Régime de pensions du Canada (RPC) – invalidité

Informations sur la décision

Résumé :

RPC – La requérante a commencé à recevoir une prestation d’invalidité du Régime de pension du Canada en février 1995. Elle a trois enfants nés en 1997, 1999 et 2002. La requérante a demandé la prestation d’enfants de cotisant invalide (PECI) en janvier 2013. Le ministre a approuvé sa demande mais ne lui a versé que l’équivalent de 11 mois de rétroaction à partir février 2012. La requérante en a appelé de cette décision à la division générale (DG). Elle maintient que la limite de rétroaction de 11 mois est discriminatoire : elle viole les droits de ses enfants protégés par la Charte canadienne des Droits de la Personne (la Charte) parce qu’elle les prive de prestations égales sous la loi. La DG a conclu que le droit à l’égalité des enfants de la requérante avait été enfreint. Le ministre a porté cette décision en appel à la division d’appel (DA).

Une organisation appelée Justice for Children and Youth (JFCY) a demandé de participer au processus d’appel. La DA a déterminé qu’elle détenait le pouvoir de permettre à un intervenant de participer dans certains dossiers appropriés. La DA a conclu que JFCY devait recevoir une permission pour intervenir dans cet appel; sa participation va assister la DA dans sa détermination de la question à savoir si les droits des enfants de la requérante, protégés par la Charte, ont été enfreints. Cependant, la DA n’a pas permis à JFCY de présenter la preuve qu’elle voulait produire en s’appuyant sur une déclaration sous serment (affidavit). La DA a spécifié que JFCY devait présenter des arguments basés seulement sur la preuve au dossier se trouvant présentement devant la DA; elle ne pourra pas avancer de nouveaux arguments légaux n’étant pas supportés par cette preuve au dossier. Le statut d’intervenant est accordé selon certains paramètres.

Contenu de la décision



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Ordonnance et motifs

Décision

[1] La demande d’intervention de l’organisme Justice For Children and Youth (JFCY) [justice pour les enfants et les jeunes] en l’espèce est accueillie. JFCY pourra présenter des arguments sur certaines questions en litige, mais il ne sera pas autorisé à présenter les éléments de preuve qu’il souhaite utiliser pour étayer ses arguments. Les motifs qui suivent expliquent cette décision.

Aperçu

[2] Le ministre conteste une décision de la division générale du Tribunal de la sécurité sociale. Le ministre est l’appelant en l’espèce.

[3] S. H. est l’intimée en l’espèce. Elle a présenté une demande de prestations d’invalidité au titre du Régime de pensions du CanadaNote de bas de page 1 (RPC) en 1994 parce qu’elle est invalide. Elle est atteinte du syndrome de fatigue chronique. Le ministre a accueilli sa demande en février 1995.

[4] L’intimée a trois enfants. Ceux-ci sont nés en 1997, 1999 et 2002.

[5] Tout enfant d’une personne qui reçoit des prestations d’invalidité du RPC est admissible à la prestation d’enfant de cotisant invalideNote de bas de page 2. Cette prestation vise à aider les enfants d’un parent invalide en compensant une partie de l’argent que le parent aurait pu gagner en travaillant s’il n’avait pas été invalide en premier lieu.

[6] Un parent peut présenter une demande de prestation d’enfant de cotisant invalide au nom de son enfant. Si le parent ne présente pas de demande à la naissance de l’enfant, il peut toujours le faire plus tard. Il y a cependant une date limite à laquelle le ministre versera des prestations après la présentation d’une demande. Selon le RPC, le ministre peut seulement verser jusqu’à concurrence de 11 mois de prestations de façon rétroactiveNote de bas de page 3.

[7] En l’espèce, l’intimée a demandé la prestation d’enfant de cotisant invalide pour tous ses enfants. Toutefois, elle l’a fait en janvier 2013, soit 15 ans et quatre mois après la naissance de son premier enfant. Le ministre a accueilli la demande de prestation d’enfant de cotisant invalide, mais ne lui a versé que 11 mois de prestations de façon rétroactive, jusqu’en février 2012.

[8] L’intimée a interjeté appel de cette décision devant la division générale. Elle n’était représentée par personne.

[9] Elle a elle-même formulé l’argument qu’elle ne connaissait pas la prestation d’enfant de cotisant invalide. Elle a affirmé que son invalidité l’avait empêché d’examiner les prestations auxquelles ses enfants étaient admissibles. Elle n’avait pas non plus été capable de prendre les mesures nécessaires pour présenter une demande dans le délai de 11 mois en raison de son invalidité. Selon elle, le délai de 11 mois concernant la rétroactivité est discriminatoire. Il porte atteinte aux droits de ses enfants en vertu de la Charte canadienne des droits et libertésNote de bas de page 4 en les privant de la protection égale de la loi. Ses enfants ne pouvaient pas présenter une demande de prestation d’enfant de cotisant invalide par eux-mêmes. De plus, il est injuste qu’ils ne puissent pas recevoir la prestation simplement parce que leur parent n’a pas pu en faire la demande.

