Régime de pensions du Canada (RPC) – invalidité

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Décision

[1] Le paragraphe 74(2) du Régime de pensions du Canada (le « Régime »), en ce qui concerne sa limitation de la rétroactivité du paiement de la prestation d’enfant de cotisant invalide (PECI) à onze mois avant la date de réception de la demande, (la disposition contestée) porte atteinte aux droits à l’égalité des enfants de la prestataire aux termes de l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés (la « Charte »), et le ministre ne s’est pas acquitté de la charge qui lui incombait d’établir que la limite de rétroactivité est une limite dont la justification peut se démontrer dans une société libre et démocratique.

[2] Les enfants de la prestataire ont droit à la PECI, et le paiement de la prestation commence le mois qui suit leur naissance.

Aperçu

[3] La prestataire souffre du syndrome de fatigue chronique. Elle a présenté une demande de prestations d’invalidité du Régime de pensions du Canada (RPC) en janvier 1994. Sa demande a été acceptée en février 1995, avec paiement rétroactif à juillet 1993. Elle a par la suite eu trois enfants qui sont respectivement nés en août 1997, juin 1999 et octobre 2002. Elle déclare qu’elle n’a appris l’existence de la PECI (prestation d’enfant de cotisant invalide) que peu de temps avant l’avoir demandée au nom de ses trois enfants en janvier 2013. La demande a été approuvée avec pour date de début des paiements février 2012 (soit la date correspondant à la période maximale de rétroactivité de onze mois permise). La demande de réexamen de la date de début des paiements présentée par la prestataire a été rejetée.

[4] Le Régime prévoit une rétroactivité maximale de onze mois.Note de bas de page 1

[5] La position de la prestataire est que la date de début du paiement de la PECI devrait être le mois suivant la naissance de chacun de ses enfants. Elle conteste la constitutionnalité de la disposition contestée au motif que cette disposition porte atteinte aux droits à l’égalité que l’article 15 de la Charte garantit à ses enfants.

[6] La prestataire soutient que la disposition contestée porte atteinte aux droits de ses enfants en vertu de la Charte en ce qu’elle a sur eux des conséquences préjudiciables en raison de leur âge et de leur dépendance à un parent invalide et en ce qu’elle perpétue ce désavantage. Elle déclare que, bien que ses enfants fussent admissibles à la PECI à compter du mois suivant leur naissance, ils n’avaient pas la capacité de présenter eux-mêmes une demande à cet effet et dépendaient d’elle pour le faire en leur nom.

[7] En revanche, le ministre soutient que la prestataire n’a pas établi l’existence d’une distinction discriminatoire fondée sur un motif énuméré au paragraphe 15(1) de la Charte ou sur un motif analogue (« motif énuméré ou analogue »). Le ministre soutient également que si l’on devait conclure à une violation du paragraphe 15(1) de la Charte par la disposition contestée, cette violation serait justifiée en application de l’article 1 de la Charte au motif qu’elle s’inscrit dans des limites qui sont raisonnables et dont la justification peut se démontrer.

Questions en litige

  1. La limitation à onze mois de la rétroactivité de la PECI constitue-t-elle, à l’endroit des enfants de la prestataire, une discrimination fondée sur leur âge et sur le fait qu’ils soient enfants d’un parent invalide, en contravention du paragraphe 15(1) de la Charte?
  2. Dans l’affirmative, la justification de cette violation peut-elle se démontrer dans une société libre et démocratique aux termes de l’article 1 de la Charte?

Analyse

Le paragraphe 74(2) du Régime porte-t-il atteinte aux droits que l’article 15 de la Charte garantit aux enfants de la prestataire?

[8] Le paragraphe 15(1) de la Charte stipule que la loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous et que tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi indépendamment de toute discrimination, notamment les discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.

