Régime de pensions du Canada (RPC) – invalidité

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Motifs et décision

Comparutions

Appelante : E. T.

Représentante de l’appelante : Monika Tomaszewska

Représentante de l’intimé : Sandra Doucette, ministère de la Justice

Interprète polonaise : Ava Myjak

Décision

L’appel est accueilli.

Aperçu

[1] Cet appel touche une requérante qui demande une pension d’invalidité et souffre d’un nombre important d’affections. La question en jeu concerne la mesure dans laquelle un décideur doit tenir compte de l’effet cumulatif de ces affections sur sa capacité à travailler.

[2] L’appelante, E. T., maintenant âgée de 60 ans, est née en Pologne, où elle a suivi une certaine formation technique comme couturière. Elle a immigré au Canada en 1992 et a travaillé à son compte comme nettoyeuse pendant plusieurs années jusqu’à ce qu’une douleur généralisée, parmi de nombreux autres problèmes de santé, l’incite à cesser de travailler en novembre 2012. Elle a ensuite présenté une demande de pension d’invalidité du Régime de pensions du Canada (RPC), mais l’intimé, le ministre de l’Emploi et du Développement social, a rejeté sa demande, jugeant qu’elle n’était pas atteinte d’une invalidité « grave » et « prolongée » au sens de la loi à l’échéance de sa période minimale d’admissibilité (PMA), le 31 décembre 2006.

[3] Madame E. T. a interjeté appel de la décision du ministre devant la division générale du Tribunal de la sécurité sociale du Canada (Tribunal). Dans une décision datée du 6 octobre 2016, elle a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment de preuves démontrant que les problèmes de santé de madame E. T. l’empêchaient de détenir une occupation véritablement rémunératrice pendant la période visée. Elle a également conclu qu’elle avait une capacité résiduelle lui permettant d’occuper un emploi sédentaire moins exigeant convenant à ses restrictions. En février 2016, madame E. T. a demandé à la division d’appel la permission d’en appeler. Dans ma décision datée du 4 août 2017, j’ai accordé la permission d’en appeler puisque j’avais jugé qu’il y avait au moins une cause défendable au motif que la division générale aurait, en appréciant la gravité de l’invalidité de madame E. T., négligé de considérer l’effet cumulatif de ses affections. Après avoir entendu les observations des parties et examiné minutieusement le dossier, je suis arrivé à la conclusion que la décision de la division générale ne peut être maintenue.

Question préliminaire

[4] Le 25 septembre 2017, la représentante légale de madame E. T. a déposé auprès du Tribunal une liasseNote de bas de page 1 de divers documents, comprenant un rapport de rayons X daté de janvier 2017 et de la documentation générale sur la thrombose veineuse profonde et d’autres problèmes médicaux. Pour des raisons que j’ai expliquées au début de l’audience, j’ai refusé d’admettre ces documents, qui avaient été soumis après les échéances de dépôt spécifiées et préparés après la fin de l’audience devant la division générale. Conformément à la décision rendue par la Cour fédérale dans Belo-Alves c. CanadaNote de bas de page 2, un appel auprès de la division d’appel n’est généralement pas l’occasion de produire de nouveaux éléments de preuve, vu les contraintes du paragraphe 58(1) de la Loi sur le ministère de l’Emploi et du Développement social (Loi sur le MEDS), qui ne confère pas à la division d’appel le pouvoir de tenir compte de nouveaux éléments de preuves ou d’entendre des arguments sur le fond de la demande de pension d’invalidité d’un appelant.

Question en litige

[5] Les questions que je dois trancher sont les suivantes :

Question 1 : Dans quelle mesure la division d’appel doit-elle faire preuve de déférence à l’égard des décisions de la division générale?

Question 2 : La division générale a-t-elle commis une erreur de droit du fait qu’elle n’a pas évalué l’effet cumulatif des différents problèmes médicaux de madame E. T. au moment de sa PMA?

Analyse

Question 1 : Dans quelle mesure la division d’appel doit-elle faire preuve de déférence à l’égard de la division générale?

