Régime de pensions du Canada (RPC) – invalidité

Informations sur la décision

Résumé :

La requérante reçoit une pension d’invalidité et ses enfants la prestation d’enfants de cotisants invalides. Cette prestation aide les enfants d’un parent invalide à combler le manque de revenu qu’aurait gagné son parent s’il n’était pas invalide. Dans cette affaire, les enfants auraient pu toucher cette prestation immédiatement après leur naissance, mais la requérante n’en a fait la demande que plusieurs années plus tard. Elle demande maintenant que les prestations soient payées rétroactivement et au-delà de la limite légale de 11 mois fixée par la loi et appliquée par le ministre.

Devant la division générale (DG), la prestataire a soutenu que cette limite à la rétroactivité venait enfreindre les droits de ses enfants garantis par la Charte. Ses enfants ne pouvaient pas présenter la demande eux-mêmes et il serait injuste qu’ils ne puissent pas toucher les prestations à cause du retard de leur mère à présenter leur demande. La DG s’est dite d’accord avec elle.

La division d’appel (DA) a ensuite décidé que la DG avait rendu la mauvaise décision. Les enfants ont perdu plusieurs années de prestations, mais pas parce que leurs droits garantis par la Charte avaient été enfreints. C’était plutôt en raison de l’application d0’une règle de droit valide. La preuve présentée à la DG ne démontrait pas que la limite de rétroactivité en question créait une discrimination à l’encontre d’enfants de parents invalides. La DA a appliqué les tests juridiques relatifs à la Charte et conclu que la DG avait commis des erreurs en donnant droit aux prétentions de la requérante. Ainsi, la conclusion de la DA a pour effet d’accueillir l’appel du ministre. Enfin, la DA a demandé à toutes les parties de fournir des observations sur ce qu’elle devrait faire pour remédier à la situation et clore le dossier.

NOTE : cette décision fait l’objet d’une demande de révision judiciaire à la Cour fédérale d’appel.

Contenu de la décision

[TRADUCTION]

Citation : Ministre de l’Emploi et du Développement social c SH et Justice for Children and Youth, 2021 TSS 117

Numéro de dossier du Tribunal: AD-19-45

ENTRE :

Ministre de l’Emploi et du Développement social

Demandeur

et

S. H.

Intimée

et

Justice for Children and Youth

Partie intervenante


DÉCISION DU TRIBUNAL DE LA SÉCURITÉ SOCIALE
Division d’appel


Décision rendue par : Paul Aterman
Date de la décision : Le 22 février 2021

Sur cette page

Décision et motifs

Décision

[1] La requérante, S. H., touche une pension d’invalidité au titre du Régime de pensions du Canada (RPC)Note de bas de page 1. Elle a trois enfants. Chacun des enfants touche maintenant la prestation d’enfant de cotisant invalide (PECI)Note de bas de page 2.

[2] Les enfants auraient pu recevoir la PECI dès leur naissance, mais la requérante n’a demandé cette prestation que plusieurs années après leur naissance. Elle a demandé à ce que la prestation soit versée de manière rétroactive, pour qu’ils le reçoivent dès leur naissance.

[3] Le ministre de l’Emploi et du Développement social a versé des prestations rétroactives, mais en ne remontant qu’à 11 mois avant le moment où la requérante a présenté sa demande. Ainsi, ses enfants ont été privés de l’équivalent de plusieurs années de PECI auxquelles ils auraient eu droit autrement.

[4] La requérante a contesté cette décision devant le Tribunal de la sécurité sociale. La division générale du Tribunal a décidé que les trois enfants avaient droit à la PECI rétroactivement, dès le mois suivant la date de naissance de chacun d’entre eux. Elle a ordonné le paiement rétroactif pour plusieurs années, puisqu’il serait contraire à la Charte canadienne des droits et libertés (CharteNote de bas de page 3) de priver les enfants de toute portion de la prestation.

[5] Le ministre appelle maintenant de la décision de la division générale.

[6] La division générale a rendu la mauvaise décision. Les enfants de la requérante ont perdu l’équivalent de plusieurs années de prestations, mais non pas parce que leurs droits garantis par la Charte ont été violés. La preuve présentée à la division générale ne démontrait pas qu’une limite de 11 mois au paiement rétroactif de la PECI est discriminatoire à l’égard des enfants de parents invalides. Voici les motifs de ma décision.

Aperçu

[7] La requérante est atteinte du syndrome de fatigue chronique. Le ministre lui a accordé une pension d’invalidité du RPC en février 1995.

[8] Les trois enfants de la requérante sont nés en 1997, 1999 et 2002.

[9] Si un parent touche des prestations d’invalidité du RPC, alors chacun des enfants à sa charge est admissible à la PECI. Cette prestation vise à aider les enfants d’un parent invalide en compensant une partie de l’argent que le parent aurait pu gagner en travaillant s’il n’avait pas été invalide.

[10] Un enfant peut demander la PECI lui-même, mais il n’est ni possible ni pratique de le faire dans la plupart des cas, parce que les enfants sont trop jeunes pour s’occuper de leurs affaires. Ainsi, un parent ou une autre personne peut demander la PECI au nom de l’enfant.

[11] Si la demande n’est pas présentée à la naissance de l’enfant, il est toujours possible de le faire plus tard. Le ministre versera alors les prestations de manière rétroactive. Toutefois, il y a une limite quant à la rétroactivité pour effectuer ces paiements. Selon le RPC, elle est limitée à l’équivalent de 11 mois de prestationsNote de bas de page 4. Dans les présents motifs, j’emploie l’expression « rétroactivité limitée » pour faire référence à cette règle juridique.

[12] En l’espèce, la requérante a demandé la PECI pour tous ses enfants. Cependant, elle l’a fait en janvier 2013, soit 15 ans et quatre mois après la naissance de son premier enfant. Le ministre a accueilli les demandes de PECI, mais ne lui a versé que 11 mois de prestations de façon rétroactive, jusqu’en février 2012.

[13] La requérante a porté cette décision en appel à la division générale. Elle n’était représentée par personne.

[14] Elle a elle-même formulé l’argument qu’elle ne connaissait pas la PECI jusqu’à ce qu’une personne de ses amis lui en parle en 2013. Elle a affirmé qu’elle n’était pas au courant en raison de son invalidité, ce qui l’a empêchée d’examiner les prestations auxquelles ses enfants étaient admissibles et de présenter la demande plus rapidement. Selon elle, la rétroactivité limitée des paiements est discriminatoire. Elle porte atteinte aux droits de ses enfants au titre de l’article 15 de la Charte en les privant de la protection égale de la loi. Ils ne pouvaient pas présenter une demande de PECI eux-mêmes. De plus, il est injuste qu’ils ne puissent pas recevoir la prestation simplement parce qu’elle ne pouvait pas non plus en faire la demande.

[15] La division générale s’est rangée à son avis. Elle a conclu que les droits à l’égalité des enfants, garantis par la Charte, avaient été violés.

[16] Une loi portant atteinte aux droits d’une personne qui sont protégés par la Charte peut tout de même être maintenue comme étant valide. Pour ce faire, cependant, l’article premier de la Charte exige que le gouvernement démontre que la loi portant atteinte aux droits d’une personne impose une limite raisonnable et « dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique ».

[17] La division générale a décidé que le ministre n’avait pas montré que la violation était justifiée au titre de l’article premier.

[18] Elle a jugé que la PECI devrait être payée de manière rétroactive, à partir du mois suivant la naissance de chacun des trois enfants. La division générale a ordonné au ministre de verser la valeur de 173 mois de prestations à l’aîné, de 151 au cadet et de 111 au plus jeune des enfants de la requérante.

Quelles sont les questions à trancher dans le présent appel?

[19] Le ministre soutient que la division générale a commis de nombreuses erreurs en concluant que le droit à l’égalité des enfants de la requérante avait été enfreint.

[20] Premièrement, il a affirmé que la division générale avait commis une erreur dans son application du droit relatif à la discrimination au titre de l’article 15 de la Charte. Précisément, le ministre prétend que la division générale a conclu à tort ce qui suit :

  • la rétroactivité limitée a causé une distinction fondée sur l’âge et le fait d’être l’enfant d’un parent invalide;
  • la rétroactivité limitée désavantage les enfants de parents invalides;
  • la limite perpétue le désavantage historique d’enfants de parents invalides.

[21] Deuxièmement, il affirme que la division générale a commis une erreur de droit lorsqu’elle a décidé que le gouvernement n’avait pas montré que la rétroactivité limitée imposait une limite raisonnable aux droits à l’égalité des enfants au titre de l’article premier de la Charte.

[22] Troisièmement, il prétend que la division générale a tiré des conclusions de fait erronées. Plus précisément, elle n’a pas tenu compte du fait que le père des enfants aurait pu demander la PECI en leur nom. Elle a également tiré une conclusion erronée concernant la manière dont fonctionnent les lois limitant le délai pour intenter une poursuite dans certaines provinces.