[9] La Cour suprême du Canada a établi un test (critère) à deux volets pour l’appréciation d’une demande fondée sur le paragraphe 15(1) de la Charte :

  1. La loi crée-t-elle une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue?
  2. La distinction crée-t-elle un désavantage par la perpétuation d’un préjugé ou l’application de stéréotypes?Note de bas de page 2

[10] Cela nécessite de mener une enquête souple et contextuelle sur la question de savoir si une distinction a pour effet de perpétuer un désavantage arbitraire à l’endroit d’un prestataire sur le fondement de son appartenance à un groupe énuméré ou analogue. Il s’agit d’une approche qui reconnaît que des désavantages systémiques persistants se sont exercés pour limiter les possibilités offertes aux membres de certains groupes de la société et qui cherche à prévenir les actions qui perpétuent ces désavantages. Une analyse de l’application de l’article 15 de la Charte repose sur les lois et règlements qui établissent des distinctions discriminatoires – c’est‑à‑dire, des distinctions qui ont pour effet de perpétuer un désavantage arbitraire fondé sur l’appartenance d’une personne à un groupe énuméré ou analogue. L’analyse du paragraphe 15(1) se préoccupe donc d’« égalité réelle »Note de bas de page 3.

Distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue

[11] La prestataire s’appuie sur le motif énuméré de l’âge et sur le motif analogue d’être l’enfant d’un parent invalide.

[12] La prestataire déclare qu’en raison du syndrome de fatigue chronique dont elle souffre depuis longtemps, sa famille a des moyens mentaux, physiques et financiers limités. La situation de ses enfants n’a pas été idéale, non seulement en raison de leurs moyens financiers limités, mais aussi du fait que la prestataire était limitée dans ce qu’elle pouvait faire pour eux. Elle passe beaucoup de temps à se reposer et à dormir, elle a des pertes de mémoire et de la difficulté à se concentrer et elle souffre de douleurs et de maux de tête. Ses enfants ont éprouvé bien des difficultés du fait que leur mère était différente. Elle n’était pas capable de faire certaines choses avec eux et ils n’avaient pas de sécurité financière et affective. Les trois enfants ont été aux prises avec de grands problèmes d’anxiété, et la prestataire croit que son état de santé a pu être un facteur contributif de cela.Note de bas de page 4

[13] En raison de son affection, la prestataire [traduction] « était incapable de s’imaginer qu’il y avait d’autres prestations dont ses enfants pouvaient se prévaloir, et encore moins de faire une recherche sur l’existence de telles prestations […] ». Peu de temps après sa demande de prestations d’invalidité présentée en janvier 2013, un ami lui a parlé de la PECI.Note de bas de page 5 La prestataire a déclaré qu’elle est en « mode survie » et qu’elle est seulement capable de faire des « choses de base ». Elle comprend maintenant que dans les lettres émanant de Service Canada, il y avait des encarts expliquant les prestations disponibles; cependant, elle n’a pas lu ces encarts.

[14] Le 7 juillet 2014, le Dr Bystrin, qui a été le médecin de famille de la prestataire de 1992 à 2001, a déclaré que le syndrome de fatigue chronique de la prestataire a perduré toute la période durant laquelle il l’a eue comme patiente et qu’elle avait beaucoup de difficulté à gérer les activités quotidiennes. La prestataire souffrait toujours du syndrome de fatigue chronique lorsqu’elle s’est présentée au cabinet du Dr Bystrin, le 7 juilllet 2014; elle se plaignait de symptômes de fatigue persistante et excessive qui nuisaient grandement à ses activités quotidiennes, d’un malaise général, de nausées, de douleurs, de difficulté à se concentrer, de problèmes de mémoire à court terme et d’anxiétéNote de bas de page 6. Le 18 juillet 2014, le Dr Malcolm, actuel médecin traitant de la prestataire, a déclaré qu’elle constamment fatiguée et qu’elle a beaucoup de difficulté à subvenir à ses besoins fondamentaux et à ceux de sa famille.Note de bas de page 7

La position de la prestataire

[15] La prestataire affirme que bien que ses enfants fussent admissibles à la PECI dès leur naissance, ils n’avaient pas la capacité d’en faire la demande eux-mêmes et que la limitation de la période de rétroactivité leur a été préjudiciable en raison de leur âge : cette limitation ne tient pas dûment compte de leurs besoins, de leur situation et de leurs capacités en ce qu’on présume qu’ils ont la même capacité qu’un adulte pour présenter une demande de prestation du RPC. Elle ajoute qu’en tant qu’enfants d’un parent invalide, ils sont particulièrement désavantagés en ce que la limitation de rétroactivité perpétue leur désavantage puisqu’ils dépendent d’un adulte invalide pour recevoir la prestation.

