Régime de pensions du Canada (RPC) – invalidité

Informations sur la décision

Résumé :

RPC – invalidité – arrêt de la pension d’invalidité du requérant de façon rétroactive – la division générale aurait dû examiner la capacité du requérant à travailler et à gérer sa propre entreprise au lieu de se concentrer sur les pertes commerciales – le ministre s’est acquitté du fardeau de prouver que le requérant n’était plus invalide en date de 2010

Le requérant est un ancien agriculteur et découpeur de viande de 64 ans. En 1985, il s’est blessé au dos et au genou droit en travaillant. En 1988, le ministre a accueilli sa demande de pension d’invalidité du Régime de pensions du Canada.

En 2018, le ministre a reçu des informations selon lesquelles le requérant avait démarré une entreprise de revente d’équipement et de fabrication et vente au détail de mobilier. Le ministre a commencé un nouvel examen, fondé sur le revenu d’entreprise déclaré par le requérant, et a conclu que le requérant n’était plus atteint d’une invalidité grave et prolongée en date du 31 décembre 2010. Il a suspendu la pension du requérant rétroactivement à partir de décembre 2010. Le ministre a demandé au requérant de rembourser les 104 321 $ de prestations qui, selon lui, n’auraient pas dû lui être versés.

En général, le ministre peut annuler la pension d’invalidité d’une personne de manière rétroactive. La décision de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Kinney a créé une règle juridique qui empêche le ministre d’annuler rétroactivement une pension en remontant au-delà de la plus récente décision approuvant la pension.

Le requérant a porté la décision du ministre en appel devant la division générale (DG). La DG a accueilli l’appel du requérant et a rétabli sa pension.

Le ministre a contesté la décision de la DG et a fait appel à la division d’appel (DA). Le ministre a soutenu que la DG avait commis une erreur de droit et une erreur dans la façon dont elle avait examiné la preuve. La DA était d’accord avec le ministre. La première erreur était que la DG avait seulement examiné l’absence d’amélioration des problèmes médicaux du requérant, au lieu de sa capacité de travailler. La deuxième erreur était que la DG avait examiné la preuve liée aux pertes commerciales du requérant, avec parfois plus d’un million de dollars de revenus bruts, sans aborder dans ses motifs la capacité du requérant d’exploiter l’entreprise. La DA a rendu la décision que la DG aurait dû rendre. La DA a examiné le témoignage du requérant à l’audience et a constaté qu’il était très actif dans la gestion de son entreprise, démontrant ainsi une capacité de travail. Ainsi, le ministre s’est acquitté de sa responsabilité juridique de démontrer que le requérant a cessé d’être invalide en 2010. La DA a accueilli l’appel du ministre.

Contenu de la décision

[TRADUCTION]

Citation : Ministre de l’Emploi et du Développement social c PC, 2021 TSS 530

Tribunal de la sécurité sociale du Canada
Division d’appel

Décision

Partie appelante : Ministre de l’Emploi et du Développement social
Représentante ou représentant : Ian McRobbie
Partie intimée : P. C.
Représentante ou représentant : Luke Smiegielski

Décision portée en appel : Décision de la division générale datée du 13 janvier 2021 (GP-19-1676)

Membre du Tribunal : Neil Nawaz
Mode d’audience : Téléconférence
Date de l’audience : Le 8 septembre 2021
Personnes présentes à l’audience : Représentant de l’appelant
Intimé
Représentant de l’intimé

Date de la décision : Le 30 septembre 2021
Numéro de dossier : AD-21-120

Sur cette page

Décision

[1] J’accueille l’appel. La division générale a commis des erreurs en concluant que le ministre de l’Emploi et du Développement social a mis fin à la pension d’invalidité de l’intimé sans raison valable. Pour réparer ces erreurs, j’ai décidé de rendre la décision que la division générale aurait dû rendre. Je conclus que l’intimé a cessé d’être invalide en décembre 2010.

