Régime de pensions du Canada (RPC) – invalidité

Informations sur la décision

Contenu de la décision

[TRADUCTION]

Citation : Ministre de l’Emploi et du Développement social c CL, 2024 TSS 233

Tribunal de la sécurité sociale du Canada
Division d’appel

Décision

Partie appelante : Ministre de l’Emploi et du Développement social
Représentante ou représentant : Rebekah Ferriss
Partie défenderesse : C. L.

Décision portée en appel : Décision de la division générale datée du 16 novembre 2022 (GP-21-1299)

Membre du Tribunal : Neil Nawaz
Mode d’audience : Vidéoconférence
Date de l’audience : Le 9 février 2024
Personnes présentes à l’audience : Représentante de l’appelant
Défenderesse
Date de la décision : Le 7 mars 2024
Numéro de dossier : AD-23-160

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Décision

[1] L’appel est rejeté. La défenderesse a droit à une pension d’invalidité du Régime de pensions du Canada.

Aperçu

[2] La défenderesse est une ancienne formatrice en entreprise de 61 ans qui possède un diplôme en théologie. À la fin des années 1990, elle s’est jointe à X, un organisme sans but lucratif situé à Halifax. Elle a déménagé en Pologne, où elle est devenue cofondatrice d’une école de langue anglaise au moyen d’un programme d’études bibliques qu’elle concevait elle-même. Elle vit toujours en Pologne et continue de travailler pour X.

[3] À cause d’une dégénérescence touchant la partie inférieure de sa colonne vertébrale, la défenderesse a commencé à avoir des problèmes de mobilité et des maux de dos. Bien qu’elle ait été opérée à de nombreuses reprises, elle est maintenant confinée à un fauteuil roulant. Elle travaille encore, mais à des heures réduites et avec des mesures d’adaptation autorisées par son employeur.

[4] En février 2019, la défenderesse a demandé une pension d’invalidité du Régime de pensions du Canada. Dans sa demande, elle a précisé qu’elle ne pouvait plus travailler en raison de douleurs arthritiques au dos, de la thyroïdite de Hashimoto et de l’hypothyroïdie.

[5] Le ministre de l’Emploi et du Développement social a rejeté la demande après avoir conclu que la défenderesse n’était pas atteinte d’une invalidité grave et prolongée. Le ministre a fondé sa décision en grande partie sur le fait que la défenderesse continuait de gagner environ 30 000 $ par année, soit une somme nettement supérieure au seuil prévu par la loi.

[6] La défenderesse a fait appel du rejet du ministre au Tribunal de la sécurité sociale. La division générale du Tribunal a tenu une audience par vidéoconférence et a accueilli l’appel. Elle a reconnu que les gains de la défenderesse étaient véritablement rémunérateurs au sens du Régime de pensions du Canada, mais elle a néanmoins conclu que la défenderesse était atteinte d’une invalidité parce qu’elle travaillait pour un soi-disant « employeur bienveillant ».

[7] Le ministre a ensuite demandé la permission de faire appel à la division d’appel. En février 2023, l’une de mes collègues de la division d’appel a accordé au ministre la permission de faire appel. Plus tôt ce mois-ci, j’ai tenu une audience pour discuter en détail de l’appel du ministre.

Question en litige

[8] Pour gagner l’appel, la défenderesse devait prouver qu’il était plus probable qu’improbable qu’elle était atteinte d’une invalidité grave et prolongée. Aux termes du Régime de pensions du Canada, ces mots ont un sens très précis :

  • Une invalidité est grave si elle rend la personne régulièrement incapable de détenir une occupation véritablement rémunératriceNote de bas de page 1. Une personne n’a pas droit à une pension d’invalidité si elle est régulièrement capable de faire un travail quelconque qui lui permet de gagner sa vie.
  • Une invalidité est prolongée si elle doit vraisemblablement durer pendant une période longue, continue et indéfinie ou doit entraîner vraisemblablement le décèsNote de bas de page 2. Elle doit obliger la personne à quitter le marché du travail pendant très longtemps.

[9] Toute personne qui demande des prestations d’invalidité du Régime de pensions du Canada doit prouver que son invalidité grave et prolongée est apparue pendant sa période de protection. Dans la présente affaire, les parties ont convenu que, pour l’instant, la période de protection de la défenderesse ne prendra pas fin avant le 31 décembre 2026Note de bas de page 3.

