d’un service en ligne. (L’hôpital avait retourné à l’appelante l’ordinateur portable du cotisant après son décès, même si elle n’était pas sa bénéficiaireNote de bas de page 16.) Le testament semble donc avoir été exécuté sans l’aide d’un notaire. Même s’il devrait avoir été signé devant témoin, nous ne savons pas qui l’a signé ni dans quelles circonstances. Il n’a jamais été homologué, probablement parce que le cotisant avait peu d’actifs. Il est possible, voire probable, que le cotisant ait signé son dernier testament sous l’influence de sa fille, sans bien comprendre ce qu’il faisait.

[35] Je n’accorde pas non plus beaucoup d’importance au fait que le cotisant aurait retiré l’appelante comme personne à charge dans son régime d’assurance-maladie complémentaire de Manuvie. L’appelante a même fait valoir que ce changement aurait seulement était fait parce que le cotisant avait officiellement démissionné de son emploi le 24 juin 2022 et s’était du même coup retiré du régime d’avantages sociaux ordinaire de la fonction publique de l’Ontario. Bien que cela puisse être vrai, le délai de trois semaines entre la démission du cotisant et le retrait de l’appelante me permet de croire qu’un autre facteur était en jeu. Encore une fois, je soupçonne que la fille du cotisant l’ait incité à retirer l’appelante de ce régime aux environs du 14 juillet 2022. Bien que cette étape soit survenue deux jours après le départ de la fille du cotisant, selon mes estimations, cette différence est sûrement due à un délai de traitement.

[36] Je n’accorde pas non plus beaucoup d’importance au fait que le régime de pension du SEFPO a refusé de verser à l’appelante une pension de survivant. La Fiducie de pension du SEFPO, qui administre le régime, lui a indiqué le rejet de sa demande dans une lettre précisant clairement que le cotisant ne l’avait jamais désignée comme étant sa conjointe de fait pendant qu’il était un participant actif du régime, et qu’il n’avait donc jamais eu besoin de [traduction] « retirer » son nom, advenant qu’il eût souhaité le faireNote de bas de page 17.

[37] Tout en reconnaissant que l’appelante et le cotisant ont été conjoints de fait pendant un certain nombre d’années, la Fiducie de pension du SEFPO lui a refusé une pension de survivant pour bon nombre des mêmes raisons que le ministre la lui a aussi refusée. Comme le ministre, la Fiducie de pension du SEFPO a invoqué le fait que l’appelante avait quitté leur appartement de Lindsay et le testament ayant été révoqué par le cotisant. Cependant, contrairement à ce que j’ai tenté de faire ici, la Fiducie de pension du SEFPO n’a pas examiné les circonstances qui sous-tendent ces faits. De plus, elle a rendu sa décision en s’appuyant sur des renseignements fournis par la fille du cotisant, ignorant des preuves montrant qu’elle pouvait avoir un intérêt financier à établir que son père était célibataire au moment de son décès.

[38] Il demeure difficile de dire pourquoi la fille du cotisant ne l’aurait pas aussi incité à modifier sa police d’assurance-vie et à en faire sa bénéficiaire, si elle essayait de gérer ses affaires dans son propre intérêt. Il est possible qu’elle n’en était pas au courant. Quoi qu’il en soit, il reste que Manuvie a fini par verser à l’appelante une somme importante au décès du cotisant. Comme le cotisant avait peu d’autres actifs, d’après l’appelante, ce versement représentait son plus grand [traduction] « cadeau » posthume.

Conclusion

[39] Cette cause montre malheureusement bien comme les choses peuvent arriver au mauvais moment. L’appelante et le cotisant ont été conjoints de fait pendant près de six ans. Ils ont eu une relation tumultueuse, teintée par l’accentuation de l’alcoolisme et des comportements colériques et erratiques du cotisant. Seulement six semaines avant son décès, l’appelante a fui leur logement après une malencontreuse dispute. Il ne s’agissait pas d’une séparation volontaire : l’appelante aimait le cotisant, mais elle s’inquiétait sérieusement pour sa propre sécurité vu l’état dans lequel il était.

[40] Désespérée et inquiète, l’appelante a jeté son dévolu sur le premier logement dont elle a entendu parler, même s’il l’obligeait à signer un bail à long terme. Malgré tout, elle a continué à visiter régulièrement le cotisant et à s’occuper de lui, alors que sa santé se détériorait de façon précipitée. La jurisprudence reconnaît qu’un couple peut, dans certaines situations, continuer à vivre en union de fait sans habiter sous le même toit. Nous avons affaire à une telle situation. Même si l’appelante ne cohabitait plus avec le cotisant durant ses six dernières semaines de vie, leur relation a par ailleurs conservé de nombreuses caractéristiques d’une relation sérieuse s’apparentant au mariage.

[41] La demande de l’appelante s’est vue compliquée par certains gestes que le cotisant aurait posés dans ses dernières semaines de vie – des gestes qui se trouvent à coïncider avec la visite de sa fille qui vivait à l’étranger. Malheureusement, il n’est pas rare que des enfants d’âge adulte tentent d’aliéner leurs parents de leurs conjoints de fin de vie, particulièrement si ces parents ne semblent pas en pleine possession de leurs moyens, comme c’est le cas ici.

[42] En somme, je conclus que le cotisant n’a pas activement tenté de retirer l’appelante de son testament ou de ses comptes. Je suis convaincu que l’appelante et le cotisant, après le 8 juin 2022, se trouvaient au cœur d’une séparation qui aurait probablement été temporaire, n’eût-elle été interrompue par le décès du cotisant.

[43] L’appel est accueilli.

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