La position du ministre

[16] Mme Doucette soutient que la preuve concernant la situation de la prestataire et de sa famille ne démontre pas l’existence d’une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue. Toutes les prestations du RPC comportent des périodes maximales de rétroactivité, et les enfants de la prestataire ne sont pas traités différemment des autres bénéficiaires de prestations du RPC, y compris les autres enfants admissibles à la PECI. Aucun fardeau ne leur a été imposé qui n’est pas aussi imposé aux autres.

[17] Mme Doucette fait valoir que, même si le ministre n’était nullement obligé légalement d’informer des bénéficiaires du RPC de possibles prestations, il a pris des mesures pour tenir la prestataire informée de ses droits et responsabilités. Un avis concernant la PECI figurait au dos de l’avis d’admissibilité qui lui a été envoyé en 1995, lorsque sa demande de prestation d’invalidité a été approuvée et, chaque année, des lettres et bulletins étaient joints aux renseignements fiscaux envoyés à tous les bénéficiairesNote de bas de page 8. La prestataire est bien scolarisée, détenant un diplôme universitaire en mathématiques et statistiques, et, à son dernier emploi, elle travaillait comme X dans un X. Mme Doucette soutient que la prestataire aurait dû être au courant de l’existence de la PECI avant 2013 et que c’est de sa faute si elle a omis de présenter rapidement une demande pour l’obtention d’une telle prestation.

[18] Bien que cette observation ait une force appréciable, je ne crois pas que son poids soit significatif. La prestation appartient aux enfants et non à la prestataire, et ce sont des droits que leur garantit la Charte dont il est question ici. Le défaut de la prestataire de présenter rapidement une demande de PECI ne fait qu’illustrer la position particulière de vulnérabilité dans laquelle se trouvaient ses enfants.

Mes conclusions

[19] J’estime que par la conjugaison (ou intersection) des facteurs de leur âge et du fait qu’ils sont à la charge d’un parent invalide, les enfants se trouvent dans une posture particulièrement désavantageuse. Ils n’ont pas la capacité réaliste de présenter une demande de PECI et ils dépendaient de leur parent invalide pour le faire. Ils sont membres d’un groupe identifié qui a souffert historiquement de désavantages en raison de leur appartenance à ce groupe. Ces caractéristiques personnelles sont immuables : ils ne pouvaient pas changer leur âge, pas plus qu’ils ne pouvaient changer leur état d’enfants de parent invalide.

[20] Cette approche intersectionnelle tient compte du contexte historique, social et politique et reconnaît l’expérience unique d’une personne selon l’intersection de motifspertinents.Note de bas de page 9 Elle permet de reconnaître l’expérience particulière de la discrimination en fonction de la conjugaison des motifs en cause et de remédier à cette discrimination.

[21] De plus, cette approche reconnaît la complexité des façons dont les gens sont victimes de discrimination, reconnaît que l’expérience de la discrimination peut être tout à fait personnelle et tient compte des réalités sociohistoriques du groupe d’appartenance de la personne. Elle met l’accent sur la réponse de la société envers la personne comme résultat d’une conjugaison de motifs et n’impose pas à la personne l’obligation de s’insérer dans des segments ou des catégories rigides.Note de bas de page 10

[22] Mme Doucette affirme en outre que le droit touché est d’ordre purement financier et que la privation d’un avantage financier ne suffit pas à elle seule à établir une violation du paragraphe 15(1) de la Charte.Note de bas de page 11 En l’espèce, toutefois, les enfants ne se voient pas seulement privés d’un avantage financier, on les prive aussi de la reconnaissance de leur situation particulière d’enfants de cotisant invalide. Le fait qu’ils reçoivent des prestations depuis septembre 2012 ne compense pas le substantiel refus de ces prestations avant cette date. La disposition législative qui ne satisfait pas à un seul des critères ne peut être justifiée, K., qui est née en août 1997, a été privée de 15 années de prestations; A., qui est né en juin 1999, a été privé de 13 années de prestations et W., qui est né en octobre 2002, a été privé de près de 10 années de prestations.

[23] La situation des enfants de la prestataire est différente de celle d’enfants dont les parents ne sont pas atteints d’une déficience; leur situation diffère de celle d’enfants dont le parent invalide a présenté une demande dans les onze mois suivant leur naissance; leur situation diffère de celle d’enfants, handicapés ou non, dont les droits sont protégés par une prescription extinctive comme une loi provinciale sur la prescription des actionsNote de bas de page 12 et elle diffère aussi de la situation d’adultes qui sont capables de présenter eux-mêmes une demande de prestations du RPC.