[10] Je devais donc décider si la défenderesse était atteinte d’une invalidité grave et prolongée le jour de l’audience. Plus précisément, je devais décider si ses gains récents étaient véritablement rémunérateurs, s’ils montraient une capacité de détenir un emploi régulier et s’ils ne provenaient pas d’un soi-disant « employeur bienveillant ».

Analyse

[11] J’ai appliqué la loi pertinente à la preuve disponible et j’ai conclu que la défenderesse est atteinte d’une invalidité au sens du Régime de pensions du Canada. Compte tenu de ses antécédents et de ses caractéristiques personnelles, je suis convaincu que sa déficience physique la rend effectivement inapte au travail. Je suis aussi convaincu que la défenderesse profite de la générosité d’un employeur bienveillant, qui est prêt à payer plus que la valeur marchande pour les services qu’elle lui offre.

[12] Voici les motifs de ma décision.

La défenderesse a témoigné de façon crédible au sujet de ses déficiences

[13] À l’audience, la défenderesse a décrit en détail comment ses problèmes de santé nuisaient à sa capacité de travailler. J’ai jugé qu’elle était une témoin digne de confiance en son nom : elle a expliqué d’une façon discrète et objective que même si elle continue de travailler pour son ministère, elle accomplit une fraction de ce qu’elle pouvait faire auparavant.

[14] La défenderesse a déclaré qu’elle a des maux de dos depuis de nombreuses années. Il y a environ 15 ans, ses douleurs ont commencé à s’aggraver et elle a rapidement eu des engourdissements et des enflures dans la partie inférieure de sa jambe droite. Ces symptômes nuisaient à sa mobilité. Peu de temps après, elle utilisait un cadre de marche.

[15] L’imagerie médicale a révélé une sténose du canal lombaire grave marquée par des hernies discales. Depuis, la défenderesse a eu une série de chirurgies du dos, dont les suivantes :

  • une décompression en juin 2016;
  • une micro-décompression en juillet 2018;
  • une fusion des vertèbres L3‑5 en juin 2021.

[16] Ces chirurgies n’ont pas beaucoup réduit ses symptômes. La défenderesse a des sensations limitées aux jambes et aux pieds et elle est incapable de se tenir debout sans attelles (qu’elle ne peut pas mettre toute seule). Elle a parfois besoin d’un fauteuil roulant pour se déplacer et a fait installer un monte-escalier chez elle. Elle a aussi besoin d’aide pour les choses suivantes :

  • Quitter son appartement du deuxième étage – elle a besoin qu’une personne l’aide avec le monte-escalier. Elle ne peut pas monter un escalier sans qu’on la pousse et la soutienne par derrière, car elle se tire vers le haut en faisant passer ses deux mains une par-dessus l’autre sur la rampe.
  • Enseigner en classe – elle a besoin d’aide pour récupérer du matériel de l’imprimante, distribuer et rassembler des feuilles, transporter son ordinateur portable et ses livres, configurer sa salle de classe et sa table d’enseignement, et écrire et afficher du matériel au tableau.

[17] La défenderesse affirme qu’elle ne peut plus faire les repas, la lessive ou le ménage. Elle ne peut plus conduire. Elle ne peut plus offrir de soins pastoraux dans sa communauté. Elle dort chaque après-midi pour pouvoir terminer sa journée. Elle a même perdu une partie de sa dextérité manuelle – même avec un clavier ergonomique, elle ne peut plus taper aussi vite qu’elle le faisait auparavant.

[18] La défenderesse affirme que la dégénérescence de sa colonne vertébrale a entraîné un déficit neurologique. Ses pieds se sont tournés vers l’extérieur, ce qui a entraîné des genoux cagneux. En mai dernier, elle a eu une chirurgie reconstructive importante aux deux pieds. Le côté droit a été reconstruit lors d’une opération de fusion qui a nécessité sept vis et broches. Sur le côté gauche, elle a fait réparer un ligament.