Aperçu

[2] Le ministre souhaite mettre fin à la pension d’invalidité du Régime de pensions du Canada (RPC) de l’intimé.

[3] L’intimé est un ancien agriculteur et découpeur de viande de 64 ans. En 1985, il s’est blessé au dos et au genou droit en travaillant. Le ministre a accueilli sa demande de pension d’invalidité du RPC en 1988.

[4] L’intimé était propriétaire de la ferme familiale qu’il a continué d’exploiter malgré ses détériorations. Pendant plusieurs années, il a déclaré des gains bruts importants, mais aucun revenu net. En 2005, le ministre a réévalué la situation de l’intimé, et a finalement conclu qu’il était toujours atteint d’une invalidité grave et prolongée, malgré ses activités agricoles. L’intimé a éventuellement vendu sa fermeNote de bas de page 1 .

[5] En 2018, le ministre a reçu des informations selon lesquelles l’intimé avait lancé une entreprise de revente d’équipement, de fabrication de meubles et de vente au détail. Le ministre a réévalué la situation de l’intimé en fonction de la déclaration des revenus de son entreprise et a conclu que son invalidité n’était plus grave ni prolongée en date du 31 décembre 2010. Le ministre a donc suspendu la pension de l’intimé et a évalué un trop-payé de 104 321 $.

[6] L’intimé a fait appel de la décision du ministre devant le Tribunal de la sécurité sociale. La division générale du Tribunal a accueilli l’appel de l’intimé et a rétabli sa pension. Elle a conclu que l’intimé était crédible lorsqu’il a déclaré qu’il avait encore des douleurs invalidantes au genou et au dos. Elle a souligné que l’intimé travaillait seulement une à deux heures par jour et qu’il se fiait à son personnel pour la plupart des tâches. Elle a mentionné que l’entreprise de l’intimé avait essuyé des années de pertes.

[7] Le ministre a ensuite demandé à la division d’appel la permission de faire appel de la décision de la division générale. Il a soutenu que la division générale a commis les erreurs suivantes :

  • elle a évalué la gravité de l’invalidité de l’intimé en examinant seulement ses problèmes de santé;
  • elle a considéré les pertes de l’entreprise de l’intimé comme une preuve d’invalidité.

[8] Plus tôt cette année, j’ai accordé au ministre la permission de faire appel parce que j’estimais que l’appel avait une chance raisonnable de succès. Le mois dernier, j’ai tenu une audience par téléconférence pour discuter en détail des allégations du ministre.

[9] Maintenant que j’ai pris connaissance des observations des deux parties, je conclus que la décision de la division générale ne peut être maintenue.

Questions en litige

[10] Seuls quatre moyens d’appel peuvent être invoqués devant la division d’appel. Une partie appelante doit démontrer que la division générale :

  • n’a pas agi de manière équitable;
  • a outrepassé ses pouvoirs ou a refusé de les exercer;
  • n’a pas bien interprété la loi;
  • a fondé sa décision sur une erreur de fait importanteNote de bas de page 2 .

[11] Mon rôle est de décider si l’une ou l’autre des allégations du ministre se rattache à au moins l’un des moyens d’appel et, le cas échéant, si l’une d’entre elles est fondée.

[12] Dans le cadre du présent appel, je devais trancher les questions suivantes :

  • Le ministre a-t-il le pouvoir de mettre fin à une pension d’invalidité et de récupérer les trop-payés?
  • La division générale a-t-elle commis une erreur de droit en examinant seulement les problèmes de santé de l’intimé?
  • La division générale a-t-elle commis une erreur de droit en considérant les pertes de l’entreprise de l’intimé comme une preuve d’invalidité?
  • Si la division générale a commis une erreur, quelle est la réparation la plus appropriée?

Analyse

Le ministre a le pouvoir de mettre fin à une pension d’invalidité et de récupérer les trop-payés

[13] L’une des questions générales du présent appel est celle de savoir si le ministre a le pouvoir de revenir sur sa décision antérieure d’accorder une pension. Je suis convaincu que c’est le cas, sous réserve d’au moins une limitation.