[24] J’estime que la prestataire a établi l’existence d’une distinction en vertu du paragraphe 15(1) de la Charte quant au motif énuméré de l’âge et au motif analogue de l’état d’enfants de parent invalide.

Effet discriminatoire

[25] Une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue n’est pas suffisante en soi pour établir une violation du paragraphe 15(1) de la Charte. Pour être discriminatoire, une distinction doit perpétuer un désavantage ou un préjudice, ou donner lieu à l’application de stéréotypes au groupe de demandeurs. En l’espèce, le groupe demandeur constitue ici des enfants mineurs dont l’un des parents est invalide.Note de bas de page 13

[26] Ce qui est requis, ce n’est pas une comparaison formelle avec un groupe miroir de comparaison, mais une approche qui examine le contexte dans son intégralité, y compris la situation du groupe demandeur et la question de savoir si la disposition législative contestée a pour effet de perpétuer un désavantage ou des stéréotypes négatifs à l’endroit de ce groupe. Il me faut suivre ici une approche contextuelle sur le fond et non une approche formaliste de traitement des cas semblables. Je dois me poser la question de savoir, si compte tenu de tous les facteurs contextuels pertinents, y compris la nature et l’objet de la disposition législative contestée en lien avec la situation des enfants de la prestataire, la distinction contestée constitue une discrimination en ce qu’elle perpétue le désavantage du groupe ou lui applique un stéréotype.Note de bas de page 14

Preuve d’A. W.

[27] J’ai déterminé qu’A. W., agent principal de la législation pour le Régime et les politiques du RPC, est qualifié pour fournir un témoignage d’expert au sujet du fonctionnement et des fondements du RPC. Son rapport d’expert est inclus dans le dossier du ministreNote de bas de page 15.

[28] Dans son témoignage, A. W. a déclaré que le Régime reconnaît que les enfants à charge d’un cotisant invalide sont touchés par la perte de revenus du cotisant due à son invalidité. La raison d’être de la PECI est de fournir une aide financière aux enfants mineurs à charge du cotisant invalide aux besoins desquels ce dernier subviendrait normalement. Dans le cas d’enfants âgés de 18 à 25 ans, la prestation a pour objet de défrayer le jeune d’une partie du coût d’une formation ou d’études à temps plein. La PECI n’est qu’un exemple parmi plusieurs de prestations qui sont interreliées, et chaque prestation a été instaurée en tenant compte de la place qu’elle occupe par rapport aux autres dans le contexte plus général du RPC, ainsi que la nécessité de s’assurer que le RPC demeure viable et abordable pour tous les Canadiens.

[29] Comme dans tous les régimes d’assurance sociale, il y a un interfinancement entre cotisants : par la mise en commun des risques, c’est‑à‑dire leur partage parmi un large éventail de cotisants, certains groupes de cotisants financent les prestations versées à d’autres groupes. Les prestations pour enfants sont largement subventionnées par tous les cotisants, et leur degré de financement est beaucoup plus prononcé que celui des autres prestations.

[30] La condition préalable pour présenter une demande de PECI est la même que celle s’appliquant à toutes les prestations du RPC, hormis les prestations après-retraire. La raison en est que le ministre a besoin d’obtenir des renseignements d’un demandeur pour approuver le versement de la prestation, et que, dans le cas d’une prestation après-retraite, il possède déjà l’information nécessaire. Le paragraphe 74(1) du Régime prévoit qu’une demande de PECI peut être faite par l’enfant ou par toute autre personne ou tout autre organisme à qui la prestation serait payable si la demande était approuvée. Bien que la prestation appartienne à l’enfant, son paiement est fait à la personne ou à l’organisme qui a la garde ou la charge d’un enfant de moins de 18 ans. S’il n’y a pas de preuve contraire, le cotisant invalide est présumé être la personne qui a la garde et la charge de l’enfant. En l’espèce, cela aurait pu être la prestataire ou ses enfants qui auraient présenté une demande de PECI, laquelle est payable à la prestataire tant que ses enfants sont mineurs.