[6] Conformément au paragraphe 58(1) de la Loi sur le MEDS, les seuls moyens d’appel à la division d’appel sont les suivants : la division générale a commis une erreur de droit, n’a pas observé un principe de justice naturelle, ou a fondé sa décision sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments portés à sa connaissance. En vertu du paragraphe 59(1) de la Loi sur le MEDS, la division d’appel peut rejeter l’appel, rendre la décision que la division générale aurait dû rendre, renvoyer l’affaire à la division générale pour réexamen, ou modifier totalement ou partiellement la décision de la division générale.

[7] Jusqu’à récemment, il était convenu que les appels à la division d’appel étaient régis par les normes de contrôle établies par la Cour suprême du Canada dans Dunsmuir c. Nouveau-BrunswickNote de bas de page 3. Dans les affaires où sont allégués des erreurs de droit ou des manquements aux principes de justice naturelle, la norme applicable était celle de la décision correcte, qui commandait un degré inférieur de déférence envers un tribunal administratif de première instance. Dans les affaires comportant des allégations de conclusions de fait erronées, la norme applicable était celle de la décision raisonnable, témoignant d’une réticence à toucher à des conclusions tirées par l’organe chargé d’instruire la preuve factuelle.

[8] Dans l’arrêt Canada c. HuruglicaNote de bas de page 4, la Cour d’appel fédérale a rejeté cette approche en concluant que les tribunaux administratifs ne devraient pas avoir recours à des normes de contrôle conçues aux fins d’application dans les cours d’appel. Les tribunaux administratifs doivent plutôt se reporter en premier lieu à leur loi constitutive pour déterminer leur rôle. Cette prémisse a amené la Cour à déterminer que le critère indiqué découle entièrement de la loi constitutive d’un tribunal administratif : « L’approche textuelle, contextuelle et téléologique requise par les principes d’interprétation législative modernes nous donne tous les outils nécessaires pour déterminer l’intention du législateur […]. »

[9] En conséquence, ni la norme de la décision raisonnable ni celle de la décision correcte ne s’appliquera en l’espèce, à moins que ces mots, ou leurs variantes, figurent explicitement dans la loi constitutive. En appliquant cette approche à la Loi sur le MEDS, on remarque que les alinéas 58(1)a) et 58(1)b) ne qualifient pas les erreurs de droit ou les manquements aux principes de justice naturelle, ce qui porte à croire que la division d’appel ne devrait pas faire preuve de déférence à l’égard des interprétations de la division générale. Le terme « déraisonnable » n’apparaît nulle part à l’alinéa 58(1)c), qui traite des conclusions de fait erronées. Ce critère contient plutôt les qualificatifs « abusive ou arbitraire » et « sans tenir compte des éléments portés à sa connaissance ». Comme on l’a établi dans Huruglica, on doit donner à ces mots leur propre interprétation, mais les termes donnent à penser que la division d’appel devrait intervenir si la division générale fonde sa décision sur une erreur flagrante ou contraire au dossier.

Question 2 : La division générale a-t-elle évalué l’effet cumulatif des affections de madame E. T.?

[10] J’ai accordé la permission d’en appeler strictement pour ce motif puisque j’ai jugé défendable l’argument (le seul parmi les autres arguments de madame E. T.) voulant que la division générale pourrait avoir commis une erreur de droit en considérant chacune de ses blessures et de ses déficiences séparément, sans tenir compte de leur effet cumulatif. Madame E. T. a laissé entendre qu’il y avait une interaction entre ses nombreux problèmes de santé, et que la division générale n’avait pas considéré comment ils donnaient lieu, ensemble, à une invalidité grave.

[11] Je remarque que madame E. T. a présenté à la division générale une quantité importante de preuves médicales documentant un éventail de problèmes de santé. La plupart de ces documents avaient été préparés bien après 2006, la dernière année de sa couverture pour une pension d’invalidité du RPC. Dans sa décision, la division générale a résumé en détail toutes ces preuves médicales documentaires, ou presque, puis, en analysant la gravité de l’invalidité supposée de madame E. T., elle a traité de ses affections en recourant à 17 sous-titres, dont les suivants : [traduction] « Maladie fibrokystique du sein », [traduction] « Anxiété psychologique grave », [traduction] « Maux de tête » et [traduction] « Anémie ».

