Assurance-emploi (AE)

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Décision

[1] L’appel est accueilli.

Aperçu

[2] Suite à un manque de travail, l’appelante a établi une période de prestations prenant effet le 5 janvier 2014. Le mois suivant, en raison de son état de santé, elle a demandé de convertir ses prestations régulières en prestations de maladie pour une durée indéterminée, ce qui lui a été accordé. Sous les recommandations de son médecin, l’appelante a effectué un retour progressif au travail le 19 mars 2014 à raison de trois jours par semaine. Elle a donc continué d’être prestataire de prestations de maladie alors qu’elle effectuait quelques journées de travail dans le cadre de son retour progressif au travail. Pour 6 des semaines de prestations de maladie que l’appelante a reçue, elle a déclaré des gains d’emploi provenant des heures effectuées en retour progressif. La Commission de l’assurance-emploi (la Commission) a déduit des prestations de l’appelante chaque dollar reçu par celle-ci à titre de revenu, conformément à l’article 21(3) de la Loi sur l’assurance-emploi (la Loi).

[3] L’appelante soutient que cette disposition du régime d’assurance-emploi est discriminatoire à l’égard des personnes qui sont en retour progressif au travail puisque tous les revenus des prestataires de prestations de maladie sont déduits de leurs prestations alors que les revenus des prestataires recevant des prestations régulières ne sont que partiellement déduits des prestations. Elle soutient de plus qu’une personne qui est en situation de retour progressif au travail est une personne ayant des problèmes de santé et donc que la discrimination vécue est fondée sur les déficiences mentales ou physiques, motif protégé par la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte), précisément à son article 15.

[4] L’appelante soutient par ailleurs que les personnes dans l’impossibilité de travailler à temps plein pour des raisons de santé forment déjà un groupe particulièrement vulnérable et se voient imposer un fardeau supplémentaire en voyant leurs prestations réduites davantage qu’une personne qui est capable de travailler à temps ou qui ne souffre d’aucune déficience. Finalement, l’appelante est d’avis que l’effet de l’article 21(3) de la Loi empêche les personnes malades en retour progressif d’être traitées de façon égale aux personnes en santé et donc qu’il accentue la distinction entre les deux groupes de façon arbitraire et artificielle.

[5] L’intimée de son côté reconnait que le traitement de la rémunération prévu à la Loi est différent selon que les prestataires sont capables ou incapables de travailler. Elle admet ainsi que la Loi établit une distinction basée sur la déficience physique ou mentale relativement au traitement de la rémunération. Cependant, l’intimée plaide que l’appelante n’a pas réussi à démontrer que la différence de traitement de la rémunération entre les deux groupes constitue de la discrimination au sens de l’article 15(1) de la Charte, notamment parce qu’elle n’a pas prouvé qu’elle faisait partie d’un groupe ayant un désavantage préexistant, que la distinction soulevée n’est absolument pas arbitraire et qu’elle ne compromet pas de droits importants. L’intimée soutient de plus que si le Tribunal concluait que le paragraphe 21(3) de la Loi viole le droit à l’égalité protégé par la Charte, cette distinction se justifierait dans des limites raisonnables et dans le cadre d’une société libre et démocratique.

Questions préliminaires

[6] L’appel a été entendu préalablement par la division générale du Tribunal et a été porté à la division d’appel du Tribunal. La division d’appel a conclu que la division générale avait refusé d’exercer sa compétence en ne se prononçant pas sur la question de la Charte. Elle a donc renvoyé le dossier à la division générale pour qu’elle procède à une audience et se prononce uniquement sur la question de la Charte.

Questions en litige

[7]  Le Tribunal doit trancher les questions suivantes :

  1. Est-ce que les effets de l’article 21(3) de la Loi voulant que les revenus d’emploi de l’appelante soient déduits en totalité lors de sa période des prestations de maladie constituent un traitement discriminatoire fondé sur sa déficience physique, violant ainsi son droit à l’égalité garanti à l’article 15(1) de la Charte?
  2. Dans l’affirmative, la violation est-elle justifiable aux termes de l’article 1 de la Charte?
    1. L’objectif de la Loi se rapporte-t-il à des préoccupations urgentes et réelles?
    2. Le moyen utilisé pour atteindre l’objectif législatif est-il raisonnable et peut-il se justifier dans une société libre et démocratique?