La position du ministre

[31] Mme Doucette a argué qu’aucune preuve ne démontre que les mineurs en tant que groupe ont eu des désavantages historiques ou que les mineurs dans le contexte du Régime sont désavantagés, que la disposition touchant la PECI bénéficie aux mineurs et que le simple fait que d’en limiter la rétroactivité du paiement en fonction de la date de réception de la demande ne revient pas à perpétuer un désavantage ou un stéréotype préexistant à l’endroit des mineurs, que la PECI correspond aux circonstances réelles de la prestataire en ce qu’elle subvient aux besoins d’enfants qui ont perdu le soutien financier d’un parent invalide et prévoit aussi la possibilité qu’une demande soit présentée au nom d’un enfant, et que la raison pour laquelle les enfants de la prestataire n’ont pas touché de prestations n’était pas basée sur des stéréotypes liés à leur âge, mais plutôt imputable au fait que la prestataire n’a pas fait de demande de PECI en leur nom à la première occasion.

[32] Mme Doucette a également fait valoir que les dispositions du Régime et celles touchant la PECI ont un objet améliorateur en ce qu’elles sont conçues pour que des prestations soient versées à des cotisants et à leur famille lorsqu’un parent devient invalide, lors d’un départ à la retraite et au décès d’un conjoint ou d’un tuteur cotisant. En ce qui concerne les enfants de cotisants invalides, la PECI est un montant mensuel fixe (qui s’élève à 245 $) qui est versé pour compenser la perte de revenu d’un parent ou d’un tuteur invalide. Mme Doucette affirme aussi que la nature du droit touché n’est que financière.

[33] Mme Doucette soutient en outre que la distinction devrait être examinée dans le contexte de l’objet améliorateur du Régime, que dans l’affaire en instance la prestataire continue de toucher des prestations d’invalidité du RPC et que ses enfants continuent de recevoir la PECI et qu’ils ont été traités de la même façon que tous les autres bénéficiaires du RPC. Un délai de prescription extinctive de la rétroactivité prévu par la loi s’applique à tous les cotisants qui présentent une demande de prestations du RPC et aucun fardeau n’a été imposé à la prestataire et à ses enfants qui n’est pas aussi imposé aux autres bénéficiaires de prestations du RPC. Elle a souligné que le Régime est une loi qui prévoit le versement de prestations et que l’objet de la disposition contestée devrait être examiné dans le contexte plus large du Régime dans son ensemble et que l’on devrait manifester une très grande déférence au gouvernement pour la conception d’un régime complexe de prestations.

La position de la prestataire

[34] La prestataire soutient que ses enfants se voient refuser la pleine rétroactivité d’une prestation à laquelle ils auraient autrement été admissibles s’ils avaient eu la capacité d’en faire la demande eux-mêmes. Elle affirme aussi que la disposition contestée perpétue leur désavantage, qu’elle ne tient pas compte de leurs capacités et de leur situation et qu’elle véhicule le message que ses enfants ont moins droit que les adultes d’exercer leur droit à une prestation du RPC. Elle reconnaît que le Parlement est en droit d’élaborer un régime législatif pour administrer les prestations du RPC et qu’il est nécessaire de fixer des limites, mais elle soutient que le Parlement n’est pas en droit de faire cela d’une manière qui perpétue le désavantage d’enfants qui n’ont pas la capacité d’accéder à la PECI sans s’en remettre à un parent invalide.

[35] La prestataire a ajouté que la raison d’être de la PECI est de fournir une aide à un groupe vulnérable dont les membres ont un désavantage préexistant manifeste en raison de leur âge et de leur dépendance à un parent invalide. La limitation de la rétroactivité exacerbe la vulnérabilité financière des enfants de parent invalide, ce qui est contraire à l’objet de la PECI.

Mes conclusions

[36] Il y a quatre facteurs contextuels qui sont liés à la détermination de la perpétuation d’un désavantage ou d’un stéréotype comme indices de discrimination :

  • la préexistence d’un désavantage pour le prestataire;
  • le degré de correspondance entre la différence de traitement et la situation du prestataire et des autres groupes;
  • la question de savoir si la loi ou le programme a un objet améliorateur;
  • la nature du droit touché.Note de bas de page 16

[37] J’ai déjà déterminé qu’en raison du désavantage intersectionnel auquel les enfants de la prestataire sont soumis en raison de leur âge et du fait qu’ils sont à la charge d’un parent invalide, ils se trouvent dans une position désavantageuse. Du point de vue d’une personne raisonnable, la limitation de la rétroactivité à onze mois perpétue le désavantage en ce qu’elle prive chacun des enfants de la prestataire d’une partie importante de la PECI à laquelle ils auraient autrement droit.