[10] La division générale était d’accord avec l’intimée. Elle a déterminé que les droits à l’égalité des enfants de l’intimée prévus par la Charte avaient été violés. Le ministre n’a pas montré que cette violation était justifiée par la Charte. La division générale a déterminé que la prestation d’enfant de cotisant invalide devrait être versée rétroactivement, à partir d’un mois après la naissance de chacun des trois enfants.

[11] Le ministre interjette appel de cette décision. À la suite de l’appel du ministre, JFCY a demandé d’y participer.

La division d’appel du Tribunal devrait-elle permettre à JFCY d’intervenir en l’espèce?

[12] La plupart des appels concernant les prestations du RPC sont des litiges entre la personne demandant des prestations et le ministre. Ils forment les parties d’un appel. Dans certains cas, l’ex-conjointe ou l’ex-conjoint de la partie requérante est également concerné. Cette personne est également une partie. Qu’il s’agisse du ministre, de la partie requérante ou de son ex‑conjointe ou ex-conjoint, toutes les parties ont un intérêt direct dans l’issue de l’affaire. En effet, la décision de verser ou non des prestations a une incidence directe sur chacune d’entre elles.

[13] Le cas en l’espèce est inhabituel, car un organisme qui n’a aucun intérêt direct dans l’issue de l’affaire demande de participer à l’appel.

[14] L’organisme en question est JFCY, une clinique d’aide juridique spécialisée en droit des enfants.

[15] JFCY demande de participer en tant que partie intervenante, et non en tant que partie.

[16] Pour traiter cette demande, je dois trancher les trois questions suivantes :

  1. La division d’appel peut-elle permettre à une partie intervenante de participer à un appel?
  2. Dans l’affirmative, devrait-elle permettre à JFCY d’intervenir en l’espèce?
  3. Dans l’affirmative, de quelle façon JFCY devrait-il participer en l’espèce?

Analyse

Question en litige no 1 : La division d’appel peut-elle permettre à une partie intervenante de participer à un appel?

[17] Le Tribunal instruit très peu de causes pouvant avoir une incidence allant au-delà des intérêts directs des parties. Cet appel en fait partie.

[18] En l’espèce, la division générale a déterminé que la partie du RPC qui limite le versement rétroactif de la prestation d’enfant de cotisant invalide à 11 mois est inconstitutionnelle. Il est possible que la division d’appel tranche cette affaire sans avoir à traiter la question constitutionnelle.

[19] Toutefois, si la division d’appel détermine que la division générale n’a pas commis d’erreur ou si elle se penche sur la question constitutionnelle, cela pourrait alors signifier que le Tribunal rendrait des décisions semblables dans des affaires semblables. Même si la décision rendue par une division d’appel n’oblige pas les autres divisions d’appel à rendre la même décision dans des circonstances semblables, la division d’appel du Tribunal a le devoir d’essayer de rendre des décisions uniformesNote de bas de page 5.

[20] Si la division d’appel confirme la décision de la division générale en l’espèce ou tranche autrement en faveur de l’intimée, cela augmenterait le montant des prestations payables aux enfants de l’intimée en vertu du RPC. Si d’autres divisions d’appel appliquent ce raisonnement à des cas semblables à l’avenir, la décision de la division d’appel pourrait alors avoir une incidence sur les droits des autres parties requérantes, outre les enfants de l’intimée. Le fait d’augmenter le montant de la prestation d’enfant de cotisant invalide dans d’autres cas aurait également une incidence sur les obligations du ministre au titre du RPC.

[21] En pareilles circonstances, il est important que la division d’appel ait de bons arguments concernant la question constitutionnelle. La décision de la division d’appel traitera des circonstances particulières de l’intimée et de ses enfants. Toutefois, la division d’appel pourrait également trancher la question générale de savoir si le caractère rétroactif de la prestation d’enfant de cotisant invalide est discriminatoire.

[22] Le ministre ne s’oppose pas à la demande de JFCY. L’intimée n’a présenté aucun argument à ce sujet devant la division d’appel, bien qu’elle soit maintenant représentée par un avocat.

[23] Je dois examiner les positions des parties concernant cette demande. Toutefois, JFCY ne devrait pas être autorisé à intervenir simplement parce que les parties ne s’y opposent pas. Je dois être convaincu que le Tribunal a le pouvoir légal de faire ce que JFCY demande.

