Régime de pensions du Canada (RPC) – invalidité

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Motifs et décision

Comparutions

Appelant : Laura Dalloo (avocate), Nadia Atcha (stagiaire) et Justine Seguin (stagiaire)

Aperçu

[1] Il s’agit d’un appel de la décision rendue par la division générale le 14 juillet 2015. La division générale a conclu que l’appelant souffrait d’une invalidité grave et prolongée à la date de fin de sa période minimale d’admissibilité le 31 décembre2009 et qu'elle avait donc droit à une pension d'invalidité du Régime de pensions du Canada. Le 16 octobre 2015, l'appelant a présenté une demande de permission d’en appeler à la division d’appel. La permission d’en appeler lui a été accordée le 4 novembre 2015, pour plusieurs motifs.

[2] L'audience de cette affaire devait être tenue par vidéoconférence le 8 mars 2016, mais a été ajournée au 21 avril 2016. L’audience a été remise au 12 septembre 2016. L'appelant a déposé une lettre auprès du Tribunal de la sécurité sociale le 12 septembre 2016 mentionnant que l'intimée venait de l'informer qu'elle venait d'avoir un accident et qu'elle ne pourrait assister à l'audience de l'appel. L'intimée a demandé - par l'intermédiaire du bureau de l'appelant - que l'audience se déroule en son absence puisqu'elle ne pouvait mettre la main sur aucun autre élément de preuve justificative et qu'elle n'avait rien à ajouter (AD8). À la lumière des thèses respectives des parties, il est dans l'intérêt de la justice que cette affaire aille de l'avant dans les plus brefs délais.

[3] L'intimée n'a abordé aucun moyen d'appel dans ses observations du 23 novembre 2015. Elle a plutôt tenté d'expliquer l'absence de dossiers médicaux. Puis elle a décrit ses antécédents médicaux et ses antécédents en matière de traitement. Cependant, ceux-ci ne sont pas pertinents aux questions soulevées dans le contexte de cet appel.

Questions en litige

[4] Les questions dont je suis saisie sont les suivantes :

  1. La division générale a-t-elle commis une erreur de droit?
  2. A-t-elle a fondé sa décision sur des conclusions de fait erronées, tirées de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments portés à sa connaissance ?
  3. Les raisons invoquées par la division générale étaient-elles suffisantes ?
  4. Quelle est la décision appropriée pour cet appel?

Erreurs de droit

[5] L'appelant soutient que la division générale a commis une erreur de droit en ce qu'elle :

  1. a omis de s'assurer de l'existence d'une preuve médicale objective à la date de fin de la période minimale d'admissibilité ou autour de cette date.
  2. a omis d'appliquer l'arrêt Villani c. Canada (Procureur général) 2001 CAF 248 en ne tenant pas compte des caractéristiques personnelles de l'intimée dans un contexte "réaliste".
  3. a omis d'appliquer les principes de l'arrêt Inclima c. Canada (Procureur général), 2003 CAF 117 en ne se demandant pas si les efforts de l'intimée pour trouver et conserver un emploi s'étaient avérés infructueux en raison de son état de santé.

[6] Je traiterai de chacune de ces questions séparément.

(a) Preuve médicale objective

[7] L'intimée a rempli un questionnaire relatif aux prestations d'invalidité, dans lequel elle a parlé de « crises de chute brusque par dérobement des jambes », de syndrome du côlon irritable et de dépression comme étant les premiers troubles ou les premières maladies qui l'ont empêchée de travailler. Elle a affirmé qu'elle était incapable de travailler depuis janvier 2006 en raison de son état de santé (GT1- 100 à GT1-108).

[8] L'appelant soutient que la division générale a erré en se fondant uniquement sur le témoignage de l'intimée pour établir l'invalidité alors qu'elle devait fournir une preuve médicale objective : Villani, au paragraphe 50 et Warren c. Canada (Procureur général), 2008 CAF 377 au paragraphe 4. L'appelant allègue que l'intimée n'a pas démontré qu'elle était gravement invalide, puisque la preuve médicale objective n'était pas très étoffée au moment opportun. L'appelant prétend que les dossiers médicaux présentent des lacunes importantes et qu'aucune preuve ne démontre que l'intimée a cessé de travailler en 2006 pour des raisons médicales.