[23] Enfin, il affirme que la division générale a agi de manière inéquitable, parce qu’elle s’est fiée à une preuve qu’elle a trouvée elle-même. La division générale n’a pas communiqué la preuve aux parties, et l’a examinée sans laisser les parties la commenter. La preuve est un document de discussion rédigé par la Commission ontarienne des droits de la personne intitulé « Approche intersectionnelle de la discrimination : Pour traiter les plaintes relatives aux droits de la personne fondées sur des motifs multiplesNote de bas de page 5 ».

[24] La requérante défend la décision de la division générale. Elle affirme qu’il s’agit d’une affaire de discrimination indirecte. Même si la disposition du RPC qui établit la limite concernant la rétroactivité ne précise rien sur l’âge d’une personne requérante et sur le fait d’être l’enfant d’un parent invalide, elle est discriminatoire à l’égard des enfants de parents invalides dans son application dans la pratique.

[25] Dans une décision antérieure, j’ai accueilli la demande d’intervention d’un organisme appelé Justice for Children and Youth (JFCY) [justice pour les enfants et les jeunes] dans le présent appel. JFCY ne prend pas position concernant l’issue de cet appel, mais convient avec la requérante que l’analyse de la division générale des questions relatives à la Charte devrait être maintenue.

[26] J’ai décidé que la division générale avait commis des erreurs de droit relatives à l’article 15 de la Charte. En conséquence, il n’est pas nécessaire que je prenne en considération l’argument du ministre à propos de l’article premier de la Charte.

[27] J’estime que la division générale n’a commis aucune erreur de fait en omettant d’examiner la question de savoir si le père des enfants aurait pu présenter une demande de PECI en leur nom.

[28] À mon avis, les autres arguments formulés par le ministre n’auraient aucune incidence sur l’issue de cet appel; ainsi, je les aborde brièvement à la fin de la présente décision.

[29] Pour parvenir à ces conclusions, j’ai divisé les présents motifs en cinq sections :

  1. La première explique le rôle de la division d’appel lorsqu’elle instruit l’appel d’une décision de la division générale;
  2. La section suivante énonce le critère juridique relatif à la discrimination au titre de l’article 15 de la Charte, ce qui comprend une discussion sur l’approche que requiert la loi lorsque la contestation fondée sur la Charte concerne une loi conférant des prestations sociales;
  3. La troisième section applique le critère juridique à l’analyse de la division générale de la discrimination. Cette section aborde entre autres le but de la PECI. En conclusion, j’y explique pourquoi il n’y avait aucune preuve de discrimination devant la division générale;
  4. La quatrième section traite de la question de savoir si la division générale a commis une erreur en omettant de décider si le père des enfants aurait pu demander la PECI;
  5. La section finale traite des autres arguments du ministre, résume ma décision et énonce les prochaines étapes du présent appel.

1. Le rôle de la division d’appel

[30] Lorsqu’une partie souhaite contester une décision de la division générale, elle doit soulever au moins un moyen d’appel. Il existe trois moyens d’appel, qui sont énoncés à l’article 58(1)Note de bas de page 6 de la Loi sur le ministère de l’Emploi et du Développement social (Loi sur le MEDS). La division d’appel peut intervenir si la division générale :

  • a agi de manière inéquitable en omettant de respecter un principe de justice naturelle, en rendant une décision qu’elle n’avait pas le pouvoir de rendre ou en ne rendant pas une décision qu’elle aurait dû rendre;
  • a commis une erreur de droit;
  • a fondé sa décision sur une conclusion de fait erronéeNote de bas de page 7.

[31] En pratique, cela signifie que la division d’appel exigera de la division générale qu’elle respecte une norme stricte quant à la manière dont elle a appliqué le droit et les principes de justice naturelle. La division générale commet une erreur si elle applique le mauvais critère juridiqueNote de bas de page 8 ou omet de respecter un principe de justice naturelle.

[32] La division d’appel ne touchera pas à une conclusion de fait tirée par la division générale, à moins que la décision n’ait été fondée sur une erreur de fait importante. L’erreur doit dépasser le caractère déraisonnableNote de bas de page 9. Elle doit être grave et aller tout à fait à l’encontre de la preuve au dossier. Il peut s’agir de ne pas tenir compte ou de ne pas traiter d’éléments de preuve qui sont importants dans l’examen de l’affaireNote de bas de page 10.

[33] S’il n’y a aucune erreur de la part de la division générale, l’appel doit être rejeté. Cependant, en cas d’erreur liée à l’un ou l’autre des moyens d’appel, la division générale dispose d’options pour décider de la meilleure façon de régler l’appel :

  • elle peut rendre la décision que la division générale aurait dû rendre;
  • renvoyer l’appel à la division générale pour réexamen;
  • confirmer, infirmer ou modifier totalement ou partiellement la décision de la division généraleNote de bas de page 11.

2. Le critère juridique de discrimination au titre de l’article 15 de la Charte

Il existe un critère juridique s’appliquant à toutes les affaires liées à l’article 15 de la Charte

[34] L’article 15(1) de la Charte vise à promouvoir l’égalité et à prévenir la discrimination. On y dit ceci :

La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.

[35] Une loi peut faire de la discrimination de manière explicite. C’est ce qu’on appelle la discrimination directe.

[36] Une loi peut également être discriminatoire dans ses effets sur la population. Dans de tels cas, la loi semble neutre, pourtant elle finit par traiter un groupe de manière inéquitable et injustement dans son fonctionnement en pratique. C’est ce qu’on appelle la discrimination indirecte ou la discrimination par suite d’un effet préjudiciable.

[37] Que la discrimination alléguée soit directe ou indirecte, le critère juridique permettant de la constater est le mêmeNote de bas de page 12. Il s’agit du critère de l’arrêt Withler, qui requiert que l’on réponde à deux questions :

  • La loi crée-t-elle une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue?
  • Dans l’affirmative, la distinction crée-t-elle un désavantage par la perpétuation d’un préjugé ou l’application d’un stéréotypeNote de bas de page 13?

[38] Un motif énuméré est l’un des motifs de discrimination énumérés à l’article 15 de la Charte. Comme nous pouvons le voir plus haut, l’âge est un motif énuméré à l’article 15.

[39] Un motif analogue est un motif qui n’est pas énuméré à l’article 15, mais qui est sous-entendu parce qu’il s’agit d’une caractéristique personnelle importante, et l’objectif général de l’article 15 est l’élimination de la discrimination fondée sur de telles caractéristiques. Un motif analogue est une « caractéristique personnelle qui est soit immuable, soit modifiable uniquement à un prix inacceptable du point de vue de l’identité personnelleNote de bas de page 14 ».

[40] La division générale a décidé que la rétroactivité limitée était discriminatoire pour deux motifs : le motif énuméré lié à l’âge et le motif analogue lié au fait d’être l’enfant d’un parent invalideNote de bas de page 15.

[41] Les motifs analogues de discrimination au titre de l’article 15 sont créés grâce aux décisions des cours et des tribunaux. Dans l’arrêt Fraser, la Cour suprême du Canada souligne la nécessité de faire preuve de prudence dans la création de nouveaux motifs analogues de discrimination. Il est souhaitable qu’une personne occupant une fonction de décideur dispose d’éléments de preuve et d’arguments avant de décider de créer un nouveau motif de discriminationNote de bas de page 16.

[42] La division générale ne disposait ni de preuves ni d’arguments concernant la question de savoir si le fait d’être l’enfant d’un parent invalide est un motif analogue au titre de l’article 15. Elle a simplement présumé que c’était le cas.

[43] Lorsqu’elle a fait cette supposition, la division générale a possiblement commis une erreur de droit. Toutefois, je ne crois pas qu’il soit nécessaire de trancher cette question, parce que la division générale a commis d’autres erreurs de droit dans son analyse relative à l’article 15, comme je l’explique ci-dessous.

Il existe une approche spécifique pour l’analyse du droit lorsque la question reliée à l’article 15 de la Charte concerne une loi conférant des prestations sociales

[44] Une allégation de discrimination peut être avancée à l’égard d’une loi, d’une mesure prise par le gouvernement ou de l’inaction du gouvernement. On doit répondre aux deux questions de Withler pour savoir si une allégation de discrimination est fondée. Toutefois, en plus d’une réponse à ces questions, le droit requiert une approche particulière lorsqu’on avance qu’une loi conférant des prestations sociales est discriminatoire.

[45] La raison en est que lorsqu’il crée un régime de prestations sociales, le gouvernement doit faire des choix complexes concernant le but du régime et les personnes qui devraient en bénéficier.

[46] Il y a souvent des pressions contradictoires exercées sur le gouvernement dans la prise de telles décisions. Quelle devrait être l’ampleur du champ d’application du régime? Quelles conditions devrait-on établir pour décider de l’admissibilité à une prestation? Quel en sera le coût? Pourrait-il y avoir des conséquences négatives imprévues pour l’économie ou pour le bien-être de la population citoyenne?

[47] Il ne s’agit là que de quelques-unes des considérations qu’un gouvernement doit prendre en compte lors de la conception et de l’administration d’un régime de prestations sociales.

[48] Au sein d’une démocratie, ce sont les types de décisions que les personnes élues doivent prendre, parce qu’elles ont la responsabilité de tels choix envers la population.