Analyse

[8]  La Constitution canadienne établit les règles de droit du pays. Elle constitue l’autorité suprême à l’égard de toute autre disposition législative canadienne. Fait partie de la constitution canadienne la Charte canadienne des droits et libertés qui protège les droits de la personne, notamment en offrant une garantie à l’égalité. En effet, le paragraphe 15(1) de la Charte prévoit que la loi s'applique également à tous, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiquesNote de bas de page 1.

Question en litige no 1 : L’article 21(3) de la Loi est-il discriminatoire au sens du paragraphe 15(1) de la Charte?

[9]  C’est dans l’arrêt AndrewsNote de bas de page 2 qu’en 1989 la Cour suprême du Canada s’est penchée pour la première fois sur l’application de l’article 15 de la Charte. Le juge McIntyre a établi que l’objet de l’article 15 était de «garantir l’égalité dans la formulation et l’application de la loi». Il a de plus précisé qu’il s’agissait d’une protection de l’égalité réelle et non du concept d’égalité formelle.

[10] La Cour Suprême du Canada dans Andrews a par ailleurs précisé que le fait qu’une loi prévoit que certains individus soient traités différemment ne fait pas en sorte qu’elle porte automatiquement atteinte au droit à l’égalité de l’article 15. Le juge McIntyre a indiqué qu’en plus d’être différent entre les personnes, le traitement devait être reconnu comme ayant un effet discriminatoire.

[11] Ce qui constitue un traitement discriminatoire a par la suite fait l’objet de plusieurs débats et quelques décisions subséquentes de la Cour Suprême du Canada établissant différents critères et tests à appliquer lors d’une analyse relativement à l’article 15 de la Charte. Plus récemment, les arrêts KappNote de bas de page 3et WhitlerNote de bas de page 4 sont venus préciser le test à appliquer aux contestations en vertu de l’article 15 en mettant à l’avant-plan plus que jamais l’importance du concept d’égalité réelle et de la prise en compte des facteurs contextuels de chaque affaire.

[12] En l’espèce et pour les raisons qui suivent, je conclus que l’appelante a démontré que l’article 21(3) est discriminatoire. Je m’appuie particulièrement sur l’arrêt Whitler et Québec c. ANote de bas de page 5 de la Cour Suprême du Canada pour effectuer mon analyse du présent cas en répondant à la question en deux temps.

A) Est-ce que l’article 21(3) de la Loi crée une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue?

[13] En février 2014, l’appelante est passée du régime de prestations régulières d’assurance-emploi au régime de prestations de maladie en raison d’une affection aux mains qui l’empêchait d’être capable de travailler. Environ un mois plus tard, sa condition s’étant améliorée et suivant les conseils de son médecin, l’appelant a recommencé à travailler de façon progressive tout en continuant d’être prestataire de prestations de maladie. Elle a donc fait état de ses revenus lors de ses déclarations en ligne et par l’application de l’article 21(3) de la Loi, la totalité de ces gains a été déduite de ses prestations. En effet, la Loi prévoit que lorsqu’un « …prestataire reçoit une rémunération pour une partie d’une semaine de chômage durant laquelle il est incapable de travailler par suite d’une maladie, d’une blessure ou d’une mise en quarantaine, le paragraphe 19(2) ne s’applique pas et, sous réserve du paragraphe 19(3), cette rémunération est déduite des prestations afférentes à cette semaine. »

[14] L’article 19(2) de la Loi prévoit que lorsqu’un prestataire reçoit une rémunération durant une semaine de chômage une partie seulement sera déduite de ses prestations.Note de bas de page 6 Il est donc clair que les prestataires de prestations de maladie sont exclus de l’application de l’article 19(2) de la Loi. Les prestataires sous le régime des prestations spéciales de maladie se voient donc déduire 100% de leur rémunération durant leur période de prestations alors que les autres types de prestataires peuvent gagner un certain montant de revenu sans qu’il soit déduit de leurs prestations. Autrement dit, si deux prestataires d’assurance-emploi travaillent, disons une journée durant leur semaine de prestations, leurs revenus de cette journée de travail n’auront pas le même impact sur leurs prestations dépendamment qu’il soit sous le régime de prestations régulières ou bien de maladie.

[15] L’intimée reconnait que la déduction de la rémunération est faite de manière différente pour les prestataires de maladie comparativement aux prestataires de prestations régulières, parentales, de compassion et de parents d’enfants gravement malades qui sont capables de travailler.