[14] En vertu du RPC et du Règlement sur le Régime de pensions du Canada, le ministre peut exiger qu’une personne bénéficiaire d’une pension d’invalidité du RPC se soumette à des examens et fournisse des rapports prouvant qu’elle est toujours invalideNote de bas de page 3 . Si une personne n’est plus considérée comme étant invalide, ses prestations d’invalidité peuvent prendre finNote de bas de page 4 . Si une personne a reçu des prestations auxquelles elle n’était pas admissible, elle doit les rembourser. Toute prestation qui n’est pas restituée devient une créance de la CouronneNote de bas de page 5 . Une telle dette peut être déduite des autres prestations du RPC payables à la personne qui a cessé d’être invalideNote de bas de page 6 .

[15] Lorsqu’elles sont interprétées conjointement, ces dispositions confèrent au ministre les vastes pouvoirs de réviser ses décisions antérieures d’accorder une pension d’invalidité. Toutefois, ces pouvoirs ne sont pas illimités. Dans la décision Kinney, la Cour fédérale a précisé que le ministre pouvait mettre fin à une pension d’invalidité, mais seulement en date de la « dernière décision définitive » confirmant l’admissibilitéNote de bas de page 7 . Autrement dit, le ministre doit respecter sa dernière décision relative à l’invalidité, même s’il ressort ultérieurement une preuve contraire de la période antérieure à cette décision.

[16] Dans le cas présent, la dernière décision définitive du ministre était en août 2005, bien avant la date (décembre 2010) à laquelle il a par la suite constaté que l’intimé n’était plus invalide. Je suis donc convaincu que le ministre avait le pouvoir de mettre fin aux prestations de l’intimé lorsqu’il l’a fait.

La division générale a commis une erreur en examinant seulement les problèmes de santé de l’intimé

[17] Les personnes bénéficiaires d’une pension d’invalidité du RPC restent admissibles aux prestations tant que leur invalidité demeure « grave et prolongéeNote de bas de page 8  ». Une invalidité est grave si elle rend la personne régulièrement incapable de détenir une occupation véritablement rémunératrice. Une invalidité est prolongée si elle doit vraisemblablement durer pendant une période longue, continue et indéfinie.

[18] La division générale devait décider si l’intimé avait cessé d’être invalide en date du 31 décembre 2010. J’ai conclu qu’elle a commis une erreur de droit ce faisant.

[19] La division générale a conclu à juste titre qu’il incombait au ministre d’établir que l’invalidité de l’intimé avait cessé d’être grave et prolongée à cette date. Toutefois, la division générale a commis une erreur de droit en se demandant si l’état de santé de l’intimé avait changé, plutôt que de savoir si l’intimé avait retrouvé sa capacité de détenir régulièrement une occupation véritablement rémunératrice. Ce dernier critère nécessitait une analyse plus complète que celle fournie par la division générale.

[20] Au début de son analyse, la division générale a écrit ceci :

Le ministre doit prouver, selon la prépondérance des probabilités, que [l’intimé] a cessé d’être invalide le 31 décembre 2010. Pour ce faire, le ministre doit démontrer que les problèmes de santé sur le fondement desquels l’admissibilité [de l’intimé] à la pension d’invalidité a été établie en mai 1988 et confirmée en août 2005 se sont améliorés au point où il n’était plus admissible [mis en évidence par le soussigné]Note de bas de page 9 .

Cet extrait donne à penser que la division générale était principalement à la recherche d’une amélioration, ou de l’absence d’amélioration, dans l’état de santé de l’intimé. Toutefois, c’est la capacité de travailler d’une partie requérante, et non son état de santé, qui permet d’établir si une invalidité est grave au titre du RPCNote de bas de page 10 .

