Régime de pensions du Canada (RPC) – invalidité

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Décision et motifs

Décision

[1] L’appel est rejeté.

Aperçu

[2] Cet appel porte sur une erreur d’interprétation linguistique qui se serait produite durant une audience de vive voix.

[3] L’appelant, S. N., est né et a terminé des études secondaires au Sri Lanka. En 1984, il s’est blessé à l’avant-bras droit et, bien qu’il eût subi une reconstruction, il a continué à ressentir un engourdissement chronique à la main. Il a immigré au Canada en 1987 et a principalement travaillé dans des usines et des entrepôts. Il était conducteur de machines dans le cadre de son dernier emploi, qui a pris fin en avril 2014 lorsque ses superviseurs ont conclu qu’il ne pouvait plus travailler de façon sécuritaire. Il est aujourd’hui âgé de 54 ans.

[4] En juillet 2014, monsieur S. N. a présenté une demande de pension du Régime de pensions du Canada. L’intimé, le ministre de l’Emploi et du Développement social (ministre) a rejeté sa demande après avoir conclu qu’il n’était pas atteint d’une invalidité « grave » et « prolongée », au sens de la loi, à l’échéance de sa période minimale d’admissibilité, le 31 décembre 2011, ni durant sa période établie au prorata, soit entre le 1er janvier 2014 et le 31 août 2014.

[5] Monsieur S. N. a fait appel de la décision du ministre devant la division générale du Tribunal de la sécurité sociale (Tribunal). Le 11 octobre 2016, la division générale a tenu une audience par téléconférence. Un interprète professionnel de langue tamoule, dont le Tribunal avait retenu les services à la demande de l’appelant, était présent. Le 31 octobre 2016, la division générale a rendu une décision rejetant l’appel parce qu’elle avait conclu qu’il n’y avait pas suffisamment de preuves démontrant que l’état de santé de monsieur S. N. l’avait empêché de détenir une occupation véritablement rémunératrice durant sa PMA.

[6] Le 8 décembre 2016, monsieur S. N. a demandé la permission d’en appeler à la division d’appel du Tribunal, soutenant que la division générale n’avait pas accordé assez de poids au fait qu’il avait un handicap aux deux mains, ce qui l’empêchait de travailler et de faire ses activités quotidiennes. À la suite d’une demande de renseignements supplémentaires, le nouveau représentant légal de monsieur S. N. a soumis un mémoire reprochant à la division générale d’avoir commis de multiples erreurs.

[7] Dans ma décision datée du 31 juillet 2017, j’ai accordé la permission d’en appeler uniquement pour le motif voulant que la division générale pourrait avoir ignoré des indices révélant que la traduction fournie durant l’audience d’octobre 2016 était imparfaite.

[8] Après avoir examiné les observations orales et écrites en fonction du dossier documentaire, j’ai conclu que la décision de la division générale doit être maintenue.

Questions en litige

[9] Les questions dont je suis saisi sont les suivantes :

Question 1 : Dans quelle mesure la division d’appel doit-elle faire preuve de déférence à l’égard des décisions de la division générale?

Question 2 : La division générale a-t-elle manqué à un principe de justice naturelle en ignorant des problèmes relatifs à la qualité de l’interprétation tamoule durant la téléconférence d’octobre 2016?

Analyse

Question 1 : Dans quelle mesure la division d’appel doit-elle faire preuve de déférence à l’égard de la division générale?

[10] Les seuls moyens d’appel à la division d’appel sont les suivants : la division générale a commis une erreur de droit, n’a pas observé un principe de justice naturelle, ou a fondé sa décision sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments portés à sa connaissance.Note de bas de page 1 La division d’appel peut rejeter l’appel, rendre la décision que la division générale aurait dû rendre, renvoyer l’affaire à la division générale pour réexamen, ou modifier totalement ou partiellement la décision de la division générale.Note de bas de page 2

[11] Jusqu’à récemment, il était convenu que les appels à la division d’appel étaient régis par les normes de contrôle énoncées par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-BrunswickNote de bas de page 3. Si des erreurs de droit ou des manquements aux principes de justice naturelle étaient allégués, la norme applicable était celle de la décision correcte, témoignant d’une déférence moindre à l’égard d’un tribunal administratif de première instance. Si des conclusions de fait erronées étaient alléguées, la norme applicable était celle de la décision raisonnable, témoignant d’une certaine réticence à toucher aux conclusions de l’instance responsable d’instruire la preuve factuelle.