[16] Il est donc admis par les parties que l’appelante se voit appliquer un traitement différent des autres types de prestataires relativement à la déduction des revenus d’emploi du fait qu’elle reçoit des prestations de maladie. Je suis d’accord qu’en excluant les prestataires de prestations de maladie de l’avantage conféré par l’article 19(2), il est établi que la Loi crée cette une distinction de traitement.

Sur quel motif la distinction est-elle basée?

[17] L’appelante soutient que la discrimination qu’elle allègue repose sur un motif explicitement énuméré au paragraphe 15(1) de la Charte, soit la déficience. Elle soutient que l’affection aux mains dont elle souffre constitue une déficience physique. J’accepte la définition de déficience physique proposée par l’appelante, dégagée de décisions relatives à l’application de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne (charte québécoise).Note de bas de page 7 Je suis d’accord que les deux Chartes poursuivent les mêmes objectifs et donc que les notions sont à traiter de la même façon. Ainsi, la déficience ou le handicap doit être compris comme toute anomalie physique ou psychologique pouvant potentiellement entraîner des limitations dans la capacité à exercer un travail ou même la simple perception qu’une telle anomalie constitue une limitation.

[18] Je conclue que l’affection aux mains de D. G. a entraîné des limitations sur sa capacité à travailler et par conséquent constitue une déficience. J’estime donc que l’appelante a établi que la distinction créée par l’article 21(3) de la Loi est fondée sur la déficience, un motif énuméré à l’article 15(1) de la Charte.

[19] Je note que l’intimé ne s’est pas objecté pas au fait que l’appelante fasse partie d’un groupe ayant une déficience, reconnaissant sa condition et ses limitations. Elle a admis que le traitement de la rémunération diffère selon que les prestataires sont capables ou incapables de travailler et donc que la Loi établit une distinction basée sur la déficience physique ou mentale.

B) La distinction crée-t-elle un désavantage par la perpétuation d’un préjugé ou l’application de stéréotypes?

[20] Tel que mentionné plus haut, la Cour suprême a bien établi que le fait que des groupes de personnes soient traités différemment ne constitue pas en soi une atteinte aux droits garantis au paragraphe 15(1) de la CharteNote de bas de page 8. En effet, la protection offerte par l’article 15 de la Charte sera mise en œuvre seulement en présence de discriminationNote de bas de page 9. De façon générale, un désavantage discriminatoire est celui qui perpétue un préjugé ou qui applique un stéréotypeNote de bas de page 10. Chaque cas est cependant un cas d’espèce qui doit être analysé en tenant compte des circonstances et du contexte propre à chacun.

[21] Tout d’abord, je reconnais la qualification de témoin-expert de M. Andrew M. Brown, directeur général intérimaire, Politique de l’assurance-emploi. J’estime qu’il a été démontré qu’il est qualifié pour témoigner sur l’histoire et le contexte du programme d’assurance-emploi et de l’intention du législateur lors d’adoption de diverses mesures, telles que les prestations spéciales. Je note qu’il a occupé les fonctions de Directeur, prestations spéciales, politiques de l’assurance-emploi de 2014 à 2016. Son éclairage à propos des fondements des prestations spéciales, notamment des prestations de maladie est utile à la présente question en litige.

[22] M. Brown a témoigné à l’effet que divers projets-pilotes ont été mis en place au cours des dernières années afin d’encourager les travailleurs à retourner au travail. Il a été impliqué personnellement dans le développement de ces programmes. Il indique que les prestations spéciales de maternité et de maladie sont d’abord en place pour prendre soin de soi-même et permettre à une personne de se rétablir physiquement pour réintégrer le marché du travail. Pour obtenir des prestations de maladie, un prestataire doit être incapable de travailler pour des raisons de blessure, lésions ou quarantaine et doit avoir une note médicale attestant cela. Contrairement aux bénéficiaires de prestations régulières, il n’est pas nécessaire de faire des démarches de recherche d’emploi.

[23] M. Brown a expliqué que des règles régissent les situations où un prestataire reçoit un salaire. Il affirme que les règles ont toujours eu pour but d’encourager les travailleurs à accepter du travail lorsqu’ils n’en ont pas. En l’espèce, en 2014, les règles étaient que pour chaque dollar gagné, 50 cents étaient déduits des prestations. Cette règle s’appliquait pour les prestations régulières, de pêcheurs, parentales et de compassion. Dans le cas de prestations de maladie, pour chaque dollar gagné, c’était la totalité du dollar qui était déduite des prestations.