[24] En effet, la demande soulève la question de savoir si le Tribunal a le pouvoir d’autoriser des interventions. Un tribunal ne peut utiliser un pouvoir qui ne lui est pas conféré par la loi, même si toutes les parties d’une affaire sont d’accord.

[25] Les pouvoirs du Tribunal quant à la façon dont il gère sa propre procédure sont prévus par la Loi sur le ministère de l’Emploi et du Développement socialNote de bas de page 6 (Loi sur le MEDS), le Règlement sur le Tribunal de la sécurité socialeNote de bas de page 7 (Règlement sur le TSS) et les jugements des cours qui traitent des pouvoirs conférés aux tribunaux.

[26] Rien dans la Loi sur le MEDS ni dans le Règlement sur le TSS ne confère au Tribunal le pouvoir de permettre à un organisme comme JFCY d’intervenir dans une affaire. Toutefois, la Cour suprême du Canada a déclaré que même lorsque le statut d’un tribunal ne lui confère pas le pouvoir précis d’autoriser une intervention, le tribunal peut avoir le pouvoir implicite de le faire. Celui-ci peut provenir de son pouvoir de tenir des audiences et de trancher des questions soulevées dans le cadre de l’affaire dont il est saisiNote de bas de page 8.

[27] Le Tribunal a publié une directive de pratique qui porte sur les demandes d’intervention dans une causeNote de bas de page 9. Cependant, elle ne précise pas grand-chose sur la question de savoir si le Tribunal a le pouvoir légal de permettre à une partie intervenante de participer à une affaire. La directive explique principalement comment présenter une demande d’intervention au Tribunal.

[28] Pour trancher cette question, je dois interpréter la Loi sur le MEDS, le Règlement sur le TSS et les jugements des cours. Mon but est de voir si le Parlement entendait conférer à la division d’appel le pouvoir implicite de permettre à une partie intervenante de participer à une affaire. J’estime qu’il existe trois motifs qui appuient ce pouvoir.

La division d’appel peut trancher les questions de droit, y compris les questions constitutionnelles

[29] Tout d’abord, l’article 64 de la Loi sur le MEDS énonce clairement que le Parlement a conféré au Tribunal le pouvoir de trancher toute question de droit ou de fait associée à une demande qu’il doit traiterNote de bas de page 10. Il s’agit d’un vaste pouvoir. Il n’y a rien dans le libellé de l’article 64(1) qui limite ce pouvoir. En revanche, les articles 64(2) et 64(3) prévoient des restrictions à l’égard du pouvoir du Tribunal de trancher certaines questions liées au RPC et à la Loi sur l’assurance‑emploiNote de bas de page 11 (Loi sur l’AE). Toutefois, ces restrictions concernent les questions que le Tribunal peut trancher en vertu du RPC et de la Loi sur l’AE. Elles ne concernent ni la question de savoir comment le Tribunal gère son propre processus ni s’il a le pouvoir de permettre à une partie intervenante de participer à une affaire.

[30] Si une loi du Parlement confère explicitement à un tribunal le vaste pouvoir de trancher toute question de droit, cela signifie que le tribunal a également le pouvoir de se prononcer sur les questions constitutionnelles. Cela est énoncé dans un arrêt de la Cour suprême du CanadaNote de bas de page 12.

[31] Lorsqu’un tribunal tranche une question constitutionnelle, sa décision peut avoir une incidence sur la façon dont il se prononcera sur d’autres affaires semblables à l’avenir. De plus, les questions constitutionnelles peuvent être très complexes. Si un tribunal a le pouvoir de trancher toute question constitutionnelle, il doit alors disposer de bons arguments avant de rendre une décision.

[32] Dans le système judiciaire, le rôle d’une partie intervenante est de faciliter le processus décisionnel, surtout lorsque la décision peut dépasser les intérêts directs des parties concernées. La partie intervenante doit apporter quelque chose au processus décisionnel que les parties ne peuvent pas apporter. C’est la raison pour laquelle les cours font généralement appel à l’expertise de la partie intervenante au moment de traiter toute demande d’intervention.

[33] Les mêmes éléments s’appliquent lorsqu’un tribunal doit trancher une telle question. Voilà un motif qui appuie l’interprétation selon laquelle la division d’appel peut permettre à une partie intervenante de participer à une affaire.

La division d’appel est notamment responsable de formuler des directives à l’échelle du système, et non seulement dans des cas individuels

[34] Un deuxième motif se trouve dans la structure du Tribunal. La plupart des tribunaux au Canada ont seulement un processus décisionnel d’un niveau. Ils instruisent des causes et rendent leurs décisions. Si une partie souhaite contester une décision, elle doit s’adresser aux tribunaux. Elle peut soit demander un contrôle judiciaire soit interjeter appel, si la loi lui a accordé le droit d’appel.