[21] La division générale a ensuite affirmé qu’elle avait évalué l’invalidité de l’intimé exclusivement en fonction de son état de santé :
Comme le ministre n’a pas prouvé que les problèmes de santé sur le fondement desquels [l’intimé] s’est vu accorder une pension d’invalidité s’étaient améliorés après août 2005, je conclus que le ministre n’a pas prouvé, selon la prépondérance des probabilités, que son invalidité avait cessé d’être grave en date du 31 décembre 2010 [mis en évidence par le soussigné]Note de bas de page 11 .

[22] Il ne faut pas uniquement tenir compte de l’état de santé d’une partie requérante pour évaluer sa capacité de travailler. Il faut aussi examiner d’autres facteurs, comme ses antécédents et sa situation personnelle, ses activités quotidiennes et, le cas échéant, les efforts qu’elle déploie pour trouver un emploi ou ses activités commerciales. Cependant, lorsque j’examine l’analyse assez courte de la division générale, je remarque que celle-ci s’est penchée sur le point de vue subjectif de l’intimé concernant ses contraintes physiques auxquelles il faisait face dans l’exploitation de son entreprise de meubles et d’équipement. La division générale a précisé qu’en raison de ses douleurs au genou et au dos, l’intimé devait : (i) embaucher du personnel pour fabriquer et déplacer les meubles; (ii) respecter un horaire de travail strictement réduit; (iii) rester à la maison et communiquer avec son personnel par téléphone ou par courriel. La division générale a également discuté de la rentabilité de l’entreprise. Cependant, elle l’a fait de manière brève, en ignorant les indications importantes selon lesquelles la vente de marchandises était plus qu’un simple passe-temps pour l’intimé. La division générale n’a pas non plus cherché à évaluer les compétences en gestion de l’intimé, c’est-à-dire des compétences lui ayant permis de maintenir un rendement élevé pendant 10 ans.

[23] Même lorsqu’une partie requérante a d’importantes limitations physiques, elle peut toujours avoir la capacité de travailler en assumant des tâches de supervision. La division générale a commis une erreur de droit en se penchant sur un seul aspect de la capacité de l’intimé.

La division générale a commis une erreur en considérant les pertes de l’entreprise de l’intimé comme une preuve d’invalidité

[24] L’entreprise de meubles et d’équipement de l’intimé a joué un rôle essentiel dans la décision du ministre de mettre fin à sa pension d’invalidité. Le ministre s’est fondé sur le fait que l’intimé a déclaré des revenus annuels de plus de 500 000 $ entre 2011 et 2018.

[25] La division générale a jugé que l’entreprise ne démontrait pas nécessairement que l’intimé s’était rétabli de son invalidité, parce qu’il avait « déclaré des pertes nettes en 2010, et la plupart des années depuisNote de bas de page 12  ». J’ai décidé que la division générale a fondé sa décision sur des conclusions erronées tirées sans tenir compte des renseignements au dossier.

La division générale n’a pas tenu compte des éléments de preuve importants

[26] Dans sa décision, la division générale a écrit ce qui suit :

Le ministre a établi en 1988 et confirmé en août 2005 que l’invalidité [de l’intimé] était grave. Rien ne prouve que les problèmes de santé sur le fondement desquels le ministre a accordé la pension d’invalidité [à l’intimé] en 1998 [sic] et confirmé son admissibilité en août 2005 se soient améliorés [mis en évidence par le soussigné]Note de bas de page 13 .

[27] Toutefois, je constate que l’intimé a déclaré les montants suivants dans ses déclarations de revenus personnellesNote de bas de page 14  :

  Revenu / (Perte) ($)
  Ferme Entreprise de meubles
  Brut Net Brut Net
         
2010 78 690 (12 295)    
2011 10 421 (200 000) 540 338 188 419
2012     695 144 (63 450)
2013     755 125 (68 710)
2014     978 576 80 430
2015     963 643 (118 051)
2016     1 147 053 (47 124)
2017     1 433 470 153 620
2018     1 179 545 (97 818)
2019     262 594 (243 356)

[28] Dire que « rien ne prouve » que l’état de santé de l’intimé a changé est, à mon avis, exagéré, ce qui va à l’encontre de l’information au dossier. Lorsque l’intimé est passé de l’agriculture à la vente au détail, ses déclarations de revenus bruts ont considérablement augmenté, passant de dizaines de milliers de dollars à des centaines de milliers de dollars en seulement deux ans. L’intimé a réussi à augmenter progressivement ces revenus au cours des sept années suivantes, et a finalement atteint des chiffres d’affaires annuels de plus d’un million de dollars en 2016, 2017 et 2018.