[24] Pour expliquer cette distinction, M. Brown affirme que la mesure offerte pour les cas de prestations régulières a été mise sur pied pour encourager les gens à accepter du travail. Il affirme de plus que dans le cas de prestations de compassion ou parentales, les prestataires ont la capacité de travailler et les mesures ont pour but d’encourager le maintien du lien avec l’emploi. Il soutient par ailleurs que dans l’esprit du programme, les prestataires de maladie ou de maternité ne sont pas capables de travailler et le régime ne souhaite pas les inciter à retourner au travail. En effet, il indique que le régime ne souhaite pas encourager ou inciter les personnes jugées incapables de travailler à accepter du travail.

Effets discriminatoires

[25] La Cour Suprême du Canada a énuméré 4 facteurs contextuels à prendre en considération lors de l’analyse des effets discriminatoires reliés à la perpétuation d’un préjugé ou de stéréotypesNote de bas de page 11 :

  • Le désavantage préexistant, le cas échéant, du groupe demandeur
  • Le degré de correspondance entre la différence de traitement et la réalité du demandeur;
  • Si la loi ou le programme a un objet ou un effet d’amélioration;
  • La nature du droit touché.

[26] À propos de ces quatre facteurs, l’intimé soumet que l’appelante n’a pas fait la preuve d’un désavantage préexistant du groupe visé, notamment parce qu’elle n’a soumis aucune preuve à cet effet. Elle soutient que des éléments tendant à prouver qu’un demandeur ou son groupe d’appartenance a été historiquement désavantagé sont requis pour établir une violation du paragraphe 15(1) de la Charte, tel que noté par la Cour Suprême dans Taypotat.Note de bas de page 12 Elle soutient de plus que l’appelante a fourni des preuves anecdotiques de sa situation sans faire la démonstration que les personnes dans l’impossibilité de travailler à temps plein à cause de maladies représentent un groupe ayant un désavantage préexistant, une vulnérabilité ou un stéréotype au sens de l’article 15 de la Charte.

[27] L’intimée soutient de plus qu’elle a démontré une correspondance entre la disposition et la situation du demandeur. Elle soutient que dans la mesure où les prestations de maladie sont en place pour les gens qui démontrent d’abord qu’ils sont incapables de travailler, tel que confirmé par Monsieur Brown, la correspondance est établie entre le fait de ne pas développer d’incitatif à travailler pour les gens qui ne peuvent pas à la base travailler. L’intimée est d’avis que la mesure prévue à l’article 21(3) de la Loi correspond aux capacités et aux besoins des prestataires malades qui sont par définition incapables de travailler. Elle estime que de soumettre un prestataire malade à un incitatif à travailler serait contraire à sa situation et pourrait entraver son rétablissement.

[28] L’intimée argue aussi que l’appelante n’a pas prouvé que la mesure prévue à l’article 21(3) de la Loi compromet des droits importants. L’appelante a soulevé être désavantagée économiquement par rapport aux prestataires de prestations régulières, alors que selon l’intimé un désavantage économique n’est pas suffisant pour établir une discrimination.

[29] Pour ce qui est du dernier facteur, la nature du droit touché. L’intimée n’a pas fourni de soumission puisqu’elle estime ce critère non pertinent en l’espèce. Je suis d’accord. Le quatrième facteur concerne les cas où des mesures sont prises avec comme but d’améliorer les conditions de groupes encore plus désavantagés que le groupe requérant. Ce n’est pas le cas du présent dossier. L’analyse de cet aspect serait donc futile.

[30] De son côté, l’appelante note que la Cour Suprême dans Québec c A a établi que « ce qu’il faut c’est déterminer si la distinction a pour effet de perpétuer un désavantage arbitraire à l’égard du demandeur, du fait de son appartenance à un groupe énuméré ou analogue. » Elle soutient donc qu’il n’est plus nécessaire pour établir le caractère discriminatoire de la distinction de prouver la perpétuation de stéréotypes et/ou l’atteinte à la dignité, mais qu’il s’agit surtout d’évaluer chaque situation en tenant compte des faits.