[19] La défenderesse a passé les cinq mois suivants en rééducation, à reprendre sa force musculaire et à réapprendre à marcher. En décembre, elle a eu un remplacement du genou droit. Elle devrait aussi avoir un remplacement du genou gauche. De plus, elle devra se faire remplacer la hanche droite à un moment donné, mais elle ne sait pas quand. Elle essaie de marcher de 30 à 40 minutes par jour avec un cadre de marche. Elle ne peut pas marcher sans aide et, même si elle espère le faire de nouveau un jour, elle le considère davantage comme un rêve que comme un objectif réaliste.

Les dossiers médicaux de la défenderesse indiquent des lésions spinales importantes

[20] Une personne qui demande des prestations d’invalidité du Régime de pensions du Canada doit soumettre des éléments de preuve médicale qui montrent que des limitations fonctionnelles nuisaient à sa capacité de travaillerNote de bas de page 4. Toutefois, un diagnostic ne suffit pas à régler la question de son invalidité. Il faut plutôt voir si ses problèmes de santé l’empêchent de gagner sa vie.

[21] Dans la présente affaire, la défenderesse a soumis de nombreux éléments de preuve médicale qui confirment qu’elle a de vives douleurs au dos et des problèmes de mobilité.

[22] En juin 2016, la défenderesse a eu une décompression des vertèbres L3‑4 et L4‑5 (une procédure visant à soulager les nerfs comprimés dans la partie inférieure de la colonne vertébrale). Trois semaines après l’opération, son neurochirurgien a déclaré qu’il constatait une certaine amélioration, même si la défenderesse avait encore des douleurs et des problèmes de mobilité et d’équilibre. Elle a été considérablement déconditionnée, car sa mobilité était réduite depuis 18 moisNote de bas de page 5.

[23] Dans un rapport de suivi, le neurochirurgien a noté que même si la défenderesse avait encore des douleurs qui s’aggravaient lorsqu’elle se tenait debout et marchait, elle se portait mieux après avoir eu une déficience aussi longtemps. Il a précisé que ses symptômes sensoriels s’étaient améliorés et qu’il espérait que son équilibre ferait de même au fil du temps. Il l’a encouragée à marcher autant que possible et à faire d’autres exercices à la maisonNote de bas de page 6.

[24] Les douleurs au bas du dos de la défenderesse sont apparemment revenues, accompagnées de faiblesses et d’engourdissements récurrents dans la partie inférieure de sa jambe gauche. En juillet 2018, son neurochirurgien l’a examinée et a noté qu’elle était arrivée à sa clinique à l’aide d’un cadre de marche. Elle avait une démarche traînante et sa posture était voûtée. L’imagerie a révélé ce qui semblait être une sténose qui s’était aggravée au niveau des vertèbres L3-4 avec la compression de la queue de cheval (c’est-à-dire un ensemble de nerfs à la base de la colonne vertébrale) au-dessus de la zone qui avait été décompressée en 2016Note de bas de page 7.

[25] Une imagerie par résonance magnétique a montré qu’il restait un renflement discal de taille modérée aux vertèbres L3-4, superposé à une hypertrophie des ligaments jaunes (ligaments qui relient les vertèbres) ainsi qu’à une hypertrophie facettaire grave. L’imagerie a aussi révélé de grands changements postopératoires causant une grave sténose vertébrale et la perte totale du liquide céphalorachidien entourant les racines nerveuses de la queue de chevalNote de bas de page 8.

[26] La défenderesse a consenti à une autre décompression. En août 2018, elle est sortie de l’hôpital avec un cadre de marche à deux roues et a été autorisée à exercer [traduction] « toute activité tolérableNote de bas de page 9 ».

[27] Cependant, les problèmes de la défenderesse ont persisté. En novembre 2019, elle a été reçue en consultation pour une déformation croissante du pied droit. À l’examen, elle présentait des douleurs au pied droit et un mouvement de l’articulation de la cheville droite très limitéNote de bas de page 10. Elle a reçu un diagnostic de parésie (paralysie partielle) et d’éléphantiasis (hypertrophie). Elle a par la suite reçu une orthèse pour son pied droit.