[9] Un examen du dossier d'audience à la division générale permet de croire à l'existence d'un amas de dossiers médicaux produits entre novembre 2000 et mars 2002. L'intimée a indiqué qu'aux alentours de mai 2000, elle avait vécu ce qu'elle décrivait comme des épisodes de perte de mémoire, qui créaient de l'anxiété puis provoquaient des « crises », entraînant des chutes. Ces épisodes semblaient être déclenchés par le stress ou par des « affrontements redoutables », comme les décrivait un interniste en novembre 2001 (GT1-73). Ces incidents ont fait l’objet d’un examen plus poussé. Un neurologue était d'avis que l'état de l'intimée était d'origine psychogène (GT1-50). Selon l'interniste, les événements donnent à penser qu'il s'agissait d'une réaction de conversion et puisqu'il n'y avait aucun signe d'une quelconque pathologie, on devait l'aborder comme un phénomène mental (GT1-51). L'interniste a aussi souligné que les examens physiques n'avaient pas permis de valider ces prétentions, même si l'intimée parlait de ses blessures multiples à l'occasion de chutes.

[10] Une psychiatre a confirmé le diagnostic de trouble de conversion en mars 2002 (GT1-52 à GT1-71). La psychiatre a également diagnostiqué chez l'intimée un trouble de panique, des antécédents de trouble dépressif majeur et des facteurs de stress psychologique. Elle a aussi pris acte des plaintes de l'intimée à l'égard de chutes répétées.

[11] Le dossier d'audience contenait également deux rapports médicaux préparés plus près de la date de fin de la période minimale d'admissibilité. Le premier d'entre eux concernait une mise à jour du traitement de la patiente par un podiatre, en date du 12 décembre 2007, et le second, un rapport de consultation du 8 août 2008 par un gynécologue. L'intimée s'est présentée avec une incontinence à l'effort. Elle souhaitait subir une intervention chirurgicale pour régler ce problème. Le gynécologue a souligné que le médecin de famille avait évalué l'intimée au sujet d'un trouble dissociatif, qui était stable (GT1-77).

[12] Les dossiers médicaux suivants ont été préparés après la fin de la période minimale d'admissibilité. Aucun d'eux n'aborde l'état de santé de l'intimée à la fin de sa période minimale d'admissibilité.

[13] En novembre 2011, l'intimée s'est rendue au Richmond General Hospital pour une pancréatite découlant de calculs biliaires, à la suite de l’apparition soudaine d'une douleur dans le quadrant supérieur droit, qui durait depuis trois jours. Bien qu'on ait identifié, à l'étape de la préadmission, de possibles affections concomitantes telles que le syndrome du côlon irritable et le reflux gastro-œsophagien, rien n'indique que ces affections ou la pancréatite étaient présentes à la fin de la période minimale d'admissibilité.

[14] De façon similaire, le rapport de consultation du 20 février 2012 du gastroentérologue n'aborde pas les antécédents médicaux de l'intimée à la fin de la période minimale d'admissibilité, si ce n'est pour souligner qu'elle a subi une suspension vésicale il y a environ cinq ans (GT1-82) et qu'elle a été victime de « chutes brusques par dérobement des jambes » pendant environ « 11 ans », ce qui semble avoir résisté aux examens approfondis relatifs à des convulsions, à des syncopes. D'une certaine façon, cela pourrait régler la question de l'état de l'intimée à la fin de la période minimale d'admissibilité puisque l'intimée semble avoir continué à subir des « chutes brusques par dérobement des jambes » depuis qu'on a commencé à les documenter. Cependant, il n'est pas question de la gravité de son invalidité.

[15] Le gastroentérologue a souligné que l'intimée a mentionné qu'elle avait reçu un diagnostic de syndrome du côlon irritable plus de trois ans auparavant et qu'elle devait prendre des médicaments. Autrement dit, on ne peut conclure que le syndrome du côlon irritable a contribué à aggraver l'invalidité de l'intimée à la fin de sa période minimale d'admissibilité.

[16] Enfin, il y a eu les rapports médicaux du 19 novembre 2011 et du 2 mai 2012 du médecin de famille de l'intimée. Cependant, l'intimée n'a fait partie des patients de la Dre Desai-Ranchod qu'à partir du 2 mai 2010 environ - après la fin de sa période minimale d'admissibilité. La Dre Desai-Ranchod ne pouvait donc pas se prononcer sur la gravité de l'invalidité de l'intimée au moment opportun.