[31] L’appelante soutient que la Loi fait abstraction du fait que les personnes dans l’impossibilité de travailler à temps plein à cause de maladies forment déjà un groupe particulièrement vulnérable, de par la précarité économique que celle-ci peut provoquer, pour leur imposer un fardeau supplémentaire. Elle soutient à cet effet que le fardeau supplémentaire émane du fait que la Loi est plus sévère à son endroit en réduisant ses prestations davantage que les personnes qui ne sont pas malades et qui pourraient travailler à temps plein. L’appelante soumet que la Cour Suprême a énoncé que l’égalité garantie par la Charte exige que la Loi permette à tous de bénéficier des mêmes avantagesNote de bas de page 13. Elle ajoute que l’article 21(3) a des effets discriminatoires puisqu’elle empêche les personnes malades en retour progressif d’être traitées de façon égale aux personnes en santé.

Mes conclusions sur l’effet discriminatoire : l’application de stéréotype

[32] Afin de rendre mes conclusions, j’ai suivi les enseignements du juge Lebel dans Québec c A, à l’effet qu’il faille faire « …un examen contextuel. Cet examen doit se faire du point de vue de la personne raisonnable qui se trouve dans une situation semblable à celle du demandeur et qui tient compte du contexte pertinent. »Note de bas de page 14 Il indique qu’il y a deux façons de prouver une inégalité réelle et par le fait même la discrimination. La première est de démontrer que la mesure désavantageuse contestée perpétue un préjugé à l’égard des membres d’un groupe visé par le paragraphe 15(1) de la Charte. La deuxième façon est de démontrer que le désavantage imposé par la mesure législative repose sur un stéréotype du groupe du demandeurNote de bas de page 15.

[33] En l’espèce, je conclus que les effets de l’article 21(3) de la Loi sont discriminatoires puisqu’ils reposent sur un stéréotype.

[34] Les quatre facteurs énoncés par le juge Iacobucci dans Law ont maintenu leur pertinence dans l’évolution de la jurisprudence de la Cour Suprême du Canada relativement à l’analyse de la discrimination. Il convient donc toujours de les considérer. Cependant, un assouplissement de l’application de ces critères se dégage des plus récentes décisions de la Cour Suprême du CanadaNote de bas de page 16. En effet, une application moins rigide et moins systématique de ces critères est maintenant recommandée. Le juge Lebel dans Québec c A a précisé que les facteurs étaient utiles, mais qu’ils n’étaient pas exhaustifs et que chaque critère n’avait pas nécessairement à être évalué pour chaque allégation de discriminationNote de bas de page 17. Une grande place au contexte de chaque affaire est maintenant requise. Il ajoute même que le contexte est critique (mon soulignement) à l’analyse de chaque casNote de bas de page 18. C’est l’approche que j’ai appliquée à mon raisonnement.

[35] En l’espèce, en ce qui a trait au premier facteur (le désavantage préexistant du groupe du demandeur), je reconnais que l’appelant n’a fourni aucune preuve d’un désavantage historique des personnes ayant une déficience physique. J’estime que le désavantage historique des personnes souffrant de déficience pourrait facilement faire l’objet de la connaissance d’office par le Tribunal. Il me parait évident que ce groupe de personnes a connu leur lot d’obstacles dans notre sociétéNote de bas de page 19. Toutefois, ce fait n’étant pas reconnu par l’intimé il serait imprudentNote de bas de page 20 d’appliquer la connaissance d’office au premier facteur. Je conclus donc que le désavantage préexistant n’a pas été démontré. Cependant, j’accorde peu de poids à ce facteur puisque j’estime qu’il n’est pas déterminant dans le contexte précis du présent litige. D’ailleurs, le juge Lebel a indiqué que « Bien qu’il soit utile de démontrer l’existence de préjugés ayant historiquement affecté certains individus ou catégorie de personnes afin d’établir que la loi contestée impose actuellement un désavantage par la perpétuation d’un préjugé, une telle démonstration n’est pas obligatoire »Note de bas de page 21.

[36] J’accorde par contre un poids important au deuxième facteur soit celui de la correspondance. J’estime que ce facteur permet une analyse approfondie du contexte de l’appelante et de la disposition attaquée. De plus, la Cour Suprême du Canada a réitéré dans Québec c A que «Dorénavant, il apparaît plus clairement que ce facteur permet d’évaluer si la distinction crée un désavantage par l’application de stéréotypes»Note de bas de page 22.