[28] La défenderesse a vu son neurochirurgien le mois suivantNote de bas de page 11. Il a noté que son état de santé s’était détérioré malgré deux opérations de décompression lombaire. Il a remarqué qu’elle avait de la difficulté à marcher seule et qu’elle avait des faiblesses et des douleurs aux membres inférieurs. Elle avait besoin d’aide pour marcher, cuisiner et faire le ménage. Le neurochirurgien lui a de nouveau diagnostiqué une sténose du canal lombaire et une claudication (douleur causée par l’activité et un débit sanguin insuffisant), et a conclu qu’elle ne pouvait plus faire de travail missionnaire.

[29] En octobre 2020, la défenderesse a reçu une orthèse de membre inférieur personnalisée pour soutenir les articulations de sa cheville et de son genou droits, réduire la douleur et améliorer sa mobilité. L’orthèse devait aussi corriger ses genoux de plus en plus cagneux (tournés vers l’extérieur)Note de bas de page 12.

[30] La preuve médicale la plus récente au dossier est un rapport de mars 2021, dans lequel un neurochirurgien polonais a noté que la défenderesse avait une parésie dans les deux membres inférieurs et qu’elle était en fauteuil roulant. Les radiographies ont révélé une sténose critique secondaire du canal rachidien avec un faisceau de nerfs coincés et une instabilité des vertèbres L3-5. La défenderesse remplissait donc les conditions requises pour une décompression chirurgicale, mais le résultat était incertain : [traduction] « En raison de la durée de la parésie, les symptômes neurologiques pourraient être permanentsNote de bas de page 13 ».

[31] Il est clair que le dossier médical de la défenderesse est beaucoup plus volumineux que ce dont je disposais. Je présume qu’il manque de nombreux rapports parce qu’ils ont été produits à la suite des soins que la défenderesse a reçus en Pologne. Il semble que la défenderesse ait soumis certains rapports en polonais. Toutefois, ceux-ci ont été exclus du dossier parce qu’ils n’ont pas été traduits.

[32] Malgré tout, il y a assez d’éléments au dossier pour me convaincre que la défenderesse a eu des lésions importantes et progressives à la colonne lombaire. Elle s’est fait opérer au dos à trois reprises, et il semble que, malgré les espoirs et les attentes de ses médecins, aucune des interventions n’a eu un effet positif important. Comme l’ont montré des imageries successives et des rapports d’examen neurologique, la dégénérescence de sa colonne vertébrale a entraîné des problèmes de santé secondaires qui touchent ses hanches, ses genoux et ses pieds, et qui l’ont presque paralysée. La défenderesse a eu des opérations pour ces problèmes de santé et en aura d’autres, mais je ne vois pas grand-chose qui indique que ces opérations lui permettront de se rétablir complètement, même dans le meilleur des cas.

Les antécédents et les caractéristiques personnelles de la défenderesse nuisent à son employabilité

[33] D’après son témoignage et la preuve médicale, j’estime que la défenderesse n’a plus la capacité de travailler. J’en suis d’autant plus convaincu lorsque j’examine son employabilité globale.

[34] La principale affaire qui porte sur l’interprétation du terme « grave » est la décision Villani. En effet, pour décider si une personne qui demande des prestations d’invalidité est réellement atteinte d’une invalidité, le Tribunal doit la considérer comme une [traduction] « personne à part entière » dans un contexte réalisteNote de bas de page 14. L’employabilité ne doit pas être évaluée de façon abstraite, mais plutôt compte tenu de [traduction] « toutes les circonstances ».

[35] Pour décider si l’invalidité de la défenderesse est grave, je ne peux pas me contenter d’examiner ses problèmes de santé. Je dois aussi tenir compte de facteurs, comme son âge, son niveau de scolarité, ses aptitudes linguistiques, son expérience de travail et son expérience personnelle. Ces facteurs m’aident à décider si la défenderesse peut travailler dans un contexte réaliste.

[36] La défenderesse a maintenant plus de 60 ans – presque l’âge de la retraite pour la plupart des gens. Elle est bien instruite, mais elle a un diplôme dans une discipline pour laquelle il y a peu de possibilités d’emploi dans un contexte réaliste. Elle a de l’expérience en entreprise, mais le dernier poste qu’elle a occupé dans le domaine remonte à plus de 25 ans. Par conséquent, ses compétences seraient considérées comme désuètes par la plupart des employeurs potentiels.