[17] Le membre de la division générale a déclaré que la preuve médicale concordait pour l’essentiel avec le témoignage de l’intimée. Il a en même temps reconnu l'existence de lacunes dans la preuve médicale. Le membre était convaincu que l'intimée a souffert de crises de 2000 à aujourd'hui sans période d'absence. Le membre estime que le rapport médical du « Dr Rushod », qui indiquait que l'intimé vivait toujours des crises en décembre 2011, a confirmé le témoignage de l'intimée.

[18] Malgré deux références à l'égard de ce médecin dans la décision, je n'ai trouvé aucun rapport du Dr Rushod. On peut donc supposer que le rapport du « Dr Rushod » est celui de la Dre Desai-Ranchod. Bien que la Dre Desai-Ranchod soit d'avis que les « chutes brusques par dérobement des jambes » ou les « pseudo-convulsions » peuvent survenir à tout moment, et que l'intimée est atteinte de limitations graves, cet avis est d'une utilité limitée. Premièrement, la Dre Desai-Ranchod n'a commencé à voir l'intimée qu'après la fin de la période minimale d'admissibilité de cette dernière. Deuxièmement, rien n'indique, dans son très bref rapport médical, qu'elle a ou non mené ses propres examens ou que son opinion se fondait sur une série d'hypothèses. Elle ne mentionne pas non plus si elle a passé en revue l'ensemble du dossier médical et si elle a fondé son opinion sur une telle revue. Bref, elle n'était pas bien placée pour formuler une opinion sur la gravité de l'invalidité de l'intimée à la fin de la période minimale d'admissibilité.

[19] Le gastroentérologue a écrit que l'intimée avait été victime de « chutes brusques par dérobement des jambes » pendant environ « 11 ans ». Cette affirmation pourrait établir que l'intimée a subi ces chutes brusques vers la fin de sa période minimale d'admissibilité, mais en aucun temps elle n’établit la gravité puisque le rapport est peu loquace au sujet de la fréquence ou de la gravité de ces « chutes brusques », et de l'influence qu'elles ont sur l'intimée. Les examens approfondis auxquels fait référence le gastroentérologue auraient fourni la « meilleure preuve » de l'état de l'intimée à la fin de la période minimale d'admissibilité. Leurs résultats auraient dû être produits.

[20] Comme la Cour d'appel fédérale l'a mentionné dans Villani et dans Warren, une certaine preuve médicale objective est nécessaire pour établir la gravité de l'invalidité d'un demandeur. La preuve médicale objective présentée devant la division générale est loin de répondre à cette exigence.

(b) Villani

[21] L’appelant soutient que le membre de la division générale devait appliquer le critère établi dans l'arrêt Villani. Il soutient qu'en l'espèce, puisque l'intimée a 43 ans, possède une expérience des relations de travail, une formation collégiale et des compétences transférables, le contexte « réaliste » dans lequel elle évolue est plus vaste et sa capacité de détenir régulièrement une occupation véritablement rémunératrice est plus prononcée.

[22] La division générale a reconnu que la gravité de l’invalidité doit être évaluée dans un contexte réaliste. Le membre a cité l'arrêt Villani et a expliqué que pour déterminer si l’invalidité d’une personne est grave, le Tribunal doit tenir compte de facteurs tels que l’âge, le niveau de scolarité, les aptitudes linguistiques, les antécédents de travail et l’expérience de vie.

[23] Bien qu'il y soit question du critère de la gravité, rien dans la décision n'indique que la division générale a tenu compte de l'une ou l'autre des caractéristiques personnelles de l'intimée dans un contexte « réaliste ». Pour le moment, la jurisprudence citée ne permet pas au décideur de déterminer s'il doit appliquer Villani lorsqu'il doit se prononcer sur l'invalidité d'un prestataire, après avoir pris en compte la preuve médicale et tout autre élément de preuve concernant les efforts déployés pour se trouver un emploi et l’existence des possibilités d’emploi. Comme j'ai déjà mentionné que la division générale avait commis une erreur de droit, je n'ai pas besoin de déterminer s’il était aussi nécessaire d’analyser l'arrêt Villani.

(c) Inclima

[24] L'appelant soutient que la division générale n'a pas appliqué l'arrêt Inclima. Elle n'a pas déterminé si les efforts de l'intimée pour obtenir et conserver un emploi s'étaient avérés infructueux en raison de son invalidité. L'appelant soutient qu'aucune preuve ne démontre que l'intimée a conservé, au moins en 2002 et en 2011, la capacité d'occuper un emploi sédentaire.

