Assurance-emploi (AE)

Informations sur la décision

Résumé :

AE – inconduite – doctrine de la chose jugée (res judicata) –
La Commission a d’abord approuvé la demande de prestations de la prestataire mais a ensuite imposé un arrêt de paiement en raison d’allégations d’inconduite soulevées par l’employeur. Après révision, la Commission a levé l’arrêt de paiement puisque, selon elle, les informations de l’employeur étaient insuffisantes pour conclure à de l’inconduite. L’employeur a interjeté appel devant la division générale (DG) qui l’a rejeté. Devant la division d’appel (DA), l’employeur a fait valoir que la DG avait ignoré une décision de la Cour du Québec qui concluait que la prestataire avait commis de la fraude (vol par le biais du système de caisse). La DA a d’abord conclu que la DG n’était pas liée par la décision de la Cour du Québec. Mais en contrôle judiciaire devant la Cour d’appel fédérale (CAF), la CAF a annulé cette décision de la DA et retourné l’affaire pour que la DA « dispose de l’appel au regard de la doctrine de l’autorité de la chose jugée relativement à la décision de la Cour du Québec ».

La DA a conclu que tous les critères d’application de la chose jugée ont été rencontrés :
(1) les mêmes faits sont remis en question (question à trancher identique);
(2) la décision de la Cour du Québec est finale; et
(3) malgré le fait que la Commission n’était pas devant la Cour du Québec, on doit apprécier la situation selon les acteurs communs aux deux litiges (identité des parties).
Enfin, la DA a conclu qu’appliquer une préclusion de la chose jugée ne créerait pas d’injustice; la prestataire a pu être pleinement entendue dans les deux instances.

Quant à l’inconduite, il est clair que le lien de confiance entre la prestataire et son employeur a été brisé au moment où elle l’a volé. La jurisprudence est clair qu’un vol commis par un employé aux dépens de son employeur constitue de l’inconduite en AE. La DA a accueilli l’appel de l’employeur.

Contenu de la décision

Citation : X c Commission de l’assurance-emploi du Canada et AA, 2020 TSS 790

Numéro de dossier du Tribunal: AD-20-701

ENTRE :

X

Appelante

et

Commission de l’assurance-emploi du Canada

Intimée

et

A. A.

Mis en cause


DÉCISION DU TRIBUNAL DE LA SÉCURITÉ SOCIALE
Division d’appel


DÉCISION RENDUE PAR : Pierre Lafontaine
DATE DE LA DÉCISION : Le 18 septembre 2020

Sur cette page

Décision et motifs

Décision

[1] Le Tribunal accueille l’appel de l’employeur.

Aperçu

[2] La partie mise en cause, A. A. (prestataire), a présenté une demande initiale de prestations d’assurance-emploi. Après étude de la demande, la Commission de l’assurance-emploi du Canada (Commission) a approuvé la demande de prestations. La Commission a par la suite imposé un arrêt de paiement en raison d’allégations d’inconduite soulevées par l’appelante (employeur).

[3] La Commission a ensuite reçu une demande de révision de la prestataire et a déterminé que les informations de l’employeur étaient insuffisantes pour conclure que la prestataire avait perdu son emploi en raison de sa propre inconduite. La Commission a donc levé l’arrêt de paiement qu’elle lui avait imposé. L’employeur a interjeté appel de la décision de révision devant la division générale du Tribunal.

[4] La division générale a déterminé que l’employeur n’avait pas réussi à établir que la prestataire avait commis l’inconduite reprochée et menant à son congédiement. La division générale a jugé que la preuve de l’employeur ne permettait pas d’établir de façon convaincante le comportement de la prestataire, ce qui était fondamental dans un cas d’inconduite. La division générale a conclu que la prestataire n’avait pas perdu son emploi en raison de sa propre inconduite au sens de la Loi sur l’assurance-emploi (Loi sur l’AE).