[12] Il faut reconnaître que l’objectif évident de passer en revue ainsi chacun des problèmes dont se plaignait l’appelante était de déterminer si certains d’entre eux étaient appuyés par la preuve médicale objective précédant 2007. La division générale a conclu que cela était le cas pour certains d'entre eux (comme l’anémie, la douleur à l’épaule et la thrombose veineuse profonde), et non pour d’autres (comme l’anxiété, les maux de tête et la douleur à la poitrine). Malgré tout, d’après ce que je peux voir, la division générale a constaté qu’il y avait au moins certaines preuves en date de la PMA pour 12 des 17 problèmes de santé différents. Dans chacun de ces cas, la division générale a conclu que le problème médical précis, qu’il s’agisse du syndrome du canal carpien, de la hernie hiatale ou de la douleur aux pieds, entre autres, ne permettait pas de conclure à une invalidité grave en date de la PMA.

[13] Après avoir mené une analyse de neuf pages où elle a évalué séparément et méthodiquement les problèmes médicaux de madame E. T., la division générale a écrit ce qui suit :

[traduction]

Évaluation cumulative

[160] Le Tribunal a également tenu compte de tous les problèmes de santé de l’appelante de manière cumulative et n’est pas convaincu que ceux-ci aient donné lieu à une invalidité grave qui l’empêchait régulièrement de détenir une occupation véritablement rémunératrice, y compris un emploi moins exigeant ou à temps partiel, à sa PMA.

Mis à part cela, l’interaction possible entre les différents problèmes médicaux de madame E. T., en date de 2006, n’a pas été examinée. Bien entendu, l’existence même du paragraphe 160 donne à penser que la division générale comprenait qu’elle devait tenir compte de l’effet cumulatif des déficiences de l’appelante sur son employabilité; il reste à savoir si elle s’est acquittée de son obligation en faisant cette déclaration plutôt superficielle.

[14] Bien qu’il est certainement utile d’utiliser des rubriques pour gérer et organiser les éléments de preuve quand ils sont particulièrement nombreux, ou quand, comme en l’espèce, un requérant a de nombreux problèmes de santé, ces rubriques peuvent porter le juge des faits à ne pas voir la forêt tant il se concentre sur les arbres. Il devrait y avoir, à tout le moins, une approche qui dépasse une tentative superficielle à conjuguer les analyses. En l’espèce, il ne semble pas que la division générale ait traité des incapacités de madame E. T. d’un point de vue cumulatif.

[15] Il est parfois utile de se reporter aux principes de base. Conformément à l’alinéa 42(2)a) du RPC, un requérant est atteint d’une invalidité « grave » s’il est « régulièrement incapable de détenir une occupation véritablement rémunératrice. »

[16] L’arrêt clé quant à l’interprétation du terme « grave » est Villani c. CanadaNote de bas de page 5, qui exige d’apprécier l’invalidité en tenant compte de la [traduction] « personne en entier » dans un contexte « réaliste ». L’employabilité n’est pas un concept qui se prête à l’abstraction. Elle doit plutôt être évaluée eu égard à [traduction] « toutes les circonstances ». Ces circonstances appartiennent à l’une ou à l’autre des deux catégories suivantes :

  1. Les antécédents du requérant — comme « son âge, son niveau d’instruction, ses aptitudes linguistiques, ses antécédents de travail et son expérience de la vie », sont pertinents;
  2. L’état de santé du requérant — il s’agit d’une enquête vaste, qui nécessite d’évaluer l’état du requérant dans son ensemble.

[17] Ce dernier point a été consolidé par l’affaire Bungay c. CanadaNote de bas de page 6, qui a établi que toutes les détériorations du requérant ayant une incidence sur son employabilité doivent être examinées, pas seulement les détériorations les plus importantes ou la détérioration principale. Cette approche est conforme au paragraphe 68(1) du Règlement sur le Régime de pensions du Canada, qui prévoit que les requérants doivent fournir des renseignements très précis sur « toute invalidité physique ou mentale », et non seulement sur ce qu'ils pourraient considérer comme leur détérioration principale.