[49] Les membres des tribunaux administratifs n’ont aucune expertise dans la conception de régimes de prestations sociales et ne sont pas non plus en position légitime de choisir des conceptions concernant la politique sociale. Il en est ainsi parce que ces personnes sont nommées, et non élues. Le rôle d’un tribunal consiste à vérifier si la loi contrevient à la Charte. Si c’est le cas, il lui faut alors le dire. Son rôle n’est cependant pas d’imaginer comment modifier la conception du régime, en fonction de ses propres idées quant à la manière dont le régime pourrait fonctionner de la façon la plus adéquate et juste.

[50] La Cour d’appel fédérale explique la nécessité de cette approche prudente pour décider si une loi conférant des prestations sociales est discriminatoire :

Les lois en matière de prestations sociales, comme le Régime de pensions du Canada, visent à améliorer les conditions de groupes particuliers. Cependant, la réalité sociale est complexe : les groupes se recoupent et, à l’intérieur de ceux-ci, existent des personnes aux situations et aux besoins différents, certains urgents, d’autres pas, suivant des situations d’une variété presque infinie. En conséquence, les tribunaux ne devraient pas exiger « qu’une loi doi[ve] toujours correspondre parfaitement à la réalité sociale pour être conforme au par. 15(1) de la Charte » : arrêt Law, précité, au paragraphe 105.

Dans ce contexte, il s’ensuit que les distinctions découlant de la législation en matière de prestations sociales ne seront pas considérées à la légère comme discriminatoires. La Cour suprême a confirmé ce constat à maintes reprisesNote de bas de page 17.

[51] Plus loin dans la même décision, la Cour d’appel indique :

… sur un plan global, les programmes de prestations sociales sont souvent élaborés dans un réseau complexe de dispositions interreliées. Modifier un lien du réseau peut interrompre d’autres liens de façon inattendue et porter grandement atteinte à des intérêts gouvernementaux légitimesNote de bas de page 18.

[52] La division générale n’a pas procédé à l’analyse des questions dont elle a été saisie en tenant compte de la nécessité de faire preuve de prudence. Sa description de l’intention du législateur dans la création de la PECI est inexacte. Cela a contribué aux erreurs de droit qu’elle a commises dans le traitement du second volet du critère de l’arrêt Withler. J’y reviendrai plus tard. Avant cela, je présenterai la façon dont la division générale a procédé pour le premier volet du critère de l’arrêt de Withler.

3. La division générale a commis des erreurs de droit relatives à l’article 15 de la Charte

[53] La division générale a bien expliqué le critère en deux volets lié à la discrimination que la Cour suprême du Canada a énoncé dans l’arrêt Withler. En l’espèce, le premier volet du critère pose la question suivante :

La rétroactivité limitée crée-t-elle une distinction fondée sur l’âge et sur le fait d’être l’enfant d’un parent invalide?

- Il doit y avoir des éléments de preuve selon lesquels la même loi traite des groupes différemment

[54] Selon le premier volet du critère de Withler, le groupe demandeur doit démontrer que la loi qu’il conteste a un effet disproportionné sur ses membres, comparativement au traitement réservé à d’autres. Lorsqu’une personne allègue qu’une loi la traite différemment, elle doit le démontrer grâce à des éléments de preuve fiables. On a imposé cette exigence pour montrer que l’effet dont elle se plaint ne résulte pas d’un événement fortuit ou d’une cause n’ayant rien à voir avec le fonctionnement de la loiNote de bas de page 19.

[55] Dans sa décision dans l’affaire Fraser, la Cour suprême du Canada explique le genre de preuve qui peut montrer que la loi a un effet disproportionné :

Les éléments de preuve sur les obstacles, notamment physiques, sociaux ou culturels qui décrivent « la situation du groupe de demandeurs » sont utiles aux tribunaux (Withler, par. 43; voir aussi par. 64). Ces éléments peuvent provenir du demandeur, de témoins experts ou d’un avis juridique (voir R. c Spence, 2005 CSC 71 (CanLII), [2005] 3 R.C.S. 458). De tels éléments de preuve ont pour objectif de démontrer que l’appartenance au groupe de demandeurs est associée à certaines caractéristiques qui ont désavantagé des membres du groupe, comme l’incapacité de travailler les samedis ou une capacité aérobique moindre (Homer c Chief Constable of West Yorkshire Police, [2012] UKSC 15, [2012] 3 All E.R. 1287, par. 14; Simpsons‑SearsMeiorin, par. 11). Ces liens peuvent révéler que des politiques en apparence neutres sont « bien conçue[s] pour certains mais pas pour d’autres » (Meiorin, par. 41). Dans l’évaluation de la preuve au sujet du groupe, les tribunaux doivent garder à l’esprit le fait que les questions qui touchent principalement certains groupes sont parfois sous‑documentées. Les demandeurs en question peuvent être obligés de recourir davantage à leurs propres éléments de preuve ou à ceux d’autres membres de leur groupe, plutôt qu’à des rapports gouvernementaux, études universitaires ou témoignages d’experts.

Des éléments de preuve sur les conséquences pratiques de la loi ou politique contestée (ou d’une loi ou politique essentiellement semblable) sont également utiles aux tribunaux. Des éléments de preuve sur « les conséquences des pratiques et des systèmes » peuvent démontrer concrètement que les membres de groupes protégés subissent un effet disproportionnéNote de bas de page 20.

- La différence de traitement peut être démontrée en comparant la façon dont différents groupes sont traités

[56] La division générale a identifié les enfants de parents invalides comme étant le groupe qui fait l’objet de discriminationNote de bas de page 21. Elle s’est fondée sur le motif énuméré lié à l’âge et sur le motif analogue lié au fait d’être à la charge d’un parent invalide pour conclure que la rétroactivité limitée a un mode de fonctionnement qui traite ce groupe différemment d’autres groupes. Il s’agit de comparer les enfants de parents invalides à d’autres groupes.

[57] À ce stade-ci, il importe de souligner que d’effectuer des comparaisons n’est pas censé être un exercice limité et technique en quête d’un groupe approprié à comparer à celui des plaignants. Dans l’arrêt Withler, la Cour suprême du Canada explique que l’analyse des allégations de discrimination implique nécessairement de faire des comparaisons. La manière dont un groupe est traité relativement à d’autres est toujours au cœur de la discriminationNote de bas de page 22. L’analyse ne devrait cependant pas s’enliser dans la recherche technique d’un groupe de contrôle précisNote de bas de page 23.

[58] La division générale a reconnu cela au paragraphe 26 de ses motifs. Toutefois, juste avant de le faire (au paragraphe 23), la division générale a choisi de faire des comparaisons explicites avec quatre groupes :

La situation des enfants de la prestataire [sic] est différente de celle d’enfants dont les parents ne sont pas atteints d’une déficience; leur situation diffère de celle d’enfants dont le parent invalide a présenté une demande dans les 11 mois suivant leur naissance; leur situation diffère de celle d’enfants, handicapés ou non, dont les droits sont protégés par une prescription extinctive comme une loi provinciale sur la prescription des actions et elle diffère aussi de la situation d’adultes qui sont capables de présenter eux-mêmes une demande de prestations du RPCNote de bas de page 24.

[59] Ces comparaisons semblent être la base sur laquelle la division générale a conclu (aux paragraphes 24 et 38) que le premier volet du critère de l’arrêt Withler était satisfait.

[60] La requérante soutient qu’il s’agit d’éléments de comparaison valides. Je pense toutefois que la conclusion de la division générale est erronée. Les comparaisons qu’elle a effectuées posent trois problèmes :

  1. en premier lieu, la rétroactivité limitée ne touche pas les enfants dont les parents ne sont pas invalides et ceux dont les droits sont protégés par une loi provinciale sur la prescription des actions;
  2. la situation des enfants dont les parents invalides ont présenté des demandes en temps opportun diffère de celle des enfants de la requérante, mais il en est ainsi en raison du moment des demandes, et non à cause du mode de fonctionnement de la rétroactivité limitée;
  3. la division générale n’a été saisie d’aucune preuve selon laquelle la rétroactivité limitée fonctionne d’une façon qui traite les enfants de parents invalides différemment des bénéficiaires adultes du RPC.

[61] En critiquant ces comparaisons, je ne veux pas dire que la loi exigeait de la division générale qu’elle trouve un groupe témoin précis. Comme nous l’avons vu, cela n’est pas nécessaire d’après Withler. Je signale plutôt les lacunes de la logique propre à la division générale lorsqu’elle a choisi d’effectuer ces comparaisons. Ces lacunes minent sa conclusion concernant le premier volet du critère de l’arrêt Withler.

- La division générale a établi des comparaisons non pertinentes

[62] Par rapport au premier élément, la division générale compare les enfants de la requérante aux enfants dont les parents ne sont pas invalides. Il ne s’agit cependant pas d’une comparaison valide. Les enfants dont les parents ne sont pas invalides ne sont pas admissibles à la PECI. Il en est ainsi parce que leurs parents ne sont pas invalides. Ni ces parents ni leurs enfants n’ont aucun droit à des prestations du RPC. La rétroactivité limitée ne traite pas les deux groupes différemment, puisque le groupe témoin n’a jamais droit aux prestations du RPC. Si le groupe ne peut même pas demander des prestations du RPC, alors il est impossible que le mode de fonctionnement de la rétroactivité limitée ait une incidence sur lui.