[25] Dans l'arrêt Inclima, la Cour d'appel fédérale a affirmé qu'un demandeur qui dit répondre à la définition d’incapacité grave doit non seulement démontrer qu’il a de sérieux problèmes de santé, mais dans des affaires où il y a des preuves de capacité de travail, il doit également démontrer que les efforts pour trouver un emploi et le conserver ont été infructueux pour des raisons de santé.

[26] La division générale n'a pas fait référence à Inclima. Le test est utile lorsqu'il y a preuve d'une capacité à travailler. La division générale estime, au paragraphe 40 de sa décision, que les « crises » de l'intimée étaient telles qu'elles l'empêchaient d'occuper toute forme d'emploi convenable. De ce fait, il semble que la division générale ait conclu que l'intimée ne possédait pas la capacité nécessaire, et de ce point de vue, il aurait été inutile d'appliquer Inclima. Cependant, pour les raisons mentionnées précédemment, comme la division générale n'a pas évalué correctement la gravité de l'invalidité de l'intimée, il est difficile de déterminer si l'intimée possédait ou non la capacité nécessaire à l'application de l'arrêt Inclima.

[27] L'appelant allègue que la division générale n’a pas reconnu que l'intimée possédait une certaine capacité résiduelle. Même si j'admets que le rapport de mars 2002 su psychiatre laisse entendre que l'intimée a conservé au moins une certaine capacité résiduelle, il n'en demeure pas moins que ce rapport a été préparé plusieurs années avant la fin de la période minimale d'admissibilité. Par conséquent, il n'était peut-être le reflet fidèle de la gravité de l'invalidité de l'intimée à cette époque ni du caractère prolongé de cette invalidité. En tout cas, il n'est pas approprié pour moi d'évaluer la preuve et de tirer des conclusions à l'égard de la capacité résiduelle de l'intimée. En agissant ainsi, je dépasserais la portée de l'appel.

Conclusions de fait erronées

[28] L'appelant soutient que la division générale a fondé sa décision sur des conclusions de fait erronées, tirées de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments de preuve portés à sa connaissance.

  1. dès 2002 on avait conseillé à l’intimée de ne plus travailler;
  2. l'intimée avait tenté de retourner au travail à plusieurs reprises, mais elle a été incapable de continuer à travailler en raison de ses douleurs et de ses crises;
  3. l'intimée a été victime de crises de 2000 à aujourd'hui;
  4. la preuve médicale concorde pour l'essentiel avec le témoignage de l'intimée.

[29] Étant donné les questions étroitement liées en (a) et (b) et en (c) et (d), je les traiterai ensemble.

(a) et (b) – Considérations relatives au travail

[30] L'appelant affirme qu’aucune preuve documentaire n’appuyait ces conclusions et que le témoignage de l'intimée était imprécis. L'appelant a déposé une déclaration assermentée le 16 octobre 2015 par Stéphanie Pilon, technicienne juridique. Madame Pilon a transcrit des extraits de l'enregistrement audio de l'audience devant la division générale.

[31] Le membre de la division d'appel a conclu, dans la décision relative à la permission d’en appeler, que le dossier d'audience et la transcription des extraits de l'audience appuyaient la position de l'appelant à l'égard des efforts de l'intimée en vue d'un retour au travail et des conseils à l'encontre d'un tel retour.

[32] L'intimée a cessé de travailler en 2006. La preuve documentaire recueillie après 2006 n'indique pas si l'intimée a reçu des conseils de ne plus travailler. Elle n'indique pas non plus qu'elle aurait tenté de retourner au travail. Cependant, j'ai écouté les extraits de l’enregistrement audio et ces deux questions ont été abordées par le membre de la division générale :

Q : Vote médecin vous a-t-il conseillé de ne pas travailler ? (à 28:42)

R : Ah, oui. Le Docteur Morris Gordon à ce moment, oui.

Q : Docteur qui ? Docteur Morris Gordon ?

R : Oui.

Q : Pouvez-vous me dire... allez-y ...

R : Celui qui, celui qui a éliminé toutes les affaires, euh, organiques, euh, médicales, euh, les affaires et qui, ouais, et qui en est arrivé au point où il ne savait juste pas quoi faire, et donc j'ai dû me trouver un autre médecin. Mais oui, c'est quand j'ai, quand j'ai arrêté de travailler.