[37] J’accepte le témoignage de M. Brown à l’effet que le législateur a mis en place son régime de prestations de maladie pour les personnes qui ne peuvent pas travailler en raison de leur condition médicale. Je comprends aussi que le législateur ait pu avoir l’intention de ne pas inciter les prestataires malades à travailler. Cependant, j’estime que la correspondance ainsi expliquée par l’intimé n’est pas cohérente avec l’application qu’elle en fait de la Loi. Je trouve curieux que le législateur ait eu l’intention que les prestataires de prestations de maladie ne travaillent pas du tout et qu’ils prennent l’entièreté du temps pour se rétablir, alors qu’il leur permet tout de même de travailler sous ce type de prestations spéciales. Je note par ailleurs que la question de l’intention du législateur sera plus amplement abordée à l’étape de l’article 1, soit l’analyse du caractère raisonnable de la violation.

[38] J’estime que cette idée de ne pas inciter les prestataires de prestations de maladie à travailler ne correspond pas à ceux ou celles qui auraient la capacité de la faire à temps partiel ou sur une base progressive. Lorsqu’on envisage la situation de l’appelante, on se rend compte qu’il s’avère faux que tous les gens qui reçoivent des prestations de maladie n’ont pas la capacité de travailler. C’était peut-être le cas lors de l’adoption de la disposition, mais ce n’est certainement plus la réalité des personnes ayant une déficience. Il y a maintenant des personnes qui possèdent la capacité à travailler autrement qu’à temps plein. Décourager ces gens à le faire ne correspond pas à leurs circonstances. Je suis d’avis que d’exclure les prestataires de prestations de maladie de l’incitatif à travailler ne tienne pas compte de la réelle situation, des besoins ou des capacités des prestataires qui ne peuvent travailler à temps pleinNote de bas de page 23. Leur réelle situation est qu’ils ont une certaine capacité à travailler, mais qu’elle est limitée.

[39] Mon raisonnement à propos de l’absence de correspondance me mène de façon très semblable à la conclusion que le désavantage imposé à l’appelante par les dispositions de l’article 21(3) de la Loi repose sur un stéréotype. La cour a reconnu qu’un stéréotype constitue «une généralisation inexacte à l’égard des caractéristiques ou attributs des membres d’un groupe. […] De stéréotypes inexacts à propos des capacités, des besoins ou des aspirations d’un groupe donné sont susceptibles de perpétuer de vieilles idées assimilant les membres de ce groupe à des citoyens de deuxième ordre, même si ce n’était pas l’intention du législateur.»Note de bas de page 24 Tout comme lors de l’analyse du facteur de la correspondance, je me suis posé la question à savoir si la disposition 21(3) de la Loi reflète les véritables caractéristiques de l’appelante. Je ne peux répondre positivement puisque, tel que mentionné ci-haut, la disposition reflète la situation de gens qui ne peuvent pas travailler du tout, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.

[40] En effet, tel que le témoin expert l’a souligné, le législateur refuse d’inciter les prestataires de prestations de maladie à retourner au travail. Or je suis d’avis que cette prémisse ne reflète pas la situation ou les caractéristiques véritables des prestataires de prestations de maladie qui ont la capacité de travailler à temps partiel ou en retour progressif. Cette protection du prestataire ayant une déficience repose sur la fausse croyance et le stéréotype que ces gens sont entièrement incapables de travailler. Or, l’appelante a bien démontré que cela ne représentait pas du tout sa situation. Son médecin lui a prescrit un retour progressif au travail. Cela implique qu’elle jouit d’une certaine capacité à travailler, aussi limitée soit-elle. Qui de mieux placé pour décider si c’est ce dont elle a besoin pour son rétablissement? Un retour progressif ou à temps partiel fait peut-être d’ailleurs partie d’un plan de traitement visant un rétablissement et le retour à la pleine capacité. Pourquoi ne pas vouloir encourager ce type de retour vers l’emploi?

[41] Je reconnais que les membres du groupe de l’appelante ne se voient pas retirer le bénéfice des prestations. Cependant, bien qu’ils continuent toujours à en recevoir, j’estime que le groupe est désavantagé dans l’application de la répartition de leurs gains sur la seule base de leurs caractéristiques intrinsèques et sur lesquelles ils n’ont aucun contrôle (leur déficience). Or, ce désavantage est basé sur le stéréotype négatif que les personnes qui ont une déficience et qui reçoivent des prestations de maladie sont totalement incapables de travailler. J’estime que cette conception n’est pas supportée par aucune preuve et ignore la possibilité pour certaines personnes souffrant de déficience physique d’avoir la capacité de travailler à temps partiel ou d’effectuer des retours progressifs. Elle repose sur une caractérisation inexacte de la situation des prestataires de prestations de maladie avec déficienceNote de bas de page 25. Cette approche ignore les caractéristiques propres à un groupe de gens qui n’aurait pas la capacité de travailler à temps plein, mais pour qui le médecin traitant aimerait encourager à retourner progressivement au travail. Cela fait en sorte que le désavantage et la mesure sont arbitraires.