[5] La permission d’en appeler a été accordée par la division d’appel du Tribunal. L’employeur a fait valoir devant la division d’appel que la division générale avait erré dans son application du fardeau de preuve en matière d’inconduite au sens de la Loi sur l’AE. Il a soutenu que la division générale lui avait imposé un fardeau de preuve trop élevé. L’employeur a fait valoir que la division générale avait erré en ignorant la décision de la Cour du Québec, chambre civile, condamnant la prestataire à lui rembourser des sommes qu’elle lui aurait subtilisées et en ignorant la preuve vidéo qui démontre les gestes fautifs de la prestataire.

[6] Dans une première décision, la division d’appel a décidé que la division générale n’était pas liée par la décision de la Cour du Québec et qu’elle était libre de vérifier et d’interpréter les faits mis en preuve et d’évaluer la question litigieuse qui lui était présentée. Elle a conclu que la division générale n’avait pas commis d’erreur lorsqu’elle a décidé que l’employeur n’avait pas rempli son fardeau de la preuve de démontrer l’inconduite selon la prépondérance des probabilités.

[7] L’employeur a déposé une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de cette décision de la division d’appel.

[8] En date du 29 juin 2020, la Cour d’appel fédérale a annulé la décision de la division d’appel. Elle a retourné le dossier au même membre de la division d’appel « afin qu’il dispose de l’appel au regard de la doctrine de l’autorité de la chose jugée relativement à la décision de la Cour du Québec ».

[9] En date du 14 juillet 2020, la division d’appel a demandé aux parties de déposer leurs observations écrites suite à la décision de la Cour d’appel fédérale. L’employeur et la Commission ont répondu à la demande de la division d’appel.

[10] Après analyse de la doctrine de la chose jugée applicable au dossier en l’espèce, la division d’appel conclue maintenant que la prestataire a commis les gestes reprochés. La division d’appel détermine donc que la prestataire a commis une inconduite qui la disqualifie du bénéfice des prestations.

[11] Le Tribunal accueille l’appel de l’employeur.

Questions en litige

[12] Est-ce que la division générale a erré en écartant la décision de la Cour du Québec au regard de la doctrine de l’autorité de la chose jugée?

[13] Dans l’affirmative, quel serait le remède approprié?

Analyse

Mandat de la division d’appel

[14] La Cour d’appel fédérale a déterminé que la division d’appel n’avait d’autre mandat que celui qui lui est conféré par les articles 55 à 69 de la Loi sur le ministère de l’Emploi et du Développement social (Loi sur le MEDS).Note de bas page 1

[15] La division d’appel agit à titre de tribunal administratif d’appel eu égard aux décisions rendues par la division générale et n’exerce pas un pouvoir de surveillance de la nature de celui qu’exerce une cour supérieure.

[16] En conséquence, à moins que la division générale n'ait pas observé un principe de justice naturelle, qu'elle ait erré en droit ou qu'elle ait fondé sa décision sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments portés à sa connaissance, le Tribunal doit rejeter l'appel.

Question en litige no 1 : Est-ce que la division générale a erré en écartant la décision de la Cour du Québec au regard de la doctrine de l’autorité de la chose jugée?

[17] La division générale devait déterminer si la prestataire avait perdu son emploi en raison de sa propre inconduite et s’il y avait lieu de lui imposer une exclusion en vertu des articles 29 et 30 de la Loi sur l’AE.

[18] Préalablement à la décision de la division générale, la Cour du Québec a rendu une décision le 31 mars 2017 dans le cadre d’un recours en responsabilité civile impliquant les mêmes parties, à l’exception de la Commission, aux termes de laquelle la Cour du Québec a conclu que la prestataire a commis une fraude en subtilisant à l’employeur, à l’aide d’un stratagème, un montant totalisant plus de 8 000,00$.Note de bas page 2

[19] La division générale a jugé qu’elle n’était pas liée par le jugement de la Cour du Québec parce qu’elle ne disposait pas de la même preuve. Elle a considéré que le jugement ne constituait pas une preuve en soi que la prestataire avait commis les gestes frauduleux reprochés. La division générale a donc accordé peu de poids et d’