Q : Ok, donc Docteur Morris Gordon vous a conseillé de ne plus travailler. Il était votre médecin de famille, c’est ça ?

R : Il était, pardon ?

Q : Était-il votre médecin de famille ?

R : Il était mon médecin de famille, oui.

Q : Quand vous a-t-il conseillé d'arrêter de travailler à peu près ? (27:34)

R : Je mentirais si je supposais. Je ne me... Désolée je ne me souviens même pas...

Q : Ah ... l’année ?

R : Oh l’année ? Oh, probablement avant 2009. (27:49)

Q : Était-ce en 2008 ou ? (27:55)

R : Ah, probablement 2002. (27:59)

[33] En ce qui concerne les efforts de l'intimée pour retourner au travail, cette question a aussi été abordée dans le témoignage de l'intimée devant la division générale, à partir de la minute 28:08 de l'enregistrement audio.

Q: 2002. Est-ce qu'il y a eu des changements depuis ce moment, des changements qui vous auraient permis de continuer à travailler ?

R : Vous savez... l’affaire c’est que... euh. Ouais, juste travailler, j'imagine. J'essaie, j'ai fait des tentatives, j'ai essayé de retourner travailler à quelques occasions, mais les, les chutes brusques par dérobement des jambes et les conséquences psychologiques et les conséquences physiques de ces chutes. Euh, ça m'a juste, ça m'a juste pas permis d'être sur les lieux et, et d'être pleinement fonctionnelle au travail. Autant que j'aurais aimé que ça soit, ça m'a juste pas... ça pourrait pas... et ce que je faisais avant, c’est pas quelque chose qui pourrait vraiment être modifié. Je gérais du personnel donc.

Q: Alors les, les chutes vous ont empêchée de retourner travailler ?

R : Excusez-moi, vous allez devoir répéter tout ça encore ?

Q: Les chutes vous ont empêchée de retourner travailler ?

R : Oui. Oui…

[34] L'appelant me prie de rejeter cette preuve puisqu'elle n'est corroborée par aucune preuve documentaire et puisque l'intimée admet avoir peu de souvenirs et ne pas pouvoir donner de détails, notamment quant au moment où elle est retournée travailler. Cependant, cela remet en question la qualité et la fiabilité de cette preuve, et revient à demander une réévaluation, ce qui sort du cadre d’un appel.

[35] L’appelant souligne également que le curriculum vitæ de l'intimée indique qu'elle est interprète pigiste pour les malentendants (GT1-33), ce qui permet de croire qu'elle continue de travailler. L’appelant soutient que ce fait contredit la preuve de l'intimée selon laquelle elle ne possède pas la capacité de travailler et n'a pas travaillé depuis 2002 environ. Cependant, le curriculum vitæ de l'intimée indique qu'elle a travaillé comme interprète pigiste pour la dernière fois en 1999 (GT1-32). Je ne vois pas en quoi le fait que l'intimée soit une interprète agréée contredit la preuve selon laquelle elle a reçu le conseil de cesser de travailler après 2002, ou qu'elle a tenté de retourner travailler à plusieurs reprises.

[36] L'enregistrement audio indique clairement que l'intimée a affirmé qu'elle avait « probablement » cessé de travailler en 2002 et qu'elle avait tenté de retourner travailler « à quelques occasions », mais qu'elle ne pouvait reprendre le travail en raison des « répercussions psychologiques et physiques attribuables aux [chutes brusques par dérobement des jambes] ».

[37] L'appelant avait été invité à participer à l'audience qui s'est tenue par téléconférence devant la division générale, mais il a choisi de s'appuyer uniquement sur ses observations écrites. En brillant par son absence, l'appelant a renoncé à la possibilité de vérifier la preuve de l'intimée et de soumettre cette dernière à un contre-interrogatoire. Dans une certaine mesure, son absence a contribué à amoindrir l'effet de ses arguments à l'encontre de la preuve de l'intimée.

[38] Ainsi, en l’absence de preuve contraire sur ces questions, la division générale était libre d'accepter le témoignage de l'intimée sur ces deux aspects et de tirer des conclusions en se fondant sur cette preuve. L'appelant ne m'a démontré aucune preuve contredisant le témoignage de l'intimée. L'intimée ne doit pas seulement démontrer qu'elle a peu de souvenirs, que le médecin de famille n'a abordé la question du travail dans aucun rapport médical, que l'ensemble de la preuve est faible ou que la division générale aurait posé des questions suggestives à la limite du recevable. Bien que celles-ci puissent présenter d'autres problèmes de preuve, néanmoins, en l'absence de toute preuve contraire, la division générale était en droit de se fonder sur la preuve de l'intimée, aussi imparfaite qu'elle ait pu être.