[29] Rien de cela n’a été mentionné dans la décision de la division générale. La division générale a seulement souligné que l’intimé « avait [exploité l’entreprise] à perte en 2010, et la plupart des années depuis ». Bien que cette déclaration était exacte à proprement parler, plusieurs choses n’ont pas été dites. L’étendue du revenu brut de l’intimé est non seulement passé sous silence, mais le fait que l’intimé a gagné de l’argent pendant plusieurs années n’a pas non plus été abordé. Il est vrai que l’intimé a essuyé des pertes « la plupart des années », mais il a aussi réalisé d’énormes profits pendant trois de ces années-là. En 2011, 2014 et 2017, l’intimé a déclaré un revenu net de 188 419 $, de 80 430 $ et de 153 620 $, respectivement.

[30] Il convient de souligner que, depuis 2014, le RPC a établi un point de référence avec le terme « véritablement rémunératrice ». Il le définit en fait comme étant la somme annuelle maximale qu’une personne peut recevoir à titre de pension d’invaliditéNote de bas de page 15 . Pour 2014 et 2017, les points de référence étaient respectivement de 14 836 $ et de 15 763 $. Ces deux sommes sont nettement inférieures à ce que l’intimé a déclaré pour ces années. La division générale n’a pas expliqué comment une personne qui est censée être « régulièrement incapable de détenir une occupation véritablement rémunératrice » serait néanmoins en mesure d’exploiter une entreprise qui génère un chiffre d’affaires annuel de centaines de milliers de dollars et un bon revenu net pendant plusieurs années.

[31] Je reconnais que la division générale n’était pas tenue de faire référence à chaque élément au dossier dans sa décisionNote de bas de page 16 . Il est présumé que la division générale a tenu compte de l’ensemble de la preuve, même si elle n’a pas mentionné tous les éléments de preuve. Cependant, cette présomption peut être réfutée s’il y a des éléments de preuve trop importants pour être ignorésNote de bas de page 17 . Dans le cas présent, la division générale devait au moins aborder les gains bruts et nets de l’intimé en détail.

La division générale a fondé sa décision sur un malentendu quant à la nature des profits et des pertes de l’entreprise

[32] Dans sa décision, la division générale a établi un lien clair entre les pertes de l’entreprise de l’intimé et ses détériorations :

L’absence de profits ne signifie pas nécessairement que [l’intimé] n’avait pas la capacité d’exercer un emploi véritablement rémunérateur. Toutefois, les pertes qui découlent de son invalidité sont la preuve qu’il était régulièrement incapable d’exercer un emploi véritablement rémunérateur dans le cadre de cette entreprise ou un autre emploi. La non rentabilité de l’entreprise [de l’intimé] était principalement attribuable aux salaires versés aux employés, puisqu’il était incapable de faire du travail physique et seulement capable de faire un peu de travail sédentaire [mis en évidence par le soussigné]Note de bas de page 18 .

Le ministre dit que cet extrait contient des conclusions de fait arbitraires ou abusives. Je suis d’accord avec lui.

[33] Les pertes de l’intimé ne peuvent pas être entièrement attribuables au fait qu’il a embauché du personnel. De nombreuses entreprises exploitées par des personnes en bonne santé perdent de l’argent, alors que des entreprises exploitées par des personnes invalides n’en perdent pas.