[37] Tout cela n’enlève rien au fait qu’à tout point de vue, la défenderesse a un curriculum vitæ impressionnant. Elle a occupé un poste de cadre dans un ministère respecté pendant longtemps. Elle est la cofondatrice d’une école en Pologne et a contribué à l’élaboration de son programme d’études. Elle est enseignante et pasteure depuis deux décennies. Toutefois, elle a accompli ces choses auprès d’un organisme chrétien sans but lucratif, dans un secteur qui, pour la plupart, n’est pas ouvertement commercial et n’est pas un milieu pour les personnes soucieuses de faire carrière.

[38] À son audience, la défenderesse a demandé qui l’embaucherait. C’est une bonne question à laquelle je trouve difficile de répondre. Tout travail comportant une composante physique est hors de question. Je doute qu’il y ait beaucoup de possibilités d’emploi indépendant pour une femme de 61 ans qui, quelles que soient ses réalisations en tant qu’enseignante missionnaire, passe la plus grande partie de son temps en fauteuil roulant. En effet, j’ai la forte impression que le seul employeur pour lequel elle travaillerait à ce point-ci est celui pour lequel elle travaille déjà. Comme je l’expliquerai, c’est parce que X n’est pas un employeur ordinaire.

Les gains de la défenderesse dépassent le seuil d’une occupation véritablement rémunératrice

[39] Une personne qui demande des prestations d’invalidité du Régime de pensions du Canada doit être régulièrement incapable de détenir une occupation véritablement rémunératrice. L’un des plus gros obstacles pour la défenderesse est le fait que, malgré ses problèmes de santé, elle continue de gagner assez d’argent pour subvenir à ses besoins, quoique modestement.

[40] L’article 68.1 du Règlement sur le Régime de pensions du Canada associe une occupation « véritablement rémunératrice » à une valeur en dollars précise, selon l’année. Tous gains supérieurs à la somme annuelle maximale qu’une personne peut recevoir à titre de pension d’invalidité sont réputés être véritablement rémunérateurs.

[41] Les parties conviennent que la défenderesse a gagné les sommes suivantes depuis que ses problèmes de santé se sont aggravésNote de bas de page 15 :

Année Revenus déclarés Somme maximale versée à titre de pension d’invalidité
2016 19 527 $ 15 489 $
2017 19 527 $ 15 763 $
2018 22 797 $ 16 030 $
2019 25 189 $ 16 354 $
2020 25 260 $ 16 677 $
2021 27 774 $ 17 025 $
2022 27 811 $ 17 610 $

[42] Il est évident que les gains de la défenderesse ont largement dépassé la somme maximale permise pendant plusieurs années consécutives. Toutefois, cela ne règle pas la question. Elle peut quand même prouver son admissibilité à la pension d’invalidité du Régime de pensions du Canada si elle arrive à montrer qu’elle a un employeur bienveillant.

X est un employeur bienveillant

[43] Selon la jurisprudence, il faut tenir compte de la preuve d’un employeur bienveillant lorsqu’une personne qui demande des prestations du Régime de pensions du Canada demeure sur le marché du travail malgré son invalidité présuméeNote de bas de page 16. Le Régime de pensions du Canada ne fait aucune référence à un employeur bienveillant, mais selon la décision Atkinson de la Cour d’appel fédérale, le fait d’offrir des mesures d’adaptation à une personne employée ne signifie pas nécessairement qu’un employeur est bienveillant. Pour qu’un employeur soit considéré comme bienveillant, les mesures d’adaptation doivent dépasser ce qui est attendu d’un employeur dans l’ensemble du marché du travail.

[44] Selon la décision Atkinson, il faut tenir compte de certains critères pertinents pour conclure qu’un employeur est bienveillant, notamment :

  1. (i) si le travail de la personne était productif;
  2. (ii) si le travail qu’on attendait de la personne était beaucoup moins exigeant que le travail qu’on attendait des autres personnes employées;
  3. (iii) si la personne a bénéficié de mesures d’adaptation qui dépassaient ce qui était attendu d’un employeur dans un milieu de travail concurrentiel;
  4. (iv) si l’employeur a éprouvé des difficultés à la suite de ces mesures d’adaptation;
  5. (v) si l’employeur était satisfait du rendement au travail de la personne.