(c) et (d) - Preuve médicale

[39] L'appelant affirme que la division générale a commis une erreur en concluant que l'intimée « souffrait de crises » et que « la preuve médicale fournit une preuve objective selon laquelle depuis 2000 l'intimée a souffert de crises qui lui ont continuellement causé des blessures... » aux paragraphes 37 et 43 de sa décision. L'appelant soutient que l'intimée n'aurait pu souffrir de crises depuis 2000 puisque la preuve confirme le diagnostic de « trouble de conversion ». La décision relative à la demande de permission d'en appeler indique que l'appelant s'était quelque peu égaré dans ses propos. Il aurait dû se concentrer sur la fréquence et le moment des « crises » ou sur ce que l'intimée appelait des « chutes brusques par dérobement des jambes », plutôt que sur le diagnostic touchant l'état de santé de l'intimée.

[40] Dans l'ensemble, les médecins s'accordent pour dire que l'intimée est atteinte d'un trouble de conversion, alors que l'actuel médecin de famille de l'intimée parle plutôt de « crises de chute brusque par dérobement des jambes », dans sa lettre du 2 mai 2012 (GT1-48). Un psychiatre les a plutôt décrites comme des « pseudo-crises ». Je constate que le membre de la division générale, dans son examen de la preuve médicale, a souligné que l'interniste avait diagnostiqué une réaction de conversion chez l'intimée. Cependant, cela n'a vraisemblablement aucune incidence sur le diagnostic étant donné que l'intimée et son actuel médecin de famille conviennent que l'intimée subit des « crises », malgré le diagnostic officiel des médecins spécialistes. Je ne crois pas qu'il s'agisse d'un fondement sur lequel la division générale s'est appuyée pour formuler sa décision.

[41] Étant donné la présumée nature psychogène qui sous-tend l'état de l'intimée, aucune preuve objective ne démontre qu'elle subit des crises. Il semble qu'en l'espèce la division générale a défini la preuve médicale objective comme étant la preuve documentaire.

[42] L'appelant affirme qu'aucune preuve ne démontre que l'intimée a subi des « crises de 2000 à aujourd'hui sans période d'absence » et que les rapports médicaux révèlent le contraire. Plus particulièrement, le neurologue était d'avis que les « évanouissements » de l'intimée ont « diminué considérablement grâce aux antidépresseurs » (GT1-50) et le médecin de famille de l'intimée était d'avis, en mai 2002, que le Naltrexone 9 mg bid avait eu un certain effet sur les chutes brusques par dérobement des jambes. Bien que l'intimée ait pu constater une certaine amélioration de son état grâce aux antidépresseurs et au Naltrexone 9 mg bid, ce changement ne permet pas de conclure qu'elle n'aurait pas pu vivre, depuis 2000, des épisodes de crise « sans période d'absence ».

[43] La division générale affirme que sa conclusion, selon laquelle l'intimée a souffert de crises de façon continue de 2000 à aujourd'hui, reposait essentiellement sur le témoignage de l'intimée et sur le rapport médical du Dr « Ruchod », qui je présume est la Dre Desai-Ranchod. Dans une courte lettre du 2 mai 2002, le médecin de famille n'était pas ferme quant au moment où les « crises de chutes brusques par dérobement des jambes » auraient pu commencer. Elle a mentionné que l'intimée avait été examinée plusieurs années auparavant au sujet de « crises de chute brutale sans perte de conscience », ce qui pourrait être interprété, dans le contexte du témoignage de l'intimée à l'égard de son état, comme si elle avait subi ces « crises » de façon continue « depuis plusieurs années ». Je souligne également l'existence d'un rapport de consultation en gastroentérologie daté du 28 février 2012 dans lequel le gastroentérologue écrit que l'intimée souffre de douleurs musculo-squelettiques, attribuables à des chutes et « aux 11 années pendant lesquelles elle a subi toute sorte de "chutes brusques par dérobement des jambes"... » (GT1-8). Grâce à ces deux rapports, en plus du témoignage de l'intimée en toile de fond, la division générale aurait pu conclure raisonnablement que l'intimée avait souffert de crises depuis 2000.