[35] Au Tribunal, il y a deux niveaux au processus décisionnel. Toute partie qui n’obtient pas gain de cause devant la division générale peut demander la permission d’en appeler à la division d’appel.

[36] Il existe peu de tribunaux au Canada comme le Tribunal, c’est-à-dire qui possède une division d’appelNote de bas de page 13.

[37] De plus, la division d’appel du Tribunal instruit des appels de façon officielle. L’instruction d’un appel au Tribunal ressemble à la façon dont se déroule un appel dans le système judiciaire :

  • Les moyens d’appel sont limitésNote de bas de page 14.
  • La division d’appel ne peut pas examiner de nouveaux éléments de preuve (c’est‑à‑dire tout élément de preuve qui n’a pas été présenté à l’audience devant la division générale), sauf dans certaines circonstancesNote de bas de page 15.
  • Pour déterminer si la division générale a commis une erreur, la division d’appel ne peut pas instruire l’affaire de nouveau en réexaminant la preuve portée à la connaissance de la division générale. Ceci est le rôle de la division généraleNote de bas de page 16. Toutefois, si elle estime que la division générale a commis une erreur, la division d’appel peut alors examiner la preuve soumise à la division générale. Ainsi, elle peut décider de rendre la décision que la division générale aurait dû rendre ou de renvoyer l’affaire à la division générale pour une nouvelle audienceNote de bas de page 17.

[38] Pourquoi le Parlement a-t-il choisi cette structure à deux niveaux et pourquoi a-t-il restreint le rôle de la division d’appel ainsi?

[39] À mon avis, l’intention du Parlement était que la division d’appel exerce deux fonctions. La première est de s’assurer que justice soit rendue dans chaque cas. La division d’appel y parvient en veillant à ce que la division générale agisse équitablement, applique le droit correctement et tire des conclusions de fait fondées sur la preuveNote de bas de page 18.

[40] La deuxième fonction de la division d’appel est d’aider le Tribunal à rendre des décisions uniformes. Cela permet au Tribunal de créer une jurisprudence prévisible. La qualité de la justice rendue par le Tribunal s’améliore si des cas semblables sont tranchés de la même manière et si les personnes qui utilisent le système (les parties appelantes et leurs représentantes ou représentants) arrivent à mieux prévoir la façon dont le Tribunal tranchera leur cause en consultant des décisions que le Tribunal a déjà rendues. Cette deuxième fonction dépasse le fait de rendre justice dans des appels individuels. Il s’agit d’assurer l’uniformité et la prévisibilité dans l’ensemble du processus décisionnel des tribunaux. Voilà le rôle traditionnel d’un organisme décisionnel dont la seule fonction est d’instruire des appels.

[41] Si la division d’appel vise notamment à assurer l’uniformité et la prévisibilité à l’échelle du système, les parties intervenantes peuvent aider le Tribunal à atteindre cet objectif. Elles peuvent y parvenir en présentant des arguments valables dans des cas complexes et inhabituels.

[42] J’estime donc que le rôle de la division d’appel au sein du Tribunal montre bien qu’elle peut accorder à des parties la permission d’intervenir dans certains cas.

Le Règlement sur le TSS offre à la division d’appel la possibilité de permettre à une partie intervenante de participer à une affaire

[43] Troisièmement, le libellé du Règlement sur le TSS appuie également cette approche. Tout d’abord, le Règlement sur le TSS confère à la division d’appel le pouvoir de tenir des audiencesNote de bas de page 19. Cela donne à penser que la division d’appel a le pouvoir implicite de permettre à toute partie intervenante de participer à une affaire, comme je l’ai expliqué précédemment au paragraphe 26.

[44] De plus, même si le Règlement sur le TSS ne précise rien à propos des demandes d’intervention, le Tribunal a le pouvoir d’adapter son processus pour répondre aux circonstances spéciales qui ne surviennent pas dans tous les casNote de bas de page 20.

[45] Enfin, le Tribunal doit également interpréter le Règlement sur le TSS de manière à obtenir une solution juste, expéditive et économiqueNote de bas de page 21. En l’espèce, la question de ce qui est « juste » est plus importante que dans le cadre d’un appel de routine, car le présent appel porte sur les droits à l’égalité au titre de la Charte et pourrait avoir une incidence sur d’autres cas.

[46] Une fois réunies, ces parties du Règlement sur le TSS appuient également l’idée selon laquelle la division d’appel peut accorder à une partie la permission d’intervenir dans une affaire.

[47] Je tiens à résumer ce point. Le vaste pouvoir d’interpréter et d’appliquer le droit (y compris le droit constitutionnel), le rôle de la division d’appel de formuler des directives à l’échelle du système, et la flexibilité du Règlement sur le TSS pour adapter le processus du Tribunal aux besoins de chaque cas montrent que la division d’appel peut permettre à une partie intervenante de participer à certaines affaires.