[45] Bien que le fardeau de la preuve revienne en général au ministre, il existe une présomption, valide jusqu’à preuve du contraire, selon laquelle un employeur obtient quelque chose comme la juste valeur en échange du salaire ou du traitement qu’il verse à son personnelNote de bas de page 17. Autrement dit, c’est à la personne qui demande des prestations d’invalidité de montrer que son employeur est bienveillant et donc prêt à accepter moins pour son argent.

[46] Tout bien considéré, je conclus que la défenderesse a satisfait aux critères de la décision Atkinson.

La défenderesse n’est plus aussi productive qu’avant

[47] La défenderesse continue de recevoir un plein salaire, même si, de toute évidence, elle ne fait qu’une fraction du travail qu’elle effectuait il y a quelques années.

[48] À la division générale, la défenderesse a déclaré qu’elle ne peut pas travailler sans prendre de longues pauses. Elle fait des siestes chaque après-midi. Elle conserve de l’énergie pour son imagination. Elle a précisé que sa charge de travail était deux fois moins importante qu’avant l’apparition de ses problèmes de santé. Elle a présenté des témoins qui ont déclaré que sa charge de travail était encore moins grande que cela.

[49] La défenderesse a déclaré qu’elle enseignait habituellement huit cours par semaine. Chaque été, elle mettait au point et publiait elle-même le nouveau programme de l’année. Elle dirigeait l’équipe et supervisait les bénévoles. Elle était la première pasteure de la communauté et dirigeait l’église missionnaire. Elle a estimé que toutes ces activités nécessitaient au moins 60 heures par semaine.

[50] La défenderesse soutient que ses problèmes de santé ont nettement réduit sa productivité. Elle espère reprendre la charge de travail qu’elle avait avant ses opérations aux pieds l’an dernier. À ce moment-là, elle donnait deux cours du matin et deux cours du soir par semaine de deux heures chacun, ainsi que deux autres séances dans lesquelles elle jouait le rôle de partenaire de discussion avec ses élèves. Elle avait l’habitude de s’occuper de tous les aspects du programme d’études, mais récemment, elle ne faisait que proposer des idées au cours de ce qu’elle appelait un [traduction] « remue‑méninges de groupe ». Elle exerçait toujours son travail de pastorale, mais selon un horaire réduit. Elle prenait un café et discutait officieusement avec les membres de la congrégation de deux à trois heures par semaine. Elle a dit qu’elle ferait cette activité même si elle n’était pas payée.

[51] D’après ce témoignage, je suis convaincu que les déficiences de la défenderesse ont considérablement réduit sa productivité. Je ne nie pas que la défenderesse ait encore une certaine capacité, mais celle-ci est bien moindre qu’auparavant. À mon avis, X n’obtient plus la même valeur qu’avant en échange du salaire qu’il verse toujours à la défenderesse.

[52] La diminution de la valeur de la défenderesse en tant qu’employée est encore plus prononcée si je tiens compte du fait que X consacre une partie de ses ressources limitées à des mesures d’adaptation extraordinaires afin de permettre à la défenderesse d’être au moins fonctionnelle.

La défenderesse bénéficie de mesures d’adaptation extraordinaires

[53] La preuve montre que la défenderesse est capable de travailler autant qu’elle le fait seulement parce qu’elle reçoit un soutien physique constant de la part de la communauté dans laquelle elle vit et travaille. La défenderesse bénéficie de ce que j’appellerais des mesures d’adaptation ordinaires : elle peut faire des pauses, se reposer et travailler à son propre rythme. Cependant, pour diverses raisons, X lui accorde aussi des mesures d’adaptation extraordinaires qui dépassent ce qui est attendu d’un employeur dans un milieu de travail concurrentiel :

  • La défenderesse reçoit l’aide d’une préposée aux services de soutien à la personne à temps plein pour l’aider tout au long de la journée. Dans le cadre de son mandat de bienfaisance, X finance des stages en milieu de travail pour les personnes réfugiées ukrainiennes et a aussi créé un poste expressément pour aider la défenderesse dans ses activités quotidiennes. La personne réfugiée qui occupe le poste vit notamment sur place, aide la défenderesse à sortir du lit, lui donne son bain et l’aide à mettre ses vêtements. Elle l’aide ensuite à descendre les escaliers de son appartement et à monter les escaliers jusqu’à la salle de classe, qui sont tous deux situés dans le même complexe.
  • La défenderesse a besoin de l’aide d’une personne bénévole ou du personnel enseignant de l’école pour effectuer des tâches simples, comme configurer sa salle de classe, récupérer du matériel de l’imprimante, distribuer et rassembler des feuilles, et transporter son ordinateur portable et ses livres.