[63] Il en va de même pour un autre groupe que la division générale compare aux enfants de la requérante : « les enfants, handicapés ou non, dont les droits sont protégés par une loi provinciale sur la prescription des actions ». La division générale renvoie à une loi de l’Ontario qui dit que si une personne mineure porte une plainte, le délai de prescription pour intenter une poursuite ne prend pas effet tant que cette personne est mineure.

[64] Les parties ne s’entendent pas sur la question de savoir si toutes les lois provinciales du Canada fonctionnent effectivement de cette façon, mais, à mon avis, cela n’a pas d’importance. Même si l’ensemble des lois provinciales fonctionne de la manière décrite par la division générale, la comparaison entre les limites de temps de prescription du droit civil et la limite de temps de rétroactivité au titre du RPC n’est pas valide non plus.

[65] Elle n’est pas valable parce que l’objectif législatif qui définit le mode de fonctionnement des délais de prescription du droit civil est très différent de celui de la conception du RPC. Comparer les deux ne nous dit rien à propos de la question de savoir si la limite imposée sur la rétroactivité a un effet disproportionné sur les enfants de parents invalides.

[66] Une comparaison valable en est une qui examine comment des groupes distincts sont traités au titre de lois ayant un objectif qui est le même ou qui soit très semblable. La Cour suprême du Canada explique ce principe dans une affaire intitulée Battlefords and District Co-operative Ltd. v Gibbs :

Il faut commencer par déterminer l’objet du régime d’invalidité, compte tenu de toutes les circonstances de l’affaire. Comparer les prestations versées à des employés conformément à des objets différents n’est pas utile lorsqu’il s’agit de décider s’il y a discrimination ‑‑ il est normal que les prestations d’assurance conçues pour des objets distincts soient différentes. Si, toutefois, les prestations sont attribuées conformément au même objet, et sont néanmoins différentes en raison de caractéristiques non pertinentes relativement à cet objet, il se peut bien qu’il y ait discriminationNote de bas de page 25.

[67] Ici, la division générale a comparé deux groupes qui sont traités différemment aux termes de deux lois tout à fait différentes ayant des objectifs entièrement différents. Il ne s’agit pas d’une comparaison significative.

La division générale a comparé les enfants de la requérante à d’autres bénéficiaires de la PECI

[68] Par rapport au second élément, la division générale a comparé les enfants de la requérante aux enfants dont le parent invalide a présenté une demande de PECI dans les 11 mois suivant leur naissance.

[69] Cependant, le fait de comparer les enfants de la requérante à d’autres bénéficiaires de la PECI dont les parents ont présenté la demande à temps ne contribue en rien à démontrer que la rétroactivité limitée entraîne le traitement différent des enfants de la requérante. Il en est ainsi parce que, par définition, les personnes bénéficiant de la PECI font toutes partie d’un seul et même groupe. Il ne s’agit pas de deux groupes aux caractéristiques distinctes. Toutes sont enfants de parents invalides. Toutes sont admissibles à la PECI. Toutes sont visées par les mêmes règles régissant la PECI. La limite de rétroactivité fonctionne exactement de la même façon à l’égard de chacune d’entre eux.

[70] La seule chose qui les différencie est que certains enfants sont privés du plein montant de la prestation, alors que ce n’est pas le cas pour d’autres, ce qui n’est dû qu’au moment des demandes effectuées par des parents invalides. Ce n’est pas une question de différence possible de fonctionnement de la loi entre ces deux groupes.

[71] La partie intervenante, JFCY, fait valoir que le simple fait que certains enfants de parents invalides ne sont pas privés de la PECI ne signifie pas que le mode de fonctionnement de la loi n’est aucunement discriminatoire. Je conviens qu’une loi n’a pas à toucher tous les membres d’un groupe protégé de façon identique afin d’être jugée discriminatoire. Elle peut désavantager certaines personnes, mais non d’autres, à l’intérieur d’un même groupe, mais tout de même finir par traiter ce groupe différemment, comparativement à d’autres groupes qui sont visés par la même loi.

[72] Ce n’était cependant pas l’argument présenté par la division générale lorsqu’elle a comparé les bénéficiaires de la PECI qui obtiennent la pleine prestation aux enfants de la requérante. Elle les considérait comme s’il s’agissait de groupes différents qui étaient visés par la même loi. En fait, ce sont des membres du même groupe. Il n’y a ici aucun point de comparaison.

- La division générale a tiré une conclusion qui n’est pas fondée sur la preuve

[73] Le troisième élément de comparaison est la manière dont la loi traite les enfants de parents invalides, ainsi que la manière dont elle traite les bénéficiaires adultes de prestations du RPC.

[74] La rétroactivité limitée s’applique également aux deux groupes. La vaste majorité des bénéficiaires adultes du RPC demande cependant des prestations elle-même. En revanche, la grande majorité des bénéficiaires de la PECI dépend de ce qu’une autre personne fasse la demande pour elle.

[75] Ce fait entraîne-t-il un traitement différent des deux groupes? Autrement dit, y a-t-il des éléments de preuve selon lesquels les bénéficiaires de la PECI passent plus souvent à côté de prestations que les bénéficiaires adultes du RPC parce qu’ils dépendent de ce qu’une autre personne fasse une demande en temps opportun pour eux?

[76] La division générale aborde cette question aux paragraphes 19 à 24. Elle ne fait cependant référence à aucune preuve indiquant que les enfants de parents invalides perdent plus souvent les prestations que tout autre groupe de bénéficiaires du RPC.

[77] Elle semble plutôt conclure que puisque la plupart des bénéficiaires de la PECI dépendent du fait que des adultes fassent une demande pour eux, et puisque la requérante a fait une demande tardive dans ce cas précis, alors la loi doit avoir des répercussions différentes sur les personnes bénéficiant de la PECI de façon générale. Il s’agit toutefois d’une supposition concernant le fonctionnement de la loi. Elle suppose que la loi a un effet différent sur tout un groupe, soit les enfants de parents invalides, à cause de ce qui est arrivé aux enfants d’un parent invalide — la requérante.

[78] Comme je l’explique ci-dessous, cette supposition n’est pas fondée sur la preuve.

[79] À cet égard, il est difficile de suivre les motifs de la division générale. En effet, il y a deux façons de les interpréter. L’une est que les enfants sont traités différemment en raison de l’effet combiné de leur âge et du fait que leur mère est invalide. L’autre est que l’invalidité de leur mère n’importe pas et que c’est l’âge seul qui a fait en sorte que les enfants ont été traités différemment.

[80] D’une part, la requérante a toujours affirmé que la douleur chronique l’empêchait de former l’intention de présenter une demande de PECI en temps voulu. Elle a fait des études universitaires, mais déclare que son invalidité transformait chaque tâche en un défi. Elle était incapable d’amorcer de nouvelles tâches et vivait en ce qu’elle a qualifié de [traduction] « mode survie ».

[81] La décision de la division générale fait référence à des rapports médicaux des médecins de famille antérieur et actuel de la requérante. Ces rapports appuient les déclarations de la requérante selon lesquelles elle avait eu de la difficulté à assumer les activités de la vie quotidienne par le passé, et que c’est toujours le cas.

[82] D’autre part, le ministre a soutenu que la requérante était capable de former l’intention de faire une demande de PECI à partir du moment où ses enfants sont nés. La preuve montre que le gouvernement avait envoyé des renseignements sur la PECI à la requérante à plusieurs reprisesNote de bas de page 26. Elle a reçu des renseignements chaque année de 1995 à 1997. Elle a ensuite reçu un bulletin d’information à l’intention de tous les bénéficiaires du RPC en 2001, puis à chaque année par la suite de 2003 jusqu’à la présentation de sa demande de PECI en 2013. L’information invite les bénéficiaires du RPC à chercher à obtenir l’ensemble des prestations auxquelles ils sont admissibles au titre du RPC, y compris la PECI. La requérante ne conteste pas avoir reçu cette information. Sa preuve indique qu’elle n’était pas en mesure d’assimiler les renseignements, puis d’y donner suite. Elle a reçu les dépliants, mais ne les a jamais lus.

[83] Dans ses observations écrites, le ministre a fait valoir que la requérante était tout à fait capable de demander la PECI. Le ministre a affirmé que plusieurs documents au dossier montrent qu’elle a pu s’occuper de ses affaires et de celles de sa famille durant toute cette période. L’observation écrite du ministre indique :

[traduction]
… une analyse des activités de l’appelante de 1994 jusqu’à 2013 révèle qu’elle n’était pas atteinte d’une incapacité au sens tu RPC. Contrairement à l’incapacité mentale, il en ressort qu’elle a été capable de faire bien des choses, y compris :

  • prendre soin de ses enfants;
  • aller à des rendez-vous médicaux et prendre part à son traitement médical;
  • communiquer avec son député;
  • obtenir des hypothèques et s’en libérer;
  • utiliser une marge de crédit et des cartes de crédit;
  • gérer un endettement croissant;
  • assumer ses activités quotidiennesNote de bas de page 27.

[84] Dans cette observation, le ministre fait référence à une signification précise du terme « incapacité » selon le droit applicable au RPC.