[38] J’ai déjà déterminé que le groupe de demandeurs reçoit un traitement différent de celui :

  • d'enfants dont les parents ne sont pas invalides et d’enfants invalides dont le parent a présenté une demande dans les onze mois suivant leur naissance;
  • d’enfants, invalides ou non, dont les droits à des prestations sont protégés par des dispositions législatives provinciales de prescription extinctive (prescription des actions);
  • d’adultes qui sont capables de présenter une demande de prestations du RPC en leur nom.

[39] Cette différence de traitement ne correspond pas à la situation dans laquelle se trouvent les enfants de la prestataire en ce que, réalistement, ils sont incapables de faire la demande de PECI en leur nom propre et qu’ils dépendent d’un adulte pour que cette demande soit faite en leur nom. On ne saurait imaginer que des nouveau-nés, des tout-petits ou de très jeunes enfants puissant faire la demande en leur nom propre. Il est irréaliste de s’attendre à ce que des préadolescents et des adolescents pensent à faire ou fassent effectivement une telle demande en leur nom propre. La disposition du Régime qui permet à l’enfant de présenter la demande est irréaliste en ce qui concerne les enfants mineurs.

[40] Il ne fait aucun doute que la PECI a un objet améliorateur. Elle fournit une aide financière aux enfants de parent invalide. Toutefois, la limitation de sa rétroactivité à onze mois détourne cette prestation de son objet améliorateur en refusant aux enfants de la prestataire une portion substantielle de la PECI à laquelle ils auraient autrement droit.

[41] J’ai déjà déterminé que le droit touché n’est pas purement économique et que les enfants de la prestataire se voient refuser la reconnaissance de leur situation unique d’enfants de cotisant invalide. J’ai tenu compte de la situation des membres du groupe de demandeurs et de l’impact négatif que la disposition contestée a sur eux et j’ai adopté une approche contextuelle non formaliste fondée sur leur situation véritable et sur le risque que la disposition contestée aggrave leur situation précaireNote de bas de page 17. J’ai également pris en considération la façon dont l’application de la disposition contestée a pour effet de perpétuer un désavantage arbitraire à l’égard des enfants.

[42] En gardant à l’esprit le contexte global, j’estime que le paragraphe 74(2) du Régime, du point de vue de sa limitation de la période maximale de rétroactivité pour le paiement de la PECI à onze mois avant la réception de la demande, est discriminatoire envers les enfants de la prestataire du fait qu’ils font partie d’un groupe historiquement désavantagé dont la situation socioéconomique a été exacerbée par cette limitation de rétroactivité.

La disposition attentatoire est-elle exonérée par l’article 1 de la Charte?

[43] La disposition contestée a pour effet de limiter la rétroactivité de la PECI à onze mois avant la présentation d’une demande pour cette prestation. Elle a aussi pour effet de perpétuer la discrimination et l’oppression intersectionnelle auxquelles ces enfants sont soumis en raison de leur âge ainsi que la stigmatisation associée au fait d’être enfants de parent invalide.

[44] Dans son article 1, la Charte garantit les droits et libertés qui y sont énoncés et stipule qu’ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

[45] En vertu de l’article 1, il incombe au gouvernement d’établir qu’une disposition discriminatoire constitue une restriction raisonnable d’un droit garanti au paragraphe 15(1) de la Charte. S’il y parvient, la loi est sauvegardée en tant que limite raisonnable dont la justification peut se démontrer.Note de bas de page 18

[46] C’est de l’arrêt OakesNote de bas de page 19 que sont issus les paramètres de l’analyse que commande l’article premier. Le critère qui s’en dégage peut être scindé en deux volets principaux dont le second comporte à son tour plusieurs éléments. Il est toutefois plus commode d’y voir quatre critères indépendants. La disposition législative qui ne satisfait pas à un seul des critères ne peut être justifiée. Les quatre critères appellent les quatre questions suivantes :

  1. L’objectif de la loi est-il urgent et réel?
  2. Existe-t-il un lien rationnel entre la loi et son objectif?
  3. La loi constitue-t-elle une atteinte minimale au droit ou à la liberté en cause que garantit la Charte?
  4. Les effets préjudiciables de la violation de la Charte l’emportent-ils sur les effets bénéfiques de la loi?Note de bas de page 20