[34] La division générale avait raison de dire que les pertes de l’entreprise sont pertinentes pour déterminer l’invalidité. Elle a aussi souligné à juste titre que de telles pertes, en elles-mêmes, ne sont pas nécessairement la preuve d’une invaliditéNote de bas de page 19 . Toutefois, si la division générale devait attribuer les pertes de l’intimé à ses détériorations, elle devait établir un lien clair entre les deux. Outre les coûts de main‑d’œuvre, le succès d’une entreprise, ou son échec, repose sur de nombreuses variables, dont les suivantes :

  • les ventes;
  • le coût des marchandises vendues;
  • les frais généraux, comme les services téléphoniques et Internet, les assurances, la comptabilité et les frais de livraison;
  • les intérêts sur les prêts;
  • les compétences en gestion ou le manque de compétences.

[35] La rentabilité dépend aussi en partie de la tendance naturelle de l’entreprise à surestimer ses dépenses et à sous-estimer ses revenus lorsqu’elle déclare ses revenus à des fins fiscales. La division générale a ignoré toutes ces autres explications à propos des pertes de l’intimé et a plutôt tenu pour acquis que la non-rentabilité de son entreprise était principalement ou entièrement attribuable aux dépenses de son personnel.

[36] La division générale a fait plus que simplement supposer que l’entreprise de l’intimé était non rentable uniquement à cause des salaires versés au personnel. Comme il a été mentionné, la division générale n’a pas non plus clairement abordé les années au cours desquelles l’intimé a gagné de l’argent. Ses trois années d’importants profits, de même que ses huit années de revenus considérables, ne sont pas le fruit du hasard. Il doit y avoir eu une personne aux commandes de l’entreprise qui les a générés. La division générale a conclu que l’intimé était « incapable de faire du travail physique et seulement capable de faire un peu de travail sédentaire ». Toutefois, elle n’a pas envisagé la possibilité, ni même la probabilité, qu’il ait néanmoins été capable de détenir une occupation véritablement rémunératrice à titre de superviseur ou de gestionnaire.

La décision de la division générale manquait de logique et de clarté

[37] La Cour suprême du Canada a déclaré qu’une décision administrative doit être « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelleNote de bas de page 20  ». Dans le même ordre d’idée, la Cour fédérale du Canada exige que les décideurs fournissent des motifs intelligibles et transparents. Ainsi, le « fondement [d’une décision] [...] est compréhensible [...] et logiqueNote de bas de page 21  ».

[38] À mon avis, la décision de la division générale manque intrinsèquement de cohérence et de logique discernable. Il convient de noter que la division générale n’a mentionné aucun chiffre précis des huit années de revenus bruts et des trois années de revenus nets de l’intimé. La division générale n’a pas non plus cherché à qualifier les revenus et les profits de l’intimé comme étant élevés ou bas, ou considérables ou négligeables. Elle a seulement dit que l’intimé « avait [exploité l’entreprise] à perte en 2010, et la plupart des années depuisNote de bas de page 22  ».

[39] Ce faisant, la division générale a minimisé les revenus et les profits de l’intimé. Elle a plutôt choisi de se pencher sur une seule partie de l’affaire, c’est-à-dire les cinq années de pertes de l’intimé, qu’elle a considérées à tort comme une preuve d’invalidité. Toutefois, même si l’intimé peut avoir fait des heures de travail limitées et délégué des tâches à son personnel, il en demeure que son entreprise a généré des profits périodiques et des liquidités importantes année après année. L’incapacité de la division générale à débattre des répercussions de ces profits et liquidités représentait un chaînon manquant dans son analyse.

Réparation : Je vais substituer ma décision à celle de la division générale

Il existe deux façons possibles de réparer les erreurs de la division générale

[40] La division d’appel a le pouvoir de réparer les erreurs de la division généraleNote de bas de page 23 . Je peux renvoyer la présente affaire à la division générale pour réexamen ou rendre la décision que la division générale aurait dû rendre.