[12] Dans l’affaire Canada c. HuruglicaNote de bas de page 4, la Cour d’appel fédérale a rejeté cette approche en concluant que les tribunaux administratifs ne devraient pas avoir recours à des normes de contrôle ayant été conçues aux fins d’application dans les cours d’appel. Un tribunal doit plutôt se reporter avant tout à sa loi constitutive pour déterminer son rôle. Cette prémisse a amené la Cour à conclure que le critère approprié découle entièrement de la loi habilitante d’un tribunal administratif : « L’approche textuelle, contextuelle et téléologique requise par les principes d’interprétation législative modernes nous donne tous les outils nécessaires pour déterminer l’intention du législateur […]. »

[13] Par conséquent, ni la norme de la décision raisonnable ni celle de la décision correcte ne sont appliquées à moins que ces mots, ou leurs variantes, figurent expressément dans la loi constitutive du tribunal. En appliquant cette approche à la Loi sur le MEDS, on remarque que les alinéas 58(1)a) et b) ne qualifient pas les erreurs de droit ou les manquements à la justice naturelle, donnant ainsi à penser que la division d’appel ne doit pas faire preuve de déférence à l’égard des interprétations de la division générale. Le mot « déraisonnable » n’apparaît nulle part à l’alinéa 58(1)c), qui porte sur les conclusions de fait erronées. Le critère contient en revanche les termes « abusive ou arbitraire » et « sans tenir compte des éléments portés à sa connaissance ». Comme le suggère l’affaire Huruglica, il faut donner à ces mots leur propre interprétation, mais le libellé porte à croire que la division d’appel doit intervenir si la division générale fonde sa décision sur une erreur vraiment énorme ou contraire ou dossier.

Question 2 : La division générale a-t-elle ignoré des problèmes relatifs à la qualité de l’interprétation?

[14] Monsieur S. N. était non représenté au moment où s’est déroulée l’audience devant la division générale, et c’est seulement après avoir présenté sa demande de permission d’en appeler, en décembre 2016, qu’il a retenu les services d’un représentant légal. Sans l’avoir ainsi formulé, le représentant a laissé entendre que la division générale a manqué à un principe de justice naturelle en présidant une audience qui était entachée d’une mauvaise interprétation linguistique. Il a prétendu que son client avait eu de la difficulté à participer à l’instance du fait que l’audience devant la division générale avait été tenue par téléconférence. Il a laissé entendre que monsieur S. N. avait été incapable de bien comprendre la variante de la langue tamoule utilisée par l’interprète que le Tribunal avait fourni.

[15] Dans sa décision, la division générale ne s’est jamais dite préoccupée par la qualité de l’interprétation. Je dois présumer qu’il serait rapidement devenu évident, même pour une personne qui ne parle pas le tamoul, s’il y avait eu un problème important avec la traduction au cours de l’audience. Malheureusement, comme je l’ai précisé dans ma décision relative à la demande de permission d’en appeler, le membre de la division générale qui a présidé l’audience a omis d’enregistrer l’instance, et je ne peux donc me fier qu’à la parole de monsieur S. N., qui affirme que l’interprète qui lui avait été fourni ne parlait pas son dialecte tamoul. Évidemment, même s’il y avait un enregistrement audio, je serais incapable d’évaluer les compétences de l’interprète, bien que toute objection formulée par monsieur S. N. aurait été dans l’enregistrement.