[54] La capacité de travail de la défenderesse est facilitée par ses conditions de logement uniques. Elle vit et travaille dans l’enceinte du ministère, entourée de collègues qui peuvent l’aider et qui acceptent de le faire. Je doute que la défenderesse puisse continuer à enseigner si elle vivait de façon autonome et devait, comme la plupart des gens, se lever, se préparer et se rendre au travail par elle-même.

Les mesures d’adaptation de la défenderesse causent des difficultés à son employeur

[55] Le ministre soutient que les mesures d’adaptation accordées à la défenderesse ne causent pas nécessairement de difficultés à X. Il fait remarquer, par exemple, que X dépenserait des fonds au profit des personnes réfugiées ukrainiennes, que l’une d’elles ait ou non été chargée d’aider la défenderesse.

[56] Je ne vois pas les choses de cette façon. La décision de X de garder la défenderesse en poste a entraîné des coûts réels.

[57] X prévoit des fonds pour aider les personnes réfugiées, mais si l’école n’avait pas d’enseignante avec une déficience, ces fonds pourraient être mieux utilisés, plutôt que d’être versés pour garder la défenderesse en poste. Le personnel de l’école pourrait aussi gérer son temps de façon plus productive, plutôt que d’avoir à aider la défenderesse à accomplir ses tâches.

[58] À la division générale, l’un des témoins de la défenderesse était P. B., un ancien membre du conseil d’administration de X. Il a confirmé que de garder la défenderesse en poste représente un coût sur la productivité globale de la mission. Il a ajouté que l’organisme sera incapable de maintenir à long terme les ressources de soutien nécessaires à la défenderesse. Il a dit que cette situation n’était pas viable pour un organisme qui fonctionne avec un budget serré.

[59] P. B. a déclaré qu’en tant qu’organisation chrétienne, X ressentait l’obligation morale de garder la défenderesse en poste malgré sa baisse de productivité. Il a dit que le conseil d’administration n’avait pas ajusté son salaire pour tenir compte de sa charge de travail allégée parce qu’elle n’avait jamais été élevée au départ. En reconnaissance de ses années de service, le conseil d’administration était donc prêt à lui fournir du soutien lorsqu’elle en avait le plus besoin. Cela semblait être un [traduction] « petit geste de bienveillance » compte tenu de ses années de dévouement.

L’employeur de la défenderesse a des sentiments mitigés au sujet de son rendement au travail

[60] X a choisi de tolérer, voire d’accepter, les limitations de la défenderesse. Cependant, il l’a fait pour de bonnes raisons :

  • la défenderesse est amie non seulement avec ses collègues, mais aussi avec les membres du conseil d’administration;
  • la défenderesse est l’une des cofondatrices de la mission polonaise, et cet héritage lui a valu une bonne réputation;
  • la défenderesse est devenue en quelque sorte une figure de proue de l’organisation et sert d’atout dans ses campagnes de financement.

[61] Pour les raisons qui précèdent, X peut raisonnablement être qualifié d’employeur bienveillant. Il dépense plus de ressources pour moins de travail parce que la défenderesse est une amie de longue date de plusieurs responsables. Les responsables ne veulent pas être peu charitables envers une personne qui a tant fait pour leur organisation au fil des ans.

[62] J’accorde du poids à une lettre de S. D., le président actuel du conseil d’administration de X. Voici ce qu’il a écrit :

[traduction]
Lors de mes dernières visites à notre école en février et en mars, j’ai pu constater le déclin continu de [la défenderesse] et toutes les mesures prises par le personnel enseignant pour répondre à ses besoins. Je sais qu’elle ne disposerait pas des mêmes mesures d’adaptation dans une autre école ou un autre milieu de travail. Cela coûterait trop cher et constituerait un fardeau pour l’équipeNote de bas de page 18.