[41] Le Tribunal doit tenir l’instance de la manière la plus expéditive et équitable que les circonstances le permettent. Cela fait plus de trois ans que le ministre a remis en cause l’admissibilité de l’intimé à la pension. Renvoyer les parties devant la division générale ne ferait que prolonger l’affaire et donnerait probablement lieu à une décision semblable à la mienne.

Le dossier est complet

[42] Je suis convaincu que je peux trancher la présente affaire par moi-même. Les deux parties ont eu la possibilité de présenter leur cause à la division générale. J’ai accès à l’enregistrement complet de l’audience devant la division générale dans lequel l’intimé livre un long témoignage sur la nature de son entreprise et sa capacité à l’exploiter malgré ses détériorations. Comme le présent appel porte principalement sur des questions de droit et une mauvaise interprétation des éléments de preuve disponibles, je dispose d’assez d’information pour évaluer le bien-fondé de l’allégation du ministre selon laquelle l’intimé n’est plus invalide.

[43] Je suis donc en mesure de rendre la décision que la division générale aurait dû rendre. Selon moi, si la division générale avait accordé plus d’attention aux ventes et aux profits de l’entreprise de l’intimé, elle aurait conclu que son invalidité avait cessé d’être grave et prolongée à un moment donné.

Le revenu de l’intimé montre qu’il n’était plus invalide

[44] Comme il a été mentionné, le revenu brut provenant de l’entreprise que l’intimé a déclaré a augmenté de façon constante entre 2011 et 2017, jusqu’à ce qu’il atteigne 1,43 million de dollars avant de plafonner et de diminuer les années suivantes. L’intimé a déclaré des pertes pour bon nombre de ces années, mais il a aussi généré des revenus nets considérables en 2011, 2014 et 2017, tout en indiquant que son entreprise n’était pas un simple passe-temps.

[45] Je ne doute pas que l’intimé ait toujours des douleurs au genou et au dos ni qu’il prenne encore des médicaments pour ses douleurs. Il se peut bien qu’il travaille seulement une ou deux heures par jour et qu’il se fie à son personnel pour l’aider avec son entreprise. Toutefois, rien de tout cela ne change le fait qu’il générait des centaines de milliers de dollars en fabriquant et en vendant des meubles, et en achetant et en vendant de l’équipement, parfois de manière rentable. Même si l’intimé ne faisait pas de travail physique, l’entreprise nécessitait sa vigilance, sa supervision et ses compétences en gestion. Il fallait avoir eu l’idée de l’entreprise, concevoir les meubles et s’occuper de leur fabrication. Il fallait aussi surveiller les sites d’enchères en ligne pour les articles pouvant être vendus à profit, gérer les ventes et s’occuper de la livraison. Il fallait également superviser les membres du personnel, leur verser un salaire, et s’occuper de la comptabilité et des opérations bancaires. L’intimé était responsable de tout cela.

[46] La preuve donne à penser que l’intimé était capable de gérer une entreprise viable malgré ses problèmes de santé. Il était capable de s’occuper régulièrement de ses affaires et, même si elles n’étaient pas rentables chaque année, il a démontré une capacité à générer des revenus véritablement rémunérateurs pendant un certain temps.

Le témoignage de l’intimé donne à penser qu’il a retrouvé une certaine capacité

[47] J’ai écouté l’enregistrement de l’audience devant la division générale. J’ai entendu l’intimé témoigner longuement à propos de son entreprise, des mesures qu’il a prises et des raisons qui ont motivé ses choix. Bien que l’intimé ait tenté de minimiser sa participation dans l’entreprise, il était évident qu’il jouait un rôle actif dans ses affaires courantes.