[44] L'appelant affirme également que la division générale a commis une erreur en concluant, au paragraphe 36 de sa décision, que la « preuve médicale » concorde dans l'ensemble avec le témoignage de [l'intimée].Cependant, vu la nature très générale de cette affirmation subjective, il est difficile de déterminer précisément sur quelle preuve médicale et sur quel extrait du témoignage de l'intimée s'est arrêtée la division générale, bien qu'on en retrouve quelques indices aux paragraphes suivant la déclaration. Ceux-ci traitent en grande partie des débuts du trouble de conversion et de la nature continue de ce trouble. À cet égard, une certaine preuve médicale recense les récriminations de l'appelant, selon lesquelles l'intimée a souffert de ce trouble pendant une longue période. Par conséquent, bien que je sois d'accord avec l'appelant que la documentation est relativement mince et bien que la division générale ait pu interpréter les dossiers et en arriver à des conclusions différentes, j'estime que la division générale pouvait s’appuyer sur un fondement probatoire pour tirer ses conclusions et formuler sa décision.

(e) “Crises”

[45] L'appelant soutient que la division générale a fondé sa décision sur des conclusions de fait erronées, qui n'avaient pas été proposées dans le cadre de la demande de permission d'en appeler.

[46] L'appelant soutient également qu'aucune preuve n'appuie les conclusions de la division générale selon lesquelles l'intimée a vécu au moins une crise au travail. Cependant, selon la déclaration assermentée de madame Pilon, l'intimée croit qu'elle a vécu au moins un incident, même si elle n'arrive pas à se rappeler quand, et qu’elle trouve la situation très embarrassante. Bien que les souvenirs de l'intimée fussent, de son propre aveu, peu nombreux, la division générale était libre d'accepter cette preuve. Je ne considère pas que la division générale a tiré une conclusion de fait erronée.

[47] L'appelant soutient en outre que la division générale a commis une erreur en concluant que l'intimée avait souffert de 12 à 15 crises par mois en 2009, et que ces crises lui avaient causé de multiples blessures telles que des déchirures musculaires et des commotions cérébrales (paragraphe 38).

[48] L'intimée a affirmé qu'elle ne se rappelait plus les incidents précis (page AD1- 175 à 22:37 de l'enregistrement audio). Cependant, je remarque, de la transcription de l'enregistrement audio de l'appelant, l'existence d'une preuve selon laquelle l'intimée a affirmé qu'elle avait "environ 12 à 15" par mois en 2009, bien qu'il s'agisse manifestement d'une estimation.

Q : Revenons sur la période autour de 2009, combien de crises euh, avez-vous subi autour de cette période ?

A: Euh, vous savez, selon mes notes, ça peut habituellement monter à 12 ou 15 par mois en moyenne, euh mais oh, désolée, vous vouliez savoir pour 2009. À cette époque, c’était environ 12 à 15 par mois.

[49] Donc, j'estime que la division générale pouvait s'appuyer sur un fondement probatoire pour tirer ses conclusions au sujet de la fréquence des « crises » de l'intimée.

Caractère suffisant des raisons

[50] L'appelant fait valoir qu'une décision doit être fondée sur une explication logique, et être étayée par des raisons compréhensibles et suffisamment détaillées. La Cour suprême du Canada a déclaré, dans R. c. Sheppard, 2002 CSC 26, au paragraphe 22, que « c’est en faveur du public plutôt qu’en faveur des parties à l’instance qu’est établie l’obligation de donner des motifs » et que « [g]râce aux décisions motivées, le grand public est avisé des règles de conduite applicables à ses activités futures. » L'appelant soutient que la décision de la division générale présente des lacunes à cet égard. Elle n'a pas abordé les principales questions de fait et de droit. Selon l'appelant, bien que la division générale ait invoqué certains éléments de preuve, elle a omis d'analyser la preuve médicale et les autres types de preuve de façon significative, ce qui explique les lacunes dans son raisonnement.

[51] L'appelant soutient que la division générale aurait dû, au moins, analyser le critère de la gravité dans un contexte « réaliste », la preuve médicale contenant certaines lacunes, les observations de l'appelant (énoncées dans la première décision et dans la décision découlant de la révision, et les documents afférents) et les raisons pour lesquelles elle préférait la preuve subjective de l'intimée aux opinions médicales des experts. L'appelant prétend que la division générale aurait dû expliquer pourquoi l'absence de rapport médical au sujet de l'état de santé psychologique de l'intimée entre 2003 et 2009 ne semblait pas avoir de répercussion sur le processus de décision. Il prétend également qu'elle aurait dû déterminer la date du début de l’invalidité de l'intimée.