[42] L’intimée soutient que seule la perte d’un avantage pécuniaire ne saurait justifier une conclusion de discrimination. En l’espèce, il a été admis que le désavantage financier auquel a fait face l’appelante dans l’application de l’article 21(3) avait été de 357$ comparativement à l’application des dispositions de l’article 19(2). Bien que cette somme puisse paraître minime pour certains, elle peut être significative pour d’autres. Peu importe l’ordre de grandeur, je n’en conclus pas moins qu’il s’agisse d’un désavantage.

[43] Par ailleurs, j’estime que l’appelante a démontré que l’article 21(3) imposait un désavantage à son groupe au-delà de l’aspect pécuniaire. En effet, le fait d’être exclus d’un incitatif à retourner sur le marché du travail prive d’une part de prestations plus généreuses, mais d’autre part, décourage fondamentalement le retour au travail. Or, j’estime que le travail fait partie intégrante de la société et de la réalisation de soi. Inciter au travail certaines personnes et ne pas le faire pour un groupe de gens pour le seul motif de leur déficience est injuste et contraire à l’esprit du paragraphe 15(1) de la Charte.

[44] J’estime de plus que refuser aux personnes avec déficience un incitatif à retourner au travail occasionne de traiter ces personnes comme s’ils n’étaient pas membres à part entière de la société ou qu’ils ne méritaient pas de réaliser tout leur potentiel humain. Travailler représente une pleine participation dans la société. Travailler se rattache également au «principe d’autonomie personnelle ou d’autodétermination, auquel se rattache l’estime, la confiance et le respect de soi, qui fait partie intégrale des valeurs de dignité et de liberté qui sous-tendent la garantie d’égalité.»Note de bas de page 26

[45] J’estime que si un médecin lui recommande ou même si la personne ayant une déficience croit elle-même que de travailler, même de façon limitée, contribue à réaliser son autonomie et son sentiment de vie bien remplie, elle devrait pouvoir le faire sans l’ingérence de l’ÉtatNote de bas de page 27. Je comprends que la disposition contestée ne lui interdit pas de le faire, mais j’ajouterais qu’elle doit pouvoir le faire dans les mêmes conditions que les autres, ce qui n’est pas le cas ici.

[46] Ayant pris en considération l’ensemble du contexte et des circonstances de l’appelante, je conclus que la disposition 21(3) de la Loi qui écarte les bénéficiaires de prestations de maladie de l’incitatif à retourner au travail prévu à l’article 19(2) de la Loi discrimine l’appelante en appliquant un stéréotype qui risque d’aggraver sa situation socio-économique.

Question en litige no 2 : la violation est-elle justifiable aux termes de l’article 1 de la Charte?

[47] Une fois la violation du paragraphe 15(1) de la Charte établie, l’article 1 de la Charte prévoit qu’il incombe au gouvernement de prouver que cette violation peut se justifier dans le cadre d’une société libre et démocratiqueNote de bas de page 28.

[48] Dans le présent dossier, je conclus que l’intimée n’a pas réussi à démontrer que l’atteinte au paragraphe 15(1) est justifiée au sens de l’article 1 de la Charte.

[49] La cadre analytique pour répondre à la présente question a été énoncé dans l’arrêt OakesNote de bas de page 29 et s’adresse en deux temps, avec des sous-questions au deuxième volet du test:

  1. L’objectif de la Loi se rapporte-t-il à des préoccupations urgentes et réelles?
  2. Y a-t-il proportionnalité entre l’objectif et la mesure discriminatoire?
    1. La violation a-t-elle un lien rationnel avec l’objectif législatif?;
    2. La disposition contestée porte-t-elle le moins possible atteinte au droit garanti par la Charte?;
    3. Est-ce que la réalisation de l’objectif législatif l’emporte sur l’atteinte au droit garanti?

[50] L’appelante n’a fourni aucune argumentation à propos du test de l’article 1 de la Charte.