[63] X considère la défenderesse comme une figure de stabilité et de continuité. Toutefois, elle n’a cette valeur que pour X. Il ne faut pas confondre le fait que l’organisation tire de la valeur de sa relation continue avec la défenderesse avec la valeur qu’elle pourrait avoir dans un milieu de travail concurrentiel. De plus, la valeur de la défenderesse à ce stade-ci ne provient pas de ce qu’elle accomplit, mais de qui elle est. Selon le Régime de pensions du Canada, l’invalidité découle d’une incapacité à exercer régulièrement une occupation véritablement rémunératrice, terme qui donne à penser non pas à l’incarnation passive d’un idéal, mais à l’exercice actif de fonctions régulières.

L’invalidité de la défenderesse est prolongée

[64] La preuve montre que la défenderesse ressent depuis longtemps des douleurs au bas du dos, causées par des changements dégénératifs à sa colonne lombaire. Ses problèmes de santé se sont aggravés en 2016 et ont mené à trois interventions chirurgicales qui, d’après ce que je peux voir, n’ont apporté qu’une légère amélioration. De plus, les problèmes de dos de la défenderesse ont surchargé ses membres inférieurs, ce qui a mené à deux interventions supplémentaires aux pieds. D’autres interventions sont aussi prévues pour ses genoux et ses hanches.

[65] Cette succession d’interventions chirurgicales est en soi un signe que l’état de santé de la défenderesse est irréversible et réfractaire. Le neurochirurgien canadien de la défenderesse a indiqué que ses problèmes de santé sont là pour de bonNote de bas de page 19. Son neurochirurgien polonais l’a informée que, compte tenu du temps qui s’est écoulé depuis l’apparition de ses problèmes de santé, ses symptômes neurologiques pourraient être permanentsNote de bas de page 20.

[66] Les douleurs au dos et aux pieds de la défenderesse, combinées à son âge et à son expérience de travail limitée, ont rendu la défenderesse inapte au travail. Il est difficile de voir si son état de santé pourra s’améliorer de façon significative, même avec des interventions chirurgicales supplémentaires, de nouveaux médicaments ou des thérapies non conventionnelles. À mon avis, ces facteurs indiquent que l’invalidité de la défenderesse est prolongée.

Conclusion

[67] Il s’agit d’un cas inhabituel où l’employeur continue de verser un salaire normal à une employée malgré la baisse importante de sa productivité. Bien sûr, X n’est pas un employeur régulier, et la défenderesse n’est pas une employée régulière.

[68] X est un organisme de bienfaisance chrétien qui est redevable à la défenderesse pour avoir cofondé et créé sa mission à l’étranger. La défenderesse se consacre à X depuis 25 ans, et il est clair que sa vie et son travail sont indissociables.

[69] La défenderesse a des déficiences importantes au dos et aux pieds qui, compte tenu de son âge et de son expérience de travail limitée, l’empêcheraient d’exercer tout emploi régulier et véritablement rémunérateur sur le marché du travail concurrentiel. Elle a réussi à continuer de toucher son salaire précisément parce qu’elle n’est pas sur le marché du travail concurrentiel. Elle vit et travaille dans un milieu adapté, qu’elle a elle-même aidé à créer et qui est supervisé par un conseil d’administration qui apprécie ses contributions antérieures. Toutefois, le conseil reconnaît aussi que le travail qu’elle est encore capable d’accomplir ne contribue pas grandement à l’organisation, surtout compte tenu des mesures d’adaptation extraordinaires qui sont nécessaires pour lui permettre d’être au moins fonctionnelle. Je suis convaincu que X éprouve de réelles difficultés financières en raison de ces mesures d’adaptation.

[70] Je conclus que la défenderesse est atteinte d’une invalidité depuis juin 2016, le mois où elle s’est fait opérer au dos pour la première fois. Comme le ministre a reçu sa demande de prestations en octobre 2019, la défenderesse est réputée invalide à compter de juillet 2018Note de bas de page 21. Par conséquent, la pension d’invalidité du Régime de pensions du Canada est payable à partir de novembre 2018Note de bas de page 22.

[71] Le ministre n’a pas prouvé ses prétentions. L’appel est rejeté.

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