[85] Je suis d’accord avec la requérante pour dire que la division générale n’avait pas à décider si la définition du RPC de l’incapacité est pertinente au présent appel. La description qu’a donnée la requérante de son état est que son invalidité l’a empêchée d’examiner l’information du gouvernement concernant la PECI et d’y donner suite. Ainsi, la question que la division générale devait trancher n’était pas de savoir si la définition du RPC de l’incapacité entrait en jeu. Il s’agissait de savoir si les déclarations de la requérante concernant les effets de son état représentaient une preuve fiable, lorsqu’on les compare aux activités énumérées par le ministre au paragraphe précédent.

[86] En d’autres termes, certains éléments de preuve portés à la connaissance de la division générale appuyaient la position de la requérante selon laquelle son invalidité l’avait empêchée de présenter une demande de PECI. Elle disposait également d’éléments de preuve qui allaient à l’encontre de cette position.

[87] Pourtant, la division générale n’a pas soupesé cette preuve, pour ensuite trancher la question de savoir si la requérante aurait pu demander la PECI à temps. Il n’est indiqué nulle part que la division générale aborde franchement cet élément et parvient à une conclusion. Elle semble avoir tout simplement ignoré la preuve.

[88] À un moment donné, la division générale renvoie à l’argument du ministre, mais ajoute ensuite que cette question n’a pas d’importance :

Bien que cette observation ait une force appréciable, je ne crois pas que son poids soit significatif. La prestation appartient aux enfants, et non à la prestataire [sic], et ce sont des droits que leur garantit la Charte dont il est question ici. Le défaut de la prestataire [sic] de présenter rapidement une demande de PECI ne fait qu’illustrer la position particulière de vulnérabilité dans laquelle se trouvaient les enfantsNote de bas de page 28.

[89] Dans ce paragraphe, la division générale contourne l’argument du ministre selon lequel la requérante était capable de demander la PECI à temps. Elle affirme que la cause du défaut de la requérante de présenter une demande à temps n’est pas pertinente. Tout ce qui compte est le fait que les enfants n’ont pas reçu la totalité des prestations auxquelles ils avaient droit.

[90] La conséquence de cette conclusion est que l’effet discriminatoire de la rétroactivité limitée est lié à l’âge seulement. En d’autres mots, que la requérante ait été ou non incapable de présenter une demande à temps en raison de son invalidité, la limitation est discriminatoire au seul motif que les enfants doivent compter sur des adultes pour présenter une demande pour eux.

[91] Ensuite, cependant, au paragraphe suivant, la division générale relie le fait que les enfants n’obtiennent pas le plein montant à la fois à leur âge et à l’invalidité de leur mère. Elle indique :

J’estime que par la conjugaison (ou intersection) des facteurs de leur âge et du fait qu’ils sont à la charge d’un parent invalide, les enfants se trouvent dans une posture particulièrement désavantageuseNote de bas de page 29.

[92] Cette conclusion est répétée au paragraphe 24 des motifs de la division générale.

[93] Ainsi, d’une part, la division générale affirme que la rétroactivité limitée traite les enfants de la requérante différemment en raison de leur seul âge. D’autre part, elle affirme qu’il les traite différemment à cause de leur âge et de leur statut d’enfants d’un parent invalide, mais sans expliquer en quoi l’invalidité de la requérante a eu une incidence quelconque sur son défaut de présenter une demande de PECI à temps.

[94] Pour quel motif la division générale a-t-elle décidé que la rétroactivité limitée traite les enfants de parents invalides différemment? Est-ce la combinaison de l’âge et du fait d’avoir un parent invalide? Ou est-ce l’âge seulement?

[95] S’il s’agit de la première de ces deux possibilités, alors la division générale a tiré sa conclusion en ignorant des éléments de preuve pertinents. La requérante fait valoir que la division générale a accepté son affirmation selon laquelle son invalidité l’a empêchée de demander la PECI au nom de ses enfantsNote de bas de page 30. Mais le problème que pose cet argument est que la division générale n’a pas soupesé le pour et le contre de l’affirmation de la requérante selon laquelle son invalidité l’a empêchée de demander la PECI à temps. On dirait que la division générale a juste présumé que c’était vrai, parce qu’il n’y a aucune analyse de cette question dans les motifs.

[96] Dans l’affirmative, alors il s’agit d’une erreur de droit, parce qu’un décideur ne peut parvenir à une conclusion qui ne tient pas compte d’éléments de preuve pertinentsNote de bas de page 31.

[97] S’il s’agit de la seconde de ces deux possibilités (que la distinction est fondée sur le seul âge), alors la division générale a également commis une erreur de droit. L’erreur ne provient pas ici du fait d’ignorer la preuve dont on dispose. L’erreur tient plutôt au fait que la division générale est arrivée à sa conclusion sans qu’aucune preuve lui soit soumiseNote de bas de page 32.

[98] Rien ne prouve que les enfants qui sont admissibles à la PECI sont plus susceptibles d’être pénalisés par la limitation de la rétroactivité que tout autre groupe de bénéficiaires du RPC. Si une telle preuve existe, elle peut ou non permettre de déduire que la rétroactivité limitée du RPC traite les enfants différemment des adultes.

[99] Je dis cela en sachant combien il est difficile pour une partie appelante non représentée de rassembler la preuve nécessaire à l’appui d’une contestation fondée sur la Charte. La requérante a fait un travail remarquable en présentant son appel à la division générale elle-même, mais cela ne modifie pas l’exigence au titre de la loi selon lequel le fardeau de la preuve lui incombait à la division générale. Elle devait présenter des preuves pour montrer que la rétroactivité limitée traite les enfants de parents invalides différemment d’autres groupes.

[100] Dans l’arrêt Fraser, la Cour suprême du Canada dit que :

De tels éléments de preuve ont pour objectif de démontrer que l’appartenance au groupe de demandeurs est associée à certaines caractéristiques qui ont désavantagé des membres du groupe… Dans l’évaluation de la preuve au sujet du groupe, les tribunaux doivent garder à l’esprit le fait que les questions qui touchent principalement certains groupes sont parfois sous documentées. Les demandeurs en question peuvent être obligés de recourir davantage à leurs propres éléments de preuve ou à ceux d’autres membres de leur groupe, plutôt qu’à des rapports gouvernementaux, études universitaires ou témoignages d’expertsNote de bas de page 33.

[101] La requérante et JFCY signalent tous deux ce passage pour affirmer que la division générale avait des éléments de preuve suffisants pour conclure que les enfants de parents invalides sont traités différemment par la rétroactivité limitée.

[102] Toutefois, la requérante n’a pas présenté de preuve à propos de la situation du groupe plus large des enfants de parents invalides. La seule preuve soumise à la division générale concernait l’expérience de la requérante et de ses enfants. L’expérience personnelle de la requérante n’est cependant pas un motif suffisant pour conclure que la rétroactivité limitée traite le groupe des enfants de parents invalides différemment. Autrement, comment pouvons-nous savoir que ce n’était pas un cas isolé limité aux circonstances propres à sa situation?

[103] Comme le fait remarquer JFCY, nos plus hauts tribunaux ont reconnu que les enfants sont foncièrement vulnérablesNote de bas de page 34. Toutefois, il ne s’ensuit pas du fait que les enfants sont généralement vulnérables que cette loi particulière fonctionne d’une manière qui traite les enfants de parents invalides différemment d’autres groupes qui sont visés par la rétroactivité limitée.

[104] Il faut des preuves pour démontrer cela; les suppositions ne suffisent pas.

[105] D’après mon interprétation des motifs de la division générale, le membre semble avoir tout simplement tenu pour acquis que, puisque la plupart des enfants comptent sur un adulte pour présenter la demande de PECI pour eux, la rétroactivité limitée doit certainement exclure plus d’enfants que d’adultes du bénéfice des prestations du RPC. Il me semble que cela ne soit rien de plus qu’une intuition.

[106] La Cour suprême du Canada déconseille de se fonder sur une « accumulation d’intuitions » afin de conclure qu’une loi a des effets différentiels sur des groupes. Dans l’arrêt Première Nation de Kahkewistahaw c Taypotat, la Cour dit que l’intuition n’est pas un motif suffisant pour constituer le fondement d’une violation de la Charte :

 Je crois que l’intuition peut fort bien nous amener à la conclusion que la disposition en question produit des effets distincts sur certains groupes, mais avant d’exiger de la Première Nation de Kahkewistahaw qu’elle justifie la violation de l’art. 15 dans sa Kahkewistahaw Election Act, il doit y avoir suffisamment d’éléments de preuve pour établir l’existence d’une atteinte à première vue. Bien qu’il ne soit pas nécessaire de s’acquitter d’un lourd fardeau de présentation, la preuve doit comprendre davantage qu’une accumulation d’intuitionsNote de bas de page 35.

[107] La division générale a décidé que la rétroactivité limitée fonctionne de façon à traiter les enfants de parents invalides différemment d’autres groupes. Sa conclusion au sujet du premier volet du critère de Withler est cependant erronée, parce que sa décision est fondée sur des suppositions, et non sur des éléments de preuve.

[108] J’examine maintenant la manière dont la division générale a appliqué le second volet du critère de Withler.

La rétroactivité limitée crée-t-elle un désavantage ou contribue-t-elle à le perpétuer en appliquant un stéréotype aux enfants de parents invalides?