[48] Je tiens également à préciser que ce raisonnement ne s’applique qu’à la division d’appel dont le rôle est de déterminer s’il vaut mieux permettre à une partie intervenante de participer à une affaire ou non. En l’espèce, il n’est pas nécessaire de déterminer si la division générale détient un pouvoir semblable. Il revient à la division générale de trancher cette question, si celle‑ci survient dans une affaire future.

Question en litige no 2 : La division d’appel devrait-elle permettre à JFCY d’intervenir en l’espèce?

[49] La question suivante est celle de savoir si JFCY devrait intervenir en l’espèce.

[50] Pour y répondre, j’ai énoncé une série de facteurs à prendre en compte dans le traitement général d’une demande d’intervention. Ces facteurs, qui sont pertinents en l’espèce, proviennent d’un arrêt de la Cour d’appel fédéraleNote de bas de page 22. Il peut y avoir d’autres facteurs relatifs à d’autres cas, mais je n’ai pas à en tenir compte en l’espèce.

[51] Le premier facteur est celui de savoir si la partie intervenante a un réel intérêt pour les questions soulevées. Le seul but de JFCY est de défendre les droits et les intérêts juridiques des enfants et des jeunesNote de bas de page 23. Il s’agit d’une clinique juridique spécialisée. Celle-ci a une longue et solide expérience en matière d’intervention dans des affaires juridiques, de défense pour la réforme du droit, et de participation dans le développement communautaire et l’éducation juridique publique. Son expérience à elle seule démontre que l’organisme a un réel intérêt dans l’affaire dont est saisie la division d’appel si celle-ci doit se pencher sur la question de la Charte.

[52] Le deuxième facteur est celui de savoir si la partie intervenante apporterait une perspective différente des autres parties et qui aiderait la division d’appel à rendre sa décision. D’après la demande de JFCY, il est clair que l’organisme possède une expertise concernant le traitement des enfants en vertu du droit canadien. Cela comprend l’expertise concernant les droits des enfants au titre de la Charte. Aucune des parties ne possède ce niveau d’expertise.

[53] Le ministre affirme qu’il est peu probable que JFCY aide la division d’appel à trancher les questions de fait ou de droit en l’espèce. Il souligne que la question est celle de savoir si la division générale a eu tort de conclure que la Charte avait été violée. Le ministre ne fournit aucune explication à l’appui de son affirmation selon laquelle JFCY n’aiderait pas à trancher cette question.

[54] Je ne suis pas d’accord avec le ministre. Si le présent appel exige que la division d’appel tranche la question de la Charte, elle devra alors appliquer le bon critère juridique pour déterminer si les enfants de l’intimée ont été privés de la protection égale de la loi. Il s’agit exactement du domaine d’expertise de JFCY. JFCY a agi à titre de partie intervenante dans plus de 20 affaires de la Cour suprême du Canada. Cela montre clairement qu’il est en mesure de présenter des arguments juridiques judicieux sur la loi relative aux enfants. J’estime que JFCY possède l’expertise nécessaire ainsi qu’une perspective différente des autres parties. Sa participation aidera la division d’appel à rendre une décision plus éclairée en l’espèce.

[55] Le troisième facteur est celui de savoir s’il serait dans l’intérêt de la justice d’accorder la permission à JFCY d’intervenir en l’espèce. J’ai expliqué que si la décision de la division générale est confirmée, cela pourrait avoir des répercussions sur d’autres cas. Des cas comme celui en l’espèce, qui ont une incidence sur le système, sont ceux où la participation d’une partie intervenante est appropriée.

[56] Le dernier facteur est celui de savoir si l’intervention de JFCY compliquera ou freinera inutilement le processus décisionnel en l’espèce. En tant que tribunal, le Tribunal doit rendre des décisions rapidement, mais pas au détriment de la bonne interprétation de la loi. Il est normal et approprié qu’une affaire dans laquelle des questions liées à la Charte sont soulevées prenne plus de temps qu’un appel ordinaire. Toutefois, il est également nécessaire de veiller à ce que la participation de JFCY soit limitée à son rôle de partie intervenante. JFCY ne participe pas à l’affaire pour exercer les fonctions des autres parties. J’explique ce point davantage ci-après.

[57] Après avoir examiné les quatre facteurs mentionnés ci-dessus, j’estime que JFCY devrait être autorisé à intervenir en l’espèce. Sa participation aidera la division d’appel dans le cas où elle devrait déterminer si les droits des enfants de l’intimée en vertu de la Charte ont été violés.