[52] La division devrait se garder de conclure qu'une décision de la division générale présente des lacunes en raison du fait que la division générale n'a pas effectué son analyse de la même manière ou qu'elle en arrivé à une conclusion différente de celle à laquelle elle aurait pu arriver, ou que la décision lui semble brève. Ces considérations prises isolément ne rendent pas une décision déficiente.

[53] La Cour suprême du Canada, dans l'arrêt R. c. R.E.M., [2008] 3 RCS 3, 2008 CSC 51, a déclaré que « [l]’essentiel est d’établir un lien logique entre le " résultat " — le verdict — et le " pourquoi "... le "raisonnement" suivi... doit ressortir clairement des motifs... Mais il n’est pas nécessaire que le juge décrive chacune des étapes de son raisonnement. » Il s’agit d’un critère fonctionnel. La Cour suprême du Canada a conclu que le décideur n'était pas tenu de traiter de tous les éléments de preuve sur un point donné, pourvu qu’il ressorte des motifs qu’il a saisi « l’essentiel des questions en litige » au cours de l'instance. Dans cette affaire, le juge du procès avait prétendument omis de concilier certains éléments de preuve et avait omis d'expliquer certains éléments de preuve. Cependant, lorsqu'on tient compte de ces omissions dans le contexte du dossier dans son ensemble, elles ne rendent pas les motifs déficients.

[54] La Cour d'appel fédérale, dans l'arrêt Whiteley c. Canada (Ministre du Développement social), 2006 FCA 72, a déterminé que la Cour « doit être en mesure de déterminer si la Commission [d'appel des pensions] a compris l'état du droit et si elle l'a appliqué aux faits en l'espèce ». La Cour d'appel fédérale a indiqué que la Commission devait analyser le droit applicable et la preuve de façon convenable et qu'il n'était pas suffisant de faire état de la preuve portée à sa connaissance. La Commission d'appel des pensions a décrit la preuve « sur environ vingt paragraphes » et a conclu immédiatement que l'appelant ne s'était pas acquittée du fardeau qui reposait sur elle en prouvant que son invalidité était grave et prolongée. L'affaire Whiteley peut être distinguée en se tenant aux faits. Le membre de la division générale s'est engagé dans une analyse beaucoup plus longue et détaillée que ne l'a fait la Commission dans Whiteley.

[55] La division générale était tenue d'expliquer comment elle en était venue à la conclusion que l'intimée était gravement invalide à la fin de sa période minimale d'admissibilité. Bien que le membre de la division générale ait ultimement commis une erreur de droit dans son analyse visant à déterminer si l'intimée pouvait être considérée comme sévèrement invalide (il n'a pas abordé le contexte "réaliste" dont il est question dans Villani et n'a pas cherché à savoir si une preuve médicale objective existait au temps opportun), en somme la décision de la division générale n'est pas déficiente lorsqu'on la considère dans le contexte du dossier dans son ensemble.

[56] Dans le cadre de l'instance qui se déroule devant moi, il est manifeste que la division générale était impressionnée par l'intimée qu'elle a trouvée crédible et dont la preuve était cohérente. Il est manifeste que la division générale a accepté sans réserve la preuve soumise par l'intimée, malgré les lacunes dans la preuve médicale, et qu'elle a trouvé que la preuve médicale objective était suffisante pour corroborer le témoignage de l'intimée.

[57] L'appelant me prie de lire les conclusions dans leur ensemble et de conclure qu'elles font partie des issues possibles acceptables. Sinon, il me prie de conclure que les raisons sont insuffisantes. Cependant, cela laisse supposer une analyse de la norme de contrôle, et comme l'a mentionné la Cour d'appel fédérale dans Canada (Procureur général) c. Jean, 2015 FCA 242, un tribunal administratif doit « se garder d’emprunter à la terminologie et au génie propre du contrôle judiciaire dans un contexte d’appel administratif. »

Décision

[58] L'appelant est d'avis que la décision appropriée consiste à renvoyer ce dossier à un membre différent de la division générale. Étant donné les erreurs de droit qui ont été identifiées, je suis d'accord pour que cette question soit renvoyée à la division générale, à un membre différent, pour réexamen.

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