[51] L’intimée pour sa part soutient qu’à la base, l’ensemble de la Loi sur l’assurance-emploi visant à offrir un soutien financier aux personnes sans emploi répond à des objectifs valides qui sont urgents et réels. En ce qui concerne plus précisément la mesure contestée, l’intimée soutient que son objectif est d’assurer que les bénéficiaires de prestations de maladie ne subissent pas de pression à retourner au travail avant d’en être vraiment capables. Elle soumet que cet objectif se rapporte à des préoccupations urgentes et réelles.

[52] Je ne saurais en arriver à la même conclusion. J’estime qu’aucune preuve convaincante n’a été soumise démontrant que l’objectif est urgent et réel. M. Brown, témoin expert a admis que lors de la mise en place du régime de prestations de maladie, il n’y a pas eu de considération faite à l’égard des gens qui sont malades «un peu» ou qui ont une certaine capacité malgré leur condition (déficience).

[53] Avec le respect que l’on doit au législateur et à sa discrétion de mettre en place des lois comme il l’entend, j’estime que l’objectif de protéger les bénéficiaires de prestations de maladie de la pression à retourner au travail avant d’en être vraiment capables n’est pas valide ou réel. Cette prémisse répond plutôt à une approche paternaliste qui tente de protéger les prestataires d’eux-mêmes. Or, lorsqu’un médecin ou professionnel de la santé est d’avis qu’une personne puisse travailler de façon limitée ou effectuer un retour progressif au travail, cette opinion d’un expert de la santé devrait être respectée. Il n’y a rien d’urgent ou de réel à vouloir protéger une personne des recommandations de son professionnel de la santé.

[54] De plus, si l’objectif est réellement de protéger les prestataires qui de prime abord sont incapables de travailler, l’application n’est pas cohérente avec cet objectif puisque la Loi permet sans problème aux bénéficiaires de prestations de maladie de travailler et de gagner un salaire. Cette incohérence me fait douter des réelles intentions du législateur et/ou des objectifs de la disposition législative.

[55] Bien que je reconnaisse que l’ensemble du régime d’assurance-emploi puisse répondre à des objectifs urgents et réels, c’est la situation particulière de l’appelante et l’application précisément de l’article 21(3) de la Loi qui doit être analysée de façon contextuelle.

[56] J’estime qu’afin de démontrer une justification en vertu de l’article 1 de la Charte, l’intimé doit citer des éléments de preuve supportant sa position. Je constate qu’aucune preuve n’a été déposée démontrant que le législateur s’est réellement intéressé à l’application de sa mesure sur les prestataires, particulièrement ceux qui souffrent de divers types de déficience et sur l’ensemble du régime. Aucun argument relié aux potentiels coûts au régime justifiant de limiter l’incitatif au retour au travail à certains types de prestataires, surtout lorsque ceux qui en sont exclus le sont basé sur un motif analogue tel que la déficience en l’espèce. Aucune conséquence indésirable de l’annulation de l’article 21(3) n’a été clairement exposée.

[57] Basé sur ce qui précède, je conclus que l’intimée n’a pas rencontré son fardeau de démontrer que l’objectif de l’article 21(3) se rapporte à des préoccupations urgentes et réelles. Par conséquent, il n’est pas nécessaire de poursuivre l’analyse de la justification sous l’article 1 de la Charte.

[58] Je n’ai aucun doute sur les bonnes intentions du législateur et du fait qu’il n’avait aucune intention de discriminer les prestataires ayant une déficience. Cependant, dans une société évolutive qui inclue peut-être de plus en plus de diversité dans le monde de l’emploi et des conditions personnelles, je constate sur la balance des probabilités que c’est l’effet de 21(3) de la Loi qui est discriminatoire comme l’appelante l’a démontré et que cette violation à la garantie d’égalité réelle n’est pas justifiée dans une société libre et démocratique.

Conclusion

[59] L’appel est accueilli. L’article 21(1) devient sans effet et les dispositions de l’article 19(2) de la Loi s’appliquent à l’appelante.

Date de l’audience :

Mode d’audience :

Comparutions :

1 mai 2018

Téléconférence

D. G., appelante
Denis Poudrier, représentant de l’appelant
François Véronneau, représentant de l’appelante (stagiaire en Droit)
Aline Chalifoux, pour la Commission de l’assurance-emploi (l’intimée)
Sylvie Doire, représentante de l’intimée
Andrew M. Brown, témoin –expert de l’intimée

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