Question en litige no 3 : De quelle façon JFCY devrait-il participer en l’espèce?

[58] Je dois définir dans quelle mesure JFCY devrait participer en l’espèce pour que la division d’appel puisse bénéficier de son expertise. Sa participation comprend deux aspects : le premier concerne les arguments que JFCY devrait être autorisé à fournir et le deuxième consiste à savoir si JFCY peut présenter les éléments de preuve qu’il souhaite utiliser pour étayer ses arguments.

[59] JFCY affirme qu’il souhaite présenter des arguments sur les éléments suivants :

  • la façon dont les enfants et les jeunes sont reconnus comme étant intrinsèquement vulnérables du point de vue du droit canadien et du droit international;
  • la façon dont cette vulnérabilité peut s’accentuer par le recoupement d’autres motifs d’inégalité sociale (p. ex., pauvreté, invalidité, race et sexe);
  • le droit des enfants et des jeunes à des protections juridiques spéciales qui reconnaissent leur vulnérabilité;
  • le cadre d’analyse approprié pour veiller à ce que les droits des enfants et des jeunes au traitement équitable en vertu de la loi et à la protection égale de la loi soient respectés dans l’application et l’interprétation du RPCNote de bas de page 24.

[60] Je comprends la position de JFCY selon laquelle il fournira un vaste aperçu de la façon dont les enfants et les jeunes sont traités au titre de la loi. À mon avis, cela aiderait la division d’appel si elle devait ensuite analyser la question plus précise de savoir si la limite de rétroactivité de la prestation d’enfant de cotisant invalide contrevient à l’article 15 de la Charte. Les arguments de JFCY concernant le cadre d’analyse approprié visant à évaluer s’il y a eu violation des droits à l’égalité aideraient également la division d’appel. Pour ces motifs, JFCY sera autorisé à présenter des arguments sur les points énoncés précédemment.

[61] Pour étayer ses arguments, JFCY souhaite également présenter des éléments de preuve sous forme de déclaration sous serment.

[62] La question sous-jacente suivante demeure : une partie intervenante peut-elle présenter des éléments de preuve à la division d’appel? La division d’appel n’a jamais tranché cette question. Je vais présumer que la réponse à cette question est « oui », sans toutefois me prononcer sur le sujet en l’espèce.

[63] J’émets cette hypothèse pour la raison suivante : qu’une partie intervenante puisse présenter des éléments de preuve ou non, je n’autorise pas JFCY à fournir les éléments de preuve qu’il a demandé de présenter en l’espèce. Les motifs de ma décision sont énoncés ci‑dessous.

[64] Voici comment JFCY décrit les éléments de preuve qu’il souhaite présenter :

[traduction]
Bien que la division générale ait reçu des éléments de preuve concernant la situation de l’intimée et de ses enfants, l’appel devant ce Tribunal peut avoir une incidence généralisée sur les droits des enfants et des jeunes au-delà des parties immédiates. Il est donc juste que le Tribunal reçoive des éléments de preuve sur la situation du groupe requérant pertinent de façon plus générale, c’est‑à‑dire les jeunes ou leurs fournisseurs de soins dont les motifs d’inégalité se recoupent concernant leur droit et leur capacité d’accéder aux prestations du RPC, comme l’état de santé, l’invalidité ou le sexe [mis évidence par le soussigné]Note de bas de page 25.

[65] La description des éléments de preuve que JFCY souhaite présenter est vague. Qu’entend-il exactement par [traduction] « […] des éléments de preuve sur la situation du groupe requérant pertinent de façon plus générale »?

[66] Je suppose qu’il renvoie à des éléments de preuve pouvant montrer que certaines parties du RPC sont discriminatoires quant à leur effet sur [traduction] « [le] groupe requérant pertinent ». Pour prouver qu’elle a été victime de discrimination, toute partie peut avoir recours à une méthode courante, soit celle de présenter des éléments de preuve démontrant qu’une loi a un effet négatif (ou défavorable) sur un groupe pour des motifs protégés par la Charte.

[67] Ma suspicion selon laquelle il s’agit du genre d’éléments de preuve que JFCY souhaite présenter est appuyée par une lettre que JFCY a envoyée à la division d’appel.

[68] Le ministre s’est opposé au fait que JFCY présente des éléments de preuve. Il soutient que la division d’appel ne peut généralement pas accepter de nouveaux éléments de preuve. Il y a toutefois une exception : les renseignements généraux qui ne portent pas précisément sur les questions en litige que la division d’appel doit trancher peuvent être présentés. En l’espèce, les éléments de preuve que JFCY souhaite déposer sont des éléments qui pourraient être utilisés comme preuve de discrimination. Selon le ministre, ce ne sont pas des renseignements généraux. Pour ce motif, ces éléments ne peuvent pas être présentés par JFCY. Le ministre se fie à la décision Marcia, rendue par la Cour fédérale, ainsi qu’à l’arrêt Sharma, rendu par la Cour d’appel fédéraleNote de bas de page 26.