La position du ministre

[47] Mme Doucette soutient que c’est la loi dans son entièreté qu’il faudrait prendre en considération avant de déterminer si la législation satisfait aux quatre exigences. Elle a exprimé sa position en trois points. Tout d’abord, le Régime sert l’objectif urgent et réel de créer un régime obligatoire d’assurance sociale qui procure aux cotisants et à leur famille un revenu de remplacement raisonnable lors du départ à la retraite, en cas d’invalidité ou au décès d’un salarié. En deuxième lieu, la PECI sert l’objectif urgent et réel de voir aux besoins des enfants à charge en leur fournissant l’aide financière qui leur serait normalement fournie par le cotisant invalide. En troisième lieu, la limitation de la rétroactivité sert l’objectif urgent et réel d’assurer la durabilité et la viabilité à long terme du RPC.

La position de la prestataire

[48] La prestataire a reconnu que le gouvernement est en droit d’élaborer un régime législatif pour administrer les prestations du RPC et qu’il lui faut fixer des limites. Toutefois, elle a affirmé que l’on ne devrait pas permettre au gouvernement de faire cela d’une manière qui perpétue le désavantage d’enfants mineurs qui n’ont pas la capacité d’accéder à leur prestation sans dépendre d’un adulte. La prestataire a cité d’autres situations dans lesquelles l’Agence du revenu du Canada a permis, dans le cas de la prestation pour enfants handicapés, des nouvelles cotisations rétroactives qui remontaient jusqu’à dix ans en arrière, et elle a mentionné le fait que la Loi de 2002 sur la prescription des actions de l’Ontario prévoit que toute période de limitation établie par la loi ne court pas pendant une période durant laquelle le demandeur est un mineur.

Preuve de A. W.

[49] A. W. a déclaré que le RPC est un régime obligatoire d’assurance sociale qui est financé uniquement par les cotisations des employeurs et des employés ainsi que par les revenus produits par les investissements du RPC. Toutes les prestations approuvées du RPC sont sujettes à la même limitation de la rétroactivité à onze mois. Cette période rétroactive de onze mois donne aux demandeurs un « délai de grâce » pour qu’ils se renseignent et recueillent de l’information sur la prestation. Nous ne pourrions avoir aucune certitude à l’égard du passif du RPC s’il n’y avait pas de limite à la rétroactivité. La limitation de la rétroactivité permet la prévisibilité et permet aux gestionnaires du RPC d’évaluer le passif du RPC d’une année à l’autre. Il faut absolument qu’il y ait prévisibilité des prestations payables à tout moment pour garantir la viabilité du régime et s’assurer qu’un financement suffisant est disponible. Les deux seules exceptions à la limitation de onze mois sont l’incapacitéNote de bas de page 21 et l’avis erroné et l’erreur administrativeNote de bas de page 22.

[50] De plus, le RPC n’existe pas isolément des autres programmes. La limitation évite les interactions non voulues avec d’autres programmes d’aide fondée sur le revenu de compétence fédérale, provinciale ou municipale. Par exemple, si la limitation à onze mois n’existait pas, les personnes pourraient retarder la réception de prestations du RPC dans le but de toucher d’autres types de prestations fondées sur le revenu (comme le supplément de revenu garanti) pour les années durant lesquelles elles ne seraient autrement pas admissibles à de telles prestations si elles touchaient des prestations du RPC.

[51] A. W. n’était pas au courant de l’existence d’une analyse statistique sur les effets de l’autorisation d’une pleine rétroactivité sur la viabilité du RPC et, de façon plus significative dans le cas qui nous occupe, sur les effets de permettre la pleine rétroactivité pour la PECI.

[52] La seule discussion parlementaire au sujet de la rétroactivité dont il avait connaissance était l’extrait tiré des débats de la Chambre des communes de 1965, à l’onglet 20 de ce rapport.Note de bas de page 23 Essentiellement, cet extrait relate une discussion sur les pensions de retraite et la préoccupation causée par le fait que des personnes âgées faisant une demande de pension de retraite puissent ne pas connaître leur âge précis. Il y avait, cependant, un commentaire de la ministre LaMarsh qui disait qu’elle ne voulait pas que les Canadiens [traduction] « perdent une partie de ces pensions simplement parce qu’ils n’en avaient pas entendu parler. »

[53] A. W. ignorait si le Parlement s’était déjà penché sur la pertinence d’une limitation de la rétroactivité pour la prestation des enfants. Il n’était pas au courant d’une éventuelle discussion parlementaire au sujet de cette limitation et n’avait pas connaissance de l’éventuelle élaboration d’une justification de cette limitation dans toute description, article par article, des dispositions du Régime. Le ministre n’a produit aucune preuve sur le coût total des PECI pour le RPC ni sur ce qu’il en coûterait, de façon estimative, de supprimer la limite de rétroactivité pour cette prestation.