[109] Il ne fait aucun doute que les enfants de la requérante ont été privés d’une somme importante en prestations de la PECI. Il ne fait aucun doute non plus que, dans la pratique, ils n’étaient pas en mesure d’en faire la demande eux-mêmes. Ensuite, lorsqu’on leur a accordé la prestation, ils n’ont touché qu’une partie de ce qu’ils avaient autrement le droit de recevoir depuis leur naissance.

[110] La division générale a décidé qu’il ne convenait pas de qualifier la prestation perdue de simple perte financière. La perte de ces prestations a eu un effet pervers sur le développement des enfants, et par conséquent sur leur dignité. Je ne vois pas d’erreurs dans le raisonnement de la division générale sur cet élément.

[111] Plusieurs personnes pourraient voir dans la perte de ces prestations la dureté du fonctionnement de la loi, mais toute conséquence dure en droit n’est cependant pas le fruit d’une violation de la Charte.

[112] La question dont la division générale était saisie n’était pas de savoir si la conséquence pouvait être dure; il s’agissait de savoir s’il y avait atteinte à la Charte d’après le critère établi dans Withler. D’abord, elle devait décider si la rétroactivité limitée était à l’origine d’une différence de traitement des enfants de parents invalides. Elle devait ensuite décider si ce traitement différent était discriminatoire parce qu’il créait ou perpétuait leur désavantage.

[113] La division générale a commis deux erreurs de droit en appliquant le second volet du critère de Withler.

[114] Premièrement, une analyse juste concernant le premier volet du critère établit les bases du second volet du critère. En l’absence de preuve de différence de traitement, on ne peut conclure qu’il y a discrimination. J’ai expliqué précédemment que la preuve présentée à la division générale ne montre pas que la rétroactivité limitée traitait les enfants de parents invalides différemment d’autres groupes. Par conséquent, l’erreur commise par la division générale concernant le premier volet du critère de Withler signifie que son raisonnement en ce qui a trait au second volet est également inexact.

[115] Deuxièmement, la division générale a conclu que la rétroactivité limitée mine l’objet bénéfique de la PECI en privant des enfants d’une prestation que le législateur avait l’intention de leur donner. Comme je l’explique ci-dessous, je pense qu’il s’agissait également d’une erreur.

Quel est l’objet de la PECI?

[116] La division générale affirme que l’objet de la PECI est l’amélioration de la condition des enfants de parents invalides. Je suis d’accord, à cet égard. Cependant, l’analyse de la division générale de l’objet de la PECI était insuffisante. C’est pourquoi je ne suis pas d’accord avec sa conclusion selon laquelle la limitation de la rétroactivité mine cet objet bénéfique.

[117] Afin d’analyser comment la division générale a appliqué le second volet du critère de l’arrêt Withler, il faut commencer par cerner l’objet de la PECI. Quelle était l’intention du législateur quand il a conçu cette prestation à l’intention des enfants de parents invalides?

[118] La Cour suprême du Canada explique pourquoi l’examen de l’objet d’un régime de prestations est important :

Lorsqu’il est question d’un régime de prestations de retraite, comme dans le cas qui nous occupe, l’examen des facteurs contextuels à la deuxième étape de l’analyse requise par le par. 15(1) porte en général sur l’objet de la disposition présentée comme discriminatoire, et se fait à la lumière du régime législatif complet. À qui le législateur voulait-il accorder un avantage, et pourquoi? Pour trancher la question de savoir si la distinction perpétue un préjugé ou applique un stéréotype à un certain groupe, le tribunal tient compte du fait que de tels programmes sont conçus dans l’intérêt de divers groupes et doivent forcément établir des limites en fonction de certains facteurs comme l’âge. Le tribunal s’interrogera sur l’opportunité générale de telles limites, compte tenu de la situation des personnes touchées et des objets du régime. Point n’est besoin que le programme de prestations corresponde parfaitement à la situation et aux besoins véritables du groupe de demandeurs.  Le tribunal pourra également prendre en considération l’affectation des ressources et les objectifs particuliers d’intérêt public visés par le législateurNote de bas de page 36.

[119] Décider de l’objet de la PECI requiert une analyse juridique qui implique l’interprétation du sens du RPC. L’analyse est réalisée non seulement à l’aide de l’examen du texte du RPC, mais aussi de la preuve ayant été portée à la connaissance de la division générale relative à l’esprit de la loi.

[120] La preuve consiste en un rapport fourni par le ministre qui énonce l’historique législatif du RPC, y compris les modifications qu’on y a apportéesNote de bas de page 37. Elle comprend également le témoignage oral livré par Andrew Williamson, un employé du ministre spécialisé en politiques législatives.

[121] Le contenu du rapport et la preuve de M. Williamson sur la conception et l’objet du RPC et de la PECI n’ont pas été contestés pendant l’audience devant la division générale.

[122] Le RPC consiste en un ensemble de prestations diverses. Il vise globalement à fournir un niveau élémentaire de protection financière contre la perte de revenus qui survient parce qu’un cotisant prend sa retraite, devient invalide ou décède.

[123] Comme le soulignent le rapport et la division générale, la PECI est « … un exemple parmi plusieurs de prestations qui sont interreliées, et chaque prestation a été instaurée en tenant compte de la place qu’elle occupe par rapport aux autres dans le contexte plus général du RPC, ainsi que la nécessité de s’assurer que le RPC demeure viable et abordable pour tous les CanadiensNote de bas de page 38 ». 

- Les conditions et les restrictions dont est assortie la PECI aident à en saisir l’objet

[124] Aux paragraphes 27 à 30 de sa décision, la division générale décrit comment la PECI s’inscrit dans le contexte plus global du RPC. Elle ne propose toutefois aucune analyse de l’intention du législateur lors de la conception de la PECI, sauf pour dire (au paragraphe 40) qu’il voulait avantager les enfants de parents invalides.

[125] Dans l’établissement de l’objet de la PECI, il ne suffit pas d’indiquer simplement de quelle prestation il s’agit et qui en sont les bénéficiaires prévus. Il faut aussi examiner les conditions ou les restrictions pour recevoir la prestation. En effet, ces conditions nous diront la générosité dont voulait faire part le législateur en accordant la prestation. Ou elles pourront indiquer où le législateur voulait fixer les limites en en imposant une aux coûts de l’administration de la prestation par le gouvernement.

[126] La PECI est une prestation pour les enfants d’un cotisant invalide. La prestation est payable à l’enfantNote de bas de page 39 et le régime fiscal considère qu’il s’agit d’un revenu qui appartient à l’enfantNote de bas de page 40.

[127] La prestation compense une partie de l’argent perdu par une personne cotisante invalide et qu’elle aurait dépensé pour élever ses enfants. Elle fournit une aide aux enfants à sa charge de moins de 18 ans. Elle est également offerte aux enfants âgés de 18 à 25 ans qui sont aux études à temps plein.

[128] La PECI est la reconnaissance de la part du législateur que l’incapacité d’un parent à travailler en raison de l’invalidité a des effets néfastes sur les enfants. La PECI ne vise cependant pas à compenser l’ensemble des pertes des enfants découlant de l’incapacité du parent à travailler. Il en est ainsi parce que l’objectif du RPC dans son ensemble n’a jamais été de remplir la fonction de régime de remplacement du revenuNote de bas de page 41.

[129] Un autre indice de l’objet de la PECI est le fait que d’autres cotisants au RPC subventionnent cette prestation. À titre d’exemple, la somme qu’une personne pensionnée obtient de la prestation de retraite du RPC dépend du niveau de cotisations qu’elle a faites. En ce sens, la prestation de retraite fonctionne comme un régime d’épargne.

[130] En revanche, la PECI est un montant mensuel fixe qui est le même pour tous les bénéficiairesNote de bas de page 42. Il ne varie pas en fonction du niveau des cotisations passées faites par chaque parent invalide. On ne l’ajuste pas non plus selon des facteurs tels le besoin véritable de bénéficiaires individuels ou l’incidence sur la capacité d’un parent invalide en particulier de gagner sa vie. Ce que cela indique est que le législateur voulait que tous les enfants de parents invalides obtiennent le même niveau de soutien, quelle que soit la situation de chacun.

[131] Le RPC permet le versement rétroactif de la PECI jusqu’à un maximum de 11 mois avant la date de la demande. La même règle s’applique à l’ensemble des autres prestations mensuelles prévues par le RPCNote de bas de page 43.

[132] La limitation concernant la rétroactivité est un autre indice de l’intention du législateur. La raison d’être d’une période de rétroactivité consiste à donner suffisamment de temps aux personnes requérantes pour rassembler leurs documents et présenter leur demande. Cependant, la période de rétroactivité est limitée à 11 mois pour assurer l’intégrité du régime et sa viabilité financière.

[133] Le rapport décrit ainsi l’enjeu de l’intégrité du régime :

[traduction]
La limite permet également d’éviter les interactions non intentionnelles avec d’autres prestations fédérales, provinciales ou municipales fondées sur le revenu. Par exemple, en l’absence d’une limite d’un an, les personnes pourraient retarder la réception de prestations du RPC pour toucher d’autres types de prestations basées sur le revenu (comme le Supplément de revenu garanti) pour des années pour lesquelles elles n’y auraient pas droit autrement si elles recevaient des prestations du RPC, ce qui comporterait des répercussions financières sur plusieurs régimesNote de bas de page 44.