[69] JFCY a répondu à l’argument du ministre. Dans une lettre datée du 14 février 2020, JFCY affirme que les éléments de preuve devraient être admis parce qu’ils pourraient avoir une incidence sur l’issue de la décision de la division d’appel. Il serait également injuste de s’attendre à ce que l’intimée ait présenté ces éléments de preuve devant la division générale, étant donné qu’elle n’était pas représentée. Voici comment JFCY explique sa position :

[traduction]
Ces questions transcendent les circonstances de la partie plaignante et ses enfants. Il est donc essentiel de présenter au Tribunal des observations sur le contexte général et les répercussions potentielles de toute décision qu’il pourrait rendre. JFCY, en tant qu’organisme des droits des enfants et clinique juridique au service des jeunes, est le mieux placé pour présenter de telles observations au Tribunal. Il serait déraisonnable et injuste de s’attendre à ce qu’une partie plaignante présente de tels arguments, tant en première instance qu’en appel.

[…]

Étant donné que ce cas soulève d’importantes questions constitutionnelles au sujet des droits à l’égalité des enfants, les éléments de preuve concernant les faits sociaux pertinents, notamment la position des enfants de personnes invalides et des enfants dont les motifs d’inégalité se recoupent en ce qui a trait à la sécurité du revenu, devraient être présentés au Tribunal. En plus d’être pertinents, ces éléments de preuve peuvent avoir une incidence sur l’issue de l’appel. De plus, comme mentionné précédemment, il est déraisonnable de s’attendre à ce que l’intimée, alors non représentée, ait pu avoir recueilli et présenté de tels éléments en première instance. Ces éléments de preuve relèvent plutôt de la compétence de JFCY et devraient être admis à l’appui des observations de JFCY. Compte tenu de l’importance des questions dont le Tribunal est saisi et de l’incidence potentiellement profonde de sa décision, JFCY soutient qu’il est dans l’intérêt de la justice d’admettre ces éléments de preuve [mis en évidence par le soussigné]Note de bas de page 27.

[70] JFCY ne soutient pas que ces éléments de preuve sont des renseignements généraux qui n’auraient aucune incidence sur l’issue de l’appel. Il affirme plutôt qu’il s’agit de nouveaux éléments de preuve que la division d’appel peut examiner. Il soutient que les éléments de preuve auraient une incidence sur l’issue de l’appel. JFCY s’appuie sur l’arrêt Palmer de la Cour suprême du Canada pour étayer son argumentNote de bas de page 28.

[71] Palmer est un cas qui traite la question de savoir si les cours peuvent accepter de nouveaux éléments de preuve en appel. Il n’aide pas JFCY en l’espèce.

[72] Pour commencer, JFCY s’appuie sur des cas où l’arrêt Palmer a été appliqué par une cour, et non un tribunal, pour trancher un appelNote de bas de page 29. Les tribunaux n’ont pas les mêmes pouvoirs que les cours. Le pouvoir de la division d’appel d’accepter de nouveaux éléments de preuve est limité par la Loi sur le MEDS et les jugements des cours qui interprètent ce pouvoir. Il n’y a rien dans la Loi sur le MEDS ni dans les jugements des cours qui indique que la division d’appel peut appliquer le critère énoncé dans Palmer pour accepter de nouveaux éléments de preuve.

[73] De plus, Palmer et les autres cas sur lesquels JFCY s’appuie sont tous des cas où une partie demandait de fournir de nouveaux éléments de preuve dans le cadre d’un appel. Ce ne sont pas des cas où une partie intervenante tentait de présenter de nouveaux éléments de preuve.

[74] JFCY est une partie intervenante, et non une partie à l’appel. Une partie intervenante doit aider le décideur en lui offrant une perspective différente de celle des autres parties concernant un litige. Ce n’est pas de jouer le rôle d’une partie. Dans le cadre d’un appel, une partie intervenante ne peut pas présenter des éléments de preuve qu’une partie aurait pu déposer pour défendre sa cause en première instance, et qui ne l’a pas fait. La partie intervenante ne peut pas modifier le dossier de preuve. Elle doit présenter ses arguments en fonction de la preuve au dossierNote de bas de page 30.

[75] En l’espèce, l’intimée ne peut pas présenter de nouveaux éléments de preuve de discrimination à la division d’appel. En effet, elle a eu l’occasion de le faire lors de l’audience devant la division générale. Je reconnais que l’intimée a défendu sa cause par elle‑même devant la division générale. C’est la réalité dans la plupart des cas devant la division générale.