[16] Il est de jurisprudence constante que l’omission de soulever une objection quant à une irrégularité procédurale à la première occasion équivaut à une renonciation implicite à toute perception d’un éventuel manquement à l’équité procédurale ou à la justice naturelle. Dans Nsengiyumva c. CanadaNote de bas de page 5, la Cour fédérale du Canada a traité d’une situation où l’interprétation linguistique était prétendument fautive :

Lorsque le demandeur est conscient qu’il y a des problèmes avec l’interprète, il est raisonnable de penser que le demandeur formulera une opposition immédiatement. Dans la décision Mohammadian, 2000 CanLII 17118 (CF), [2000] 3 C.F. 371, au procès, le juge Pelletier (maintenant juge à la Cour d’appel fédérale) a conclu au paragraphe 28 :

La question de savoir s’il est raisonnable de s’attendre à ce qu’une plainte soit présentée est une question de fait, qui doit être déterminée dans chaque cas. Si l’interprète a de la difficulté à parler la langue du demandeur ou à se faire comprendre par lui, il est clair que la question doit être soulevée à la première occasion. Par contre, si les erreurs se trouvent dans la langue dans laquelle a lieu l’audience, que le demandeur ne comprend pas, il ne peut être raisonnable de s’attendre à ce qu’il y ait eu plainte à ce moment-là.

[17] Les observations de monsieur S. N. ne me convainquent aucunement qu’il aurait essayé de signaler à la division générale ses inquiétudes quant à la qualité du travail de l’interprète durant l’audience ou dès que possible après celle-ci. En l’absence d’un enregistrement audio de l’audience, ou d’un témoignage par affidavit, j’ai jugé qu’il convenait d’entendre un témoignage sous serment de la part de monsieur S. N.

[18] Sous serment, monsieur S. N. a maintenu que de l’information vitale s’était perdue durant l’audience. Il a témoigné que l’interprète et lui ne s’étaient jamais rencontrés et qu’ils avaient participé à la téléconférence depuis des endroits différents. Il a dit que, parfois, le membre de la division générale qui avait présidé l’audience n’avait pas compris ce qu’il avait voulu dire, et que, parfois, lui-même ne pouvait pas comprendre ce que le membre disait.

[19] L’audience a duré environ 90 minutes. Il avait compris presque immédiatement qu’il y avait un problème, même si son anglais n’était pas très bon. Quand on lui a demandé de donner des exemples des mauvaises traductions, monsieur S. N. a dit que, lorsqu’il avait dit qu’il allait au temple, l’interprète avait dit autre chose. À d’autres occasions, il avait essayé de dire au membre de la division générale qu’il ressentait une douleur à la poitrine depuis deux ou trois ans. La traduction de l’interprète signifiait pourtant qu’il avait « récemment » eu une douleur à la poitrine.

[20] Monsieur S. N. est originaire de Jaffna, qui se trouve dans la partie nord du Sri Lanka. Il a affirmé que l’interprète était de langue maternelle tamoule, mais qu’il en parlait un autre dialecte [traduction] « ralenti », qu’il ne parvenait pas à situer. Il soupçonnait que ce dialecte était parlé dans l’est du pays.

[21] À un certain moment, il est intervenu et a demandé une clarification, mais l’interprète lui a essentiellement dit qu’il parlait convenablement et de rester tranquille.

[22] À sa connaissance, le membre de la division générale n’a jamais eu conscience du problème de traduction. On a demandé à monsieur S. N. s’il avait tenté de signaler ses difficultés au membre. Il a dit qu’il n’en avait jamais eu l’occasion. Il a insisté sur le fait qu’il avait essayé d’exprimer son inquiétude par l’intermédiaire de l’interprète. Il ne savait pas pourquoi son message n’avait pas été communiqué au membre. On lui a demandé s’il pensait que l’interprète avait essayé de cacher le problème. Il a répondu qu’il ne pensait pas que cela ait été le cas et qu’il croyait que le message n’avait peut-être pas été bien traduit.