[134] Le rapport décrit également l’enjeu de la viabilité financière comme suit :

[traduction]
De plus, sans imposer des limites à la rétroactivité, il n’y aurait aucune certitude en ce qui concerne les passifs du RPC. Tel que mentionné, le RPC est financé exclusivement grâce aux cotisations d’employeurs, d’employés et de travailleurs autonomes, ainsi qu’au revenu de placements du RPC. Il faut pouvoir prévoir la somme des prestations payables à tout moment afin de garantir la durabilité du RPC et pour s’assurer que les fonds disponibles sont suffisants.

Les limitations actuelles concernant la rétroactivité correspondent à celles de régimes semblables au Canada, y compris d’autres programmes de soutien au revenu, comme le Alberta Seniors Benefit Program [programme de prestations aux personnes âgées de l’Alberta], le British Columbia’s Senior’s Supplement [supplément aux personnes âgées de la Colombie-Britannique], le Régime de revenu annuel garanti de l’Ontario, ainsi que les prestations de la Régie des rentes du QuébecNote de bas de page 45.

[135] La décision du législateur d’appliquer une rétroactivité limitée à l’ensemble des prestations au titre du RPC montre qu’il ne voyait aucune raison de faire une exception à cette règle lorsqu’il a conçu la PECI. Il en est ainsi, même si les bénéficiaires de la PECI sont des enfants qui ne peuvent habituellement pas présenter la demande eux-mêmes. La plupart comptent sur un adulte pour en faire la demande en temps opportun. En cas de demande tardive, un enfant touché sera privé d’une partie des prestations en raison de la rétroactivité limitée. Nous devons présumer que le législateur était conscient de la dépendance des enfants à l’égard des adultes lorsqu’il a conçu la PECI.

[136] À l’audience de la division générale, on a demandé à M. Williamson si le gouvernement n’avait jamais envisagé les répercussions du retrait de la rétroactivité limitée pour les prestations de la PECI. Il ignorait si le gouvernement avait envisagé cette possibilité. À mon avis, cet échange ne nous éclaire pas davantage sur l’objet législatif de la PECI. Le cas échéant, il ne fait que renforcer l’hypothèse selon laquelle l’intention du législateur est de ne pas traiter la PECI différemment des autres prestations du RPC en ce qui concerne la rétroactivité.

[137] Enfin, comme toutes les prestations du RPC (sauf la prestation après-retraite), la PECI commence par la demande. Le gouvernement ne se charge pas lui-même de trouver des bénéficiaires admissibles et de fournir la prestation sans qu’on le demande. Il faut la demander. Il s’agit une fois de plus d’un choix effectué par le gouvernement, même si la plupart des bénéficiaires de la PECI dépendent de ce qu’une personne adulte fasse la demande pour eux. Le législateur a conçu une prestation que certains enfants, qui seraient admissibles autrement, pourraient ne jamais recevoir si leurs parents ou tuteurs omettent de faire la demande en leur nom.

[138] Bref, l’objet de la PECI est de fournir un revenu de base aux enfants de parents touchant une pension d’invalidité du RPC. Il s’agit d’un montant fixe qui est le même pour tous les bénéficiaires. On ne l’accorde pas automatiquement. Si l’on ne présente jamais de demande, l’enfant admissible autrement ne touchera pas la prestation; et il est possible qu’il reçoive moins que toutes les prestations auxquelles il a droit si la demande est tardive. Ces conditions de restriction traduisent le choix du législateur d’équilibrer l’octroi de la prestation et les considérations financières, ainsi que les considérations liées au fonctionnement approprié d’autres régimes de prestations semblables.

[139] J’ai exposé cette description de l’objet de la PECI afin de formuler correctement la question qui était au cœur de l’appel devant la division générale : la conception de la PECI est-elle discriminatoire parce que des enfants doivent dépendre d’adultes, qui sont souvent invalides, pour présenter les demandes pour eux?

[140] Nous revenons ainsi à la nécessité de faire preuve de prudence dans l’examen de la conception de régimes d’avantages sociaux à laquelle je fais référence précédemment.

- En l’absence de preuve de discrimination, restreindre l’accès à une prestation est un choix légitime du législateur

[141] Quand il a créé la PECI, le législateur a décidé de fournir une prestation d’indemnisation partielle, plutôt qu’entière, aux enfants pour la perte de revenus familiaux parce qu’un parent est invalide. Il a également été décidé d’offrir l’avantage à chaque enfant admissible.

[142] Il ne s’agissait cependant pas d’une décision visant à garantir que chaque enfant admissible la toucherait. En effet, chaque enfant doit en faire la demande, soit lui-même ou avec l’aide d’un parent ou d’un tuteur. Il s’agissait aussi d’une décision prise pour équilibrer le coût de la prestation et les considérations financières et d’intégrité. Voilà pourquoi le ministre permet un versement rétroactif, mais en limite la rétroactivité possible.

[143] La limitation de la rétroactivité ne mine pas l’objet de la PECI. C’est plutôt l’un de ses éléments essentiels. Il traduit le choix du Parlement de fournir une prestation aux enfants de parents invalides tout en limitant l’étendue des responsabilités financières du gouvernement par l’imposition de conditions relatives à la prestation. L’une de ces conditions est le plafonnement des versements rétroactifs.

[144] Il peut arriver qu’une personne bénéficiaire soit privée d’une prestation en raison du mode de fonctionnement du droit applicable au régime de prestations. C’est le cas ici, ce qui ne signifie cependant pas que la loi ait supprimé l’intention qu’avait législateur en concevant le régime. La Cour suprême du Canada précise cet élément comme suit :

Il est possible de conclure qu’une disposition contestée ne viole pas la Charte canadienne même en l’absence de correspondance parfaite entre un régime de prestations et les besoins ou la situation du groupe demandeur.  On peut éprouver de la sympathie pour les personnes qui, pour une raison ou une autre, n’ont peut‑être pas pu participer aux programmes.  Cependant, le fait qu’un programme social donné ne réponde pas aux besoins de tous, sans exception, ne nous permet pas de conclure que ce programme ne correspond pas aux besoins et à la situation véritables du groupe concerné. Comme l’a souligné le juge Iacobucci dans Law, précité, par. 105, nous ne devrions pas exiger « qu’une loi doi[ve] toujours correspondre parfaitement à la réalité sociale pour être conforme au par. 15(1) de la Charte ».  L’élaboration d’un régime d’aide sociale destiné à répondre aux besoins des jeunes adultes est un problème complexe, auquel il n’existe pas de solution parfaite.  Quelles que soient les mesures adoptées par le gouvernement, il existera toujours un certain nombre de personnes auxquelles un autre ensemble de mesures aurait mieux convenu.  Le fait que certaines personnes soient victimes des lacunes d’un programme ne prouve pas que la mesure législative en cause ne tient pas compte de l’ensemble des besoins et de la situation du groupe de personnes touché, ni que la distinction établie par cette mesure crée une discrimination réelle au sens du par. 15(1)Note de bas de page 46.

[145] L’analyse de la division générale omet de reconnaître que le groupe à l’égard duquel la rétroactivité limitée est prétendument discriminatoire, soit les enfants de parents invalides, coïncide précisément avec celui que la PECI était destinée à aider en premier lieu. Tous les bénéficiaires de la PECI ne reçoivent pas toutes les prestations auxquelles ils ont droit. Certains risquent d’en perdre parce que leur demande a été faite tardivement, et la rétroactivité possible limite ce à quoi ils ont droit. Cependant, la décision de la division générale ne montre pas que cela se produit parce que la loi est discriminatoire. Pour cette raison, sa conclusion selon laquelle la rétroactivité limitée mine l’objet de la PECI est erronée.

[146] En somme, la division générale a commis des erreurs de droit relatives à l’article 15 de la Charte. Dans le premier volet du critère de Withler, elle a conclu que la rétroactivité limitée traite les enfants de parents invalides différemment d’autres groupes, mais elle n’avait aucune preuve à l’appui de cette conclusion. Cette erreur a affaibli son analyse du second volet du critère de Withler. Elle a également conclu que la rétroactivité limitée fonctionne de manière à miner l’objet bénéfique de la PECI. Cependant, elle ne pouvait parvenir à cette conclusion que si elle avait des éléments de preuve indiquant que la rétroactivité limitée fonctionne d’une manière qui soit discriminatoire. Elle ne disposait pas de cette preuve, ce qui a affaibli sa conclusion selon laquelle le la limitation de la rétroactivité mine l’objet de la PECI.

[147] Puisque la division générale a commis des erreurs de droit relatives à l’article 15, il n’est pas nécessaire que j’examine son analyse de l’article premier de la Charte. J’aurais eu à le faire uniquement si son application de l’article 15 avait été correcte.

[148] Je passe maintenant à la déclaration du ministre, qui affirme que la division générale a commis des erreurs de fait.

4. La division générale n’a pas examiné la question de savoir si le père aurait pu demander la PECI, mais il ne s’agissait pas d’une erreur.