[48] Voici comment l’intimé a décrit les débuts de son entreprise :

[traduction]
En 2010, lorsque j’ai quitté le secteur agricole, je n’ai rien fait pendant deux ans, et cela me rendait fou. J’ai donc embauché cet homme et je lui ai demandé s’il pouvait fabriquer ce genre de choses [meubles en bois rond]. Il s’est rendu dans mon atelier et a fabriqué quelques trucs. Puis, je lui ai dit de continuer à en fabriquer. J’ai ensuite embauché un chauffeur, et c’est grâce à ces meubles en bois rond que tout a commencé. Depuis les quatre ou cinq dernières années, je me suis rarement rendu dans l’atelier pour voir comment les choses allaient. En toute honnêteté, les personnes que j’ai embauchées étaient toutes soit dépendantes aux drogues, soit sans permis, soit sans abri. C’est le genre de personnes que j’ai embauchées. Je ne pouvais pas faire travailler les gens : tout le monde voulait de l’argent, beaucoup d’argent, et je ne pouvais pas leur en offrirNote de bas de page 24 .

Cet extrait indique qu’en 2010, l’intimé avait assez d’ambition et d’énergie pour se lancer dans une entreprise, malgré ses douleurs au genou et au dos. À ses débuts, l’entreprise était assez prometteuse pour que l’intimé embauche d’autres personnes. Il a conservé une équipe pendant les années suivantes. Dans son questionnaire sur le travail indépendant, l’intimé a précisé qu’il avait quatre personnes à son compte en 2010, huit en 2011, sept en 2012 et de trois à six au cours des quatre années suivantesNote de bas de page 25 . L’intimé a souligné qu’il n’avait pas le choix d’embaucher de la main‑d’œuvre non qualifiée et bon marché, mais qu’il ne dirigeait pas un organisme de bienfaisance et ne s’adonnait pas à un passe-temps. Tous les éléments de preuve donnent à penser qu’il avait lancé son entreprise pour gagner de l’argent.

[49] À un certain moment durant l’audience, le membre de la division générale a noté que l’entreprise avait été [traduction] « très rentable » pendant sa première année. L’intimé n’a pas abordé ce point directement. Il a plutôt répondu ceci : [traduction] « J’achète seulement de petits articles et j’essaie de les revendre le plus rapidement possibleNote de bas de page 26 . » Cela m’indique qu’à un moment donné, le rendement de l’entreprise était relativement élevé. Ce niveau d’activité porterait à croire que l’entreprise de l’intimé aurait besoin d’une gestion plus active, contrairement à une entreprise qui, par exemple, ne traite qu’un petit nombre d’articles de grande valeur chaque année. L’intimé a plus tard déclaré qu’il était le seul à acheter et à vendre des meubles et de l’équipement, et à s’occuper des opérations bancairesNote de bas de page 27 .

[50] Lorsqu’on lui a demandé pourquoi il avait continué d’exploiter une entreprise si elle n’était pas rentable, l’intimé a répondu ceci : [traduction] « [Je sentais] simplement que les choses allaient éventuellement changer. J’ai lancé l’entreprise pour ne plus dépendre du RPC et du gouvernement. En fait, quand on s’enfonce, on essaie de s’en sortir, mais cela n’a pas été le casNote de bas de page 28 . » Bien que son entreprise n’ait pas connu le succès qu’il espérait, l’intimé semblait avoir l’impression que ses pertes en elles-mêmes étaient la preuve de son invalidité. Ce n’est pas le cas. Comme je l’ai déjà noté, une entreprise peut perdre de l’argent pour différentes raisons. Dans le cas présent, la preuve montre que l’intimé était aux commandes d’une entreprise active et durable qui, bien qu’elle ait pu perdre de l’argent pendant quelques années, a généré d’importants revenus à d’autres moments.

Conclusion

[51] J’accueille l’appel. La division générale a commis les erreurs suivantes : (i) chercher uniquement une amélioration dans l’état de santé de l’intimé; (ii) considérer les pertes de l’entreprise de l’intimé comme une preuve d’invalidité. Selon ma propre évaluation du dossier, je suis convaincu que l’intimé a cessé d’être invalide en décembre 2010, lorsqu’il a lancé son entreprise de fabrication de meubles et de revente d’équipement. La décision initiale du ministre de mettre fin à la pension d’invalidité du RPC de l’intimé doit être maintenue.

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