[76] Dans les faits, il est extrêmement difficile pour une partie appelante non représentée de déposer la preuve et les arguments juridiques pour appuyer l’affirmation selon laquelle la Charte a été violée.

[77] Le Tribunal connaît bien les obstacles liés à l’accès à la justice. C’est pourquoi il prend des mesures pour les éliminerNote de bas de page 31.

[78] Un tribunal peut modifier son processus pour le rendre plus convivial pour les personnes qui ne sont pas représentées. Il y a toutefois des limites à ce qu’il peut faire. Il doit appliquer les lois que lui imposent le Parlement et les cours.

[79] En l’espèce, la division d’appel ne peut pas permettre à JFCY de fournir le même type d’éléments de preuve qui est interdit à l’intimée de présenter.

[80] Il y a deux raisons à cette restriction. Premièrement, il y a la règle générale selon laquelle il est interdit de présenter de nouveaux éléments de preuve devant la division d’appel. Cette règle est expliquée ci-dessus, au paragraphe 37. Deuxièmement, cela permettrait à JFCY d’agir à titre de partie à l’appel (en l’espèce, l’intimée), plutôt que de s’en tenir à son rôle de partie intervenante.

[81] JFCY aurait pu être autorisé à présenter ce type d’éléments de preuve s’il avait été une partie intervenante devant la division générale. Toutefois, cela n’a pas été le cas. Je dois traiter sa demande de présentation d’éléments de preuve devant la division d’appel, là où les règles sont différentes de celles devant la division générale.

[82] Pour ces motifs, JFCY ne sera pas autorisé à présenter ses éléments de preuve sous forme de déclaration sous serment. Voici ce que cela signifie concrètement :

  • JFCY doit présenter ses arguments selon le dossier de preuve dont dispose la division d’appel;
  • JFCY ne peut pas présenter de nouveaux arguments juridiques s’ils ne sont pas étayés par la preuve au dossier.

[83] Dans leurs arguments, le ministre et JFCY ont laissé entendre que si je n’étais pas disposé à trancher la question en leur faveur, la division d’appel pourrait examiner la déclaration sous serment de JFCY, puis décider si elle pourrait être admise comme élément de preuve. Je ne vois aucune raison de faire cela, car la lettre de JFCY du 14 février 2020 précise clairement que JFCY souhaite présenter des éléments de preuve que l’intimée aurait pu présenter devant la division générale. La lettre me permet à elle seule de rendre une décision concernant la demande de JFCY d’admettre les éléments de preuve.

Conclusion

[84] La demande d’intervention de JFCY en l’espèce est accueillie.

[85] JFCY aura accès au dossier d’appel.

[86] JFCY est autorisé à présenter des arguments sur les éléments suivants :

  • la façon dont les enfants et les jeunes sont reconnus comme étant intrinsèquement vulnérables du point de vue du droit canadien et du droit international;
  • la façon dont cette vulnérabilité peut s’accentuer par le recoupement d’autres motifs d’inégalité sociale (p. ex., pauvreté, invalidité, race et sexe);
  • le droit des enfants et des jeunes à des protections juridiques spéciales qui reconnaissent leur vulnérabilité;
  • le cadre d’analyse approprié pour veiller à ce que les droits des enfants et des jeunes au traitement équitable en vertu de la loi et à la protection égale de la loi soient respectés dans l’application et l’interprétation du RPC.

[87] JFCY peut présenter ses arguments par écrit, mais ceux-ci ne doivent pas dépasser 20 pages. Il aura également le droit de présenter des arguments de vive voix.

[88] JFCY n’est pas autorisé à fournir les éléments de preuve qu’il a demandé de présenter. Il doit faire valoir ses arguments en fonction du dossier de preuve dont dispose la division d’appel. Il ne peut pas non plus présenter de nouveaux arguments juridiques s’ils ne sont pas étayés par la preuve au dossier.

[89] Il y a une autre question préliminaire qui doit être tranchée.

[90] L’intimée a réclamé des frais à l’avance. Lors d’une précédente conférence de gestion de cas, la division d’appel a précisé que JFCY aurait le droit de présenter des arguments à ce sujet s’il obtenait la permission d’intervenir. Toutefois, JFCY ne possède aucune expertise concernant les questions de savoir si un tribunal administratif peut allouer ou avancer des frais. Il n’appartient pas à la partie intervenante de présenter des arguments sur des questions qui ne relèvent pas de sa compétence. Pour ce motif, JFCY ne sera pas autorisé à présenter des observations à cet égard.

 

Représentants :

Matthew Vens, représentant de l’appelant

David Baker, représentant de l’intimée

Jane Stewart, représentante de la partie intervenante

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