[149] Le ministre soutient que la division générale a tiré une conclusion de fait erronée. La division générale a conclu que les enfants dépendaient de la requérante pour demander la PECI en leur nomNote de bas de page 47. Le ministre dit que la division générale n’a pas tenu compte de la preuve indiquant que le père était également responsable des enfantsNote de bas de page 48. D’après le ministre, si la requérante ne pouvait pas demander la PECI à cause de son invalidité, alors le père aurait pu le faire à sa place.

[150] La requérante affirme que le rôle du père des enfants est sans importance. Le RPC crée une présomption légale selon laquelle elle est la personne qui assume la garde et la surveillance des enfantsNote de bas de page 49. Pour renverser cette présomption légale, il doit y avoir des éléments de preuve selon lesquels elle n’assume pas la garde et la surveillance des enfants. Elle dit qu’aucune preuve de ce genre n’avait été présentée à la division générale. Ainsi, la division générale n’a commis aucune erreur à ce sujet.

[151] Les motifs de la division générale ne traitent pas de ces arguments contradictoires, mais cela ne signifie pas qu’elle est parvenue à la mauvaise conclusion.

[152] À l’article 74, le RPC autorise toute personne à demander la PECI, mais seulement s’il s’agit d’une personne « … à qui la prestation serait, si la demande était approuvée, payable . . . »

[153] À l’article 75, le RPC exige que la PECI soit versée « … à la personne ou à l’organisme qui a la garde et la surveillance de l’enfant. » Il précise ensuite que le cotisant invalide est présumé, en l’absence de preuve contraire, comme étant la personne qui a la garde et la surveillance de l’enfant.

[154] La preuve portée à la connaissance de la division générale est que les deux parents assument la garde et la surveillance des enfants. Les membres de la famille vivent ensemble. La requérante est le parent qui s’occupe des questions financières et administratives dans la famille. Le père contribue aux soins physiques, notamment la cuisine, mais ne s’occupe pas du courrier et des documents.

[155] Cependant, le fait que les deux parents ont la responsabilité des enfants n’invalide pas la présomption établie par le RPC, c’est-à-dire que la personne requérante est le parent qui a la garde pour les fins de la PECI. La division générale n’a pas examiné la question de savoir si le père aurait pu demander la PECI parce qu’elle a appliqué le droit aux faits. Elle a supposé que la requérante est le parent qui a la garde en fonction d’éléments de preuve selon lesquels elle s’occupe des affaires des enfants.

[156] Afin de conclure que le père aurait dû demander la PECI, il faudrait qu’il y ait des éléments de preuve indiquant que la requérante n’assumait pas la garde et la surveillance des enfants. Il n’y a aucune preuve de ce genre, alors la division générale n’a commis aucune erreur de fait. Je rejette l’argument du ministre à ce sujet.

5. Sommaire de mes constatations et prochaines étapes

- Les autres arguments du ministre

[157] Le ministre a deux autres arguments, que je vais aborder brièvement.

[158] L’un est que la division générale a commis une erreur de droit lorsqu’elle a conclu que toutes les lois provinciales régissant les délais de prescription en droit civil fonctionnent de la même façon en ce qui a trait à la protection des droits des enfants d’intenter une poursuite. Elle a soulevé cette question par rapport au premier volet du critère de Withler.

[159] Le ministre aurait dû formuler cela comme une erreur de droit. La déformation des propos ou la mauvaise interprétation de lois canadiennes est une erreur de droit et non une erreur de fait.

[160] Comme je l’ai déjà mentionné, que la division générale ait eu raison ou tort à ce sujet n’a pas d’importance, parce qu’une comparaison entre les droits des enfants en vertu du droit civil et leurs droits au titre de la PECI n’est pas valide d’entrée de jeu. Pour cette raison, il n’est pas nécessaire de trancher cette question.

[161] L’autre argument est que la division générale a agi de manière inéquitable parce qu’elle a examiné une preuve sans permettre aux autres parties de la voir et de faire des commentaires à son sujet. Le document en question est un document de travail préparé par la Commission ontarienne des droits de la personne.

[162] Dans bien des cas, une personne qui porte plainte pour discrimination le fera sur la base de plus d’une caractéristique personnelle. Souvent, la personne peut faire l’objet de discrimination à cause d’une combinaison de caractéristiques — par exemple, sa race et sa déficience, ce qui peut avoir pour effet d’aggraver la discrimination ou de rendre l’expérience différente de la situation où la personne ferait l’objet de discrimination fondée sur un seul motif.

[163] Le document soutient que la reconnaissance du recoupement des motifs de discrimination est essentielle si l’on veut que les lois sur les droits de la personne et la Charte soient efficaces pour préserver et promouvoir l’égalité. On y consigne également la façon dont le droit a évolué vers l’usage plus répandu de l’analyse intersectionnelle pour décider si une allégation de discrimination a été démontrée. Il inclut des décisions de la Cour suprême du CanadaNote de bas de page 50.

[164] Il n’est jamais souhaitable pour un tribunal d’examiner une preuve, mais de ne pas en faire part aux autres parties ou leur donner l’occasion de faire des commentaires à ce sujet. On va ainsi à l’encontre des principes fondamentaux d’équité. Il est évident que la division générale n’aurait pas dû agir comme elle l’a fait. Mais, en l’occurrence, cela n’a causé aucun préjudice véritable.

[165] Même si l’on peut considérer le document comme une preuve, l’utilisation qu’en a faite la division générale n’a causé aucun préjudice aux arguments du ministre. En effet, le document n’est rien de plus qu’un commentaire juridique. Il ne contient rien qui soit pertinent aux faits de la présente affaire ou au mode de fonctionnement du RPC et de la PECI. Tout ce que fait le document est d’aborder un cadre analytique pour l’application du droit relatif à la discrimination. Ce cadre analytique est maintenant généralement admis et appliqué dans le droit canadien.

[166] Ainsi, plutôt que de se fier au document de discussion, la division générale aurait tout aussi bien pu citer n’importe laquelle des nombreuses décisions de la Cour suprême du Canada qui traitent de l’analyse intersectionnelle. Ceci aurait permis à la division générale de s’appuyer sur une analyse intersectionnelle d’une manière transparente et ne soulevant aucun problème d’équité. Le ministre n’aurait alors eu aucune raison de se plaindre à cet égard. En conséquence, aucun préjudice n’a été porté aux arguments du ministre, et je n’annulerais pas la décision de la division générale pour ce seul motif.

[167] Pour résumer mes constatations, la division générale a commis des erreurs de droit relatives à l’article 15 de la Charte, comme je le décris plus haut. Ayant conclu que la division générale avait commis des erreurs de droit dans son analyse fondée sur l’article 15, je n’ai pas à examiner les arguments relatifs à l’article 1 de la Charte.

[168] Je ne suis pas d’accord avec le ministre pour dire que la division générale a commis une erreur de droit lorsqu’elle a décidé que la requérante était le parent qui devait faire la demande au nom des enfants. J’estime également que les autres arguments invoqués par le ministre n’ont pas de répercussions sur le résultat final.

- Prochaines étapes

[169] La question qui reste à trancher est de savoir la réparation que l’on doit accorder. À l’audience du présent appel, j’ai indiqué que je rendrais cette décision et que les parties et la partie intervenante auraient alors l’occasion de présenter des arguments concernant la réparation.

[170] Afin de clore les appels de façon efficace, la division d’appel rendra généralement la décision que la division générale aurait dû rendre, à moins que le dossier dont elle est saisie soit incomplet. Autrement dit, la division d’appel ne renverra pas un appel à la division générale dans le but de laisser une partie renforcer son argumentation en présentant des éléments de preuve qu’elle aurait pu produire à la première audience. Elle ne renverra habituellement un appel que si la division générale a commis une erreur ayant fait en sorte que le dossier était incomplet à l’audience initiale.

[171] Les parties et la partie intervenante devraient aborder la présente question dans leurs arguments concernant la réparation. Leurs arguments devraient également traiter de la bonne date de début du versement de la PECI aux enfants de la requérante, au cas où je déciderais de rendre la décision que la division générale aurait dû rendre.

[172] Dans leurs arguments, oraux et écrits, les parties et la partie intervenante ont déjà eu l’occasion d’aborder la question de la connaissance judiciaire, ce qui inclut la question de savoir si la division d’appel devrait tenir compte des faits sociaux auxquels la requérante et la partie intervenante font référence dans leurs observations. Il n’est pas nécessaire de les répéter en ce qui concerne la réparation.

[173] Les observations devraient être présentées par écrit. Il n’est pas nécessaire de planifier une autre audience pour l’instruction d’arguments oraux, la question de la réparation étant simple et celle de la connaissance judiciaire ayant déjà été abordée dans l’argumentation orale et écrite.

[174] Le Tribunal communiquera avec les parties et la partie intervenante pour fixer un échéancier pour la présentation d’arguments sur la réparation.

Conclusion

[175] La division générale a commis des erreurs de droit. Les parties et la partie intervenante peuvent fournir des arguments écrits concernant la réparation.

 

Représentants :

Tiffany Glover, pour le demandeur

David Baker, pour l’intimée

Jane Stewart, pour la partie intervenante

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