[23] On a demandé à monsieur S. N. s’il avait par la suite communiqué avec le Tribunal pour lui faire part de ses problèmes avec l’interprète. Il a répondu qu’il avait reçu une lettre après l’audience mais qu’il ne l’avait pas comprise. À ce moment-là, il a embauché un avocat. Il a reconnu qu’il n’avait jamais essayé de joindre le Tribunal. Interrogé sur les raisons pour lesquelles il ne l’avait pas fait, il a dit qu’il n’arrivait pas à comprendre quoi que ce soit.

[24] On a demandé à monsieur S. N. qui l’avait aidé à remplir la demande de permission d’en appeler de décembre 2016, qui ne mentionnait aucun problème de traduction. Il a dit qu’il ne le savait pas.

[25] Au bout du compte, j’ai été incapable d’accorder un poids important au témoignage de monsieur S. N., puisqu’il n’avait pas, selon moi, réfuté les présomptions voulant que (i) l’interprète avait bien fait son travail, et que (ii) le membre de la division générale qui présidait l’audience serait intervenu pour remédier à une appréhension de traduction inadéquate dans le cadre de l’instance. Monsieur S. N. soutient que l’interprète et lui ne s’entendaient pas durant l’audience, mais il prétend pourtant que le membre de la division générale n’aurait pas remarqué cette tension ou, s’il l’avait remarquée, qu’il aurait choisi d’ignorer une violation potentielle de son droit d’être entendu. Monsieur S. N. voudrait aussi me faire croire que l’interprète, qui avait prêté serment de traduire fidèlement l’anglais en tamoul et inversement, aurait désamorcé ses tentatives pour signaler les lacunes dans son travail.

[26] Monsieur S. N. était tenu de contester la qualité de l’interprétation linguistique à la première occasion raisonnable, mais il l’a seulement fait en juillet 2017, plus de 10 mois après l’audience. Mis à part un témoignage vague, il n’a produit aucune preuve démontrant qu’il aurait signalé ce problème durant l’audience devant la division générale ou dans un délai raisonnable après celle-ci. Je suis influencé par la cause Xu c. CanadaNote de bas de page 6, où la Cour fédérale s’est exprimée comme suit :

Aussi important que puisse être ce droit, le fardeau reposant sur la personne qui soulève un problème d’interprétation est lourd. Une telle allégation doit être suffisante pour réfuter la présomption selon laquelle l’interprète, qui a prêté serment de fournir une interprétation fidèle, a agi contrairement à son serment. La simple allégation d’une erreur d’interprétation n’est pas suffisante, car le fardeau consiste à prouver, selon la balance des probabilités, qu’il y a eu erreur d’interprétation.

[27] Selon la prépondérance des probabilités, je ne suis pas convaincu que monsieur S. N. ait fait part de ses préoccupations concernant la qualité de l’interprétation à la première occasion raisonnable, ce qui me fait aussi douter qu’un quelconque manquement à la justice naturelle ait véritablement eu lieu à cet égard durant l’audience.

Conclusion

[28] Monsieur S. N. n’est pas parvenu à me convaincre, selon la prépondérance des probabilités, qu’il y ait eu un problème important relativement à la qualité du travail de l’interprète. Plus précisément, il n’a produit aucune preuve convaincante montrant qu’il aurait soulevé un problème relativement à l’interprétation linguistique, soit durant l’audience devant la division générale ou dans un délai raisonnable par la suite. Comme il a ainsi renoncé implicitement à toute perception d’un manquement à l’équité à la justice naturelle, monsieur S. N. ne peut pas soulever cette question pour la première fois devant la division d’appel.

[29] Par conséquent, l’appel est rejeté.

 

Date de l’audience :

Mode d’audience

Comparutions

Le 20 décembre 2017
Le 15 janvier 2018

Téléconférence

S. N., appelant
Rajan Mahalirajan, représentant de l’appelant
Jean-François Cham, représentant de l’intimé
Dale Randall, observateur du ministère de la Justice
Sumanthi Halan, interprète tamoul

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