[18] Le ministre maintient que la division générale a examiné l’ensemble de la preuve médicale dont elle disposait. Il soutient que Bungay met seulement en garde contre une attention trop focalisée sur un seul problème de santé, au détriment d’autres problèmes qui pourraient contribuer à une conclusion d’invalidité; il n’a rien dit au sujet de l’effet cumulatif d’affections multiples. J’hésite à interpréter Bungay d’une manière aussi restrictive, puisque cet arrêt, tout comme Villani, met l’accent sur la personne dans son ensemble. Il est clair dans ces causes que tous les aspects d’un requérant doivent être pris en considération, y compris l’interaction de ses problèmes de santé avec ses caractéristiques personnelles. Je ne vois pas comment la division générale peut, dans un cas comme l’espèce où un requérant présente des preuves relatives à de nombreuses affections, éviter de les examiner dans leur ensemble. Elle doit demeurer ouverte à la possibilité qu’une série de déficiences « mineures », qui n’empêcheraient pas nécessairement une personne de travailler si elles étaient considérées séparément, puissent donner lieu à une incapacité de travail si elles sont considérées conjointement.

[19] Un résumé de rapports médicaux, même exhaustif, ne remplace pas une analyse qui intègre et synthétise les éléments de preuve disponibles dans l’objectif de dépeindre le requérant dans sa totalité, plutôt que de le présenter comme une série de problèmes. En évaluant les demandes de pension d’invalidité du RPC, la division générale doit veiller à ne pas rendre de décisions en ne faisant que « cocher des cases ».

[20] Le ministre a cité une ancienne décision de la division d’appel, J.M c. CanadaNote de bas de page 7, dont les circonstances sont quelque peu semblables à l’espèce, parce que la division générale avait également utilisé des rubriques pour organiser sa discussion sur les nombreux problèmes médicaux de la requérante. Je souligne néanmoins que le membre de la division d’appel avait également reconnu dans cette affaire le besoin d’en examiner l’effet cumulatif, bien qu’il a fini par déceler des indices suffisants dans la décision pour le convaincre que la division générale avait rempli son devoir. Ce type de causes dépend souvent des faits qui leur sont propres.

[21] Il est vrai que la décision de la division générale n’a pas uniquement dépendu de la preuve médicale. Elle a également tenu compte des revenus touchés par madame E. T. après l’expiration de sa PMA, et de ce qu’elle a jugé être un effort insuffisant pour trouver un autre emploi. Cependant, ces facteurs ne peuvent pas être simplement dissociés de l’état de l’appelante. La réponse à la question de savoir si les revenus de 12 000 $ touchés par madame E. T. en 2013 étaient « véritablement rémunérateurs » ou, comme elle le soutient, seulement rendus possibles grâce à d’importantes mesures d’adaptation, sera influencée par la façon dont le juge des faits perçoit son état de santé dans son ensemble. Dans la même veine, la division générale serait fondée à tirer une conclusion défavorable du fait que madame E. T. aurait supposément négligé de chercher d’autres emplois uniquement si elle possédait une capacité résiduelle — une question qui, encore une fois, repose sur une considération de l’appelante en entier.

[22] La division générale est présumée avoir tenu compte de l’ensemble des éléments de preuve qui ont été portés à sa connaissance et ses conclusions de fait méritent une certaine déférence. Cela étant dit, l’effet cumulatif est, selon moi, une question de droit, pour laquelle la norme de contrôle à appliquer est celle de la décision correcte. Je reconnais qu’il se peut que toutes les affections de madame E. T., même si elles sont considérées conjointement, ne donneront pas nécessairement lieu à une invalidité grave. Cependant, mon rôle, comme membre de la division d’appel, ne consiste pas à examiner la preuve sur le fond mais bien à déterminer si la division générale l’a fait en conformité avec la législation en vigueur. L’arrêt Villani est les causes héritières donnent à penser que les problèmes de santé d’un requérant ne peuvent être examinés de manière compartimentée.

Conclusion

[23] Bien que la division générale puisse avoir examiné les nombreuses pathologies de madame E. T. individuellement et indépendamment les unes des autres, je conclus qu’elle n’a pas fait un véritable effort pour s’interroger sur leur effet cumulatif relativement à sa capacité de conserver un emploi véritablement rémunérateur en date du 31 décembre 2006.

[24] L’article 59 de la Loi sur le MEDS énonce les réparations que la division d’appel peut accorder en appel. Pour prévenir toute crainte de partialité, il convient en l’espèce de renvoyer l’affaire à la division générale pour qu’une audience de novo soit tenue devant un membre différent de la division générale.

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