Mes conclusions

[54] Il se peut qu’il y ait des cas où l’objectif de la loi soit urgent et réel et où les dispositions contestées soient évidentes et puissant se déduire de la loi même. Toutefois, dans la majorité des cas, pour satisfaire au critère de l’objectif urgent et réel, le gouvernement doit produire certaines preuves à l’appui de son argument.Note de bas de page 24

[55] Je reconnais qu’il y a une force considérable dans l’argument du ministre selon lequel l’application générale d’une limite à la période de rétroactivité est un objectif urgent et réel du RPC et que cela est évident au regard de l’esprit général de la loi. Toutefois, en l’espèce, nous traitons de la situation toute particulière des prestations destinées aux enfants mineurs désavantagés qui dépendent d’un adulte pour la présentation d’une demande en leur nom. Il n’y a aucune preuve que le gouvernement se soit penché sur cette question, qu’il existe une analyse statistique des effets de permettre la pleine rétroactivité dans le cas de la PECI, qu’il existe un calcul du coût de la PECI pour le RPC ou que l’on ait déjà estimé ce qu’il en coûte de permettre une pleine rétroactivité dans le cas de cette prestation.

[56] A. W. a émis l’hypothèse qu’il pourrait y avoir des conséquences indésirables à une rétroactivité illimitée de la PECI dans le contexte plus général des autres régimes d’avantages sociaux. Il a supposé que certains prestataires pourraient retarder leur présentation d’une demande de prestations du RPC dans le but de continuer à toucher d’autres prestations provinciales ou fédérales calculées en fonction de leurs revenus. Il n’y a toutefois aucune preuve qu’il s’agisse là d’une préoccupation significative et, si tel était le cas, qu’on ne pourrait pas se pencher sur le problème en obtenant de l’information sur les éventuelles autres prestations ayant pu être reçues et en instaurant des mesures appropriées à cet effet.

[57] En Ontario, la province de résidence de la prestataire, il est courant pour le Programme ontarien de soutien aux personnes handicapées (POSPH), la Commission de la sécurité professionnelle et de l’assurance contre les accidents du travail (CSPAAT) et les fournisseurs d’assurance-invalidité de longue durée d’exiger des bénéficiaires qu’ils fassent une demande de prestations du RPC et de récupérer les prestations du RPC qui y sont approuvées. Les régimes fédéraux de la sécurité de la vieillesse et du supplément de revenu garanti ne s’appliquent qu’aux personnes âgées de plus de 65 ans et l’on aurait peine à imaginer que la PECI pour enfants mineurs serait un facteur significatif. Il n’y a aucune preuve que ces éventuelles conséquences indésirables puissent s’appliquer aux circonstances de l’espèce.

[58] Le fardeau de la preuve incombe au ministre et je conclus que le ministre n’a pas établi, selon la prépondérance des probabilités, l’existence d’un objectif urgent et réel de justifier la limitation à onze mois de la rétroactivité dans le cas de la PECI.

[59] Puisque le ministre n’est pas parvenu à établir l’existence d’un objectif urgent et réel  pour justifier la limitation, il ne peut être satisfait aux trois autres critères énoncés plus haut au paragraphe 46.

Conclusion

[60] Le paragraphe 74(2) du Régime, du point de vue de sa limitation de la rétroactivité du versement de la PECI à onze mois avant la date de réception de la demande, porte atteinte aux droits à l’égalité des enfants de la prestataire que leur garantit l’article 15 de la Charte, et le ministre ne s’est pas acquitté de la charge qui lui incombait d’établir qu’il s’agit là d’une restriction dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

[61] La disposition contestée est inopérante en ce qui touche les enfants de la prestataire. Chacun des enfants de la prestataire a droit à la PECI avec une date de début de paiement commençant un mois après leur naissance : pour K., septembre 1997; pour A., juillet 1999; et pour W., novembre 2002.

[62] L’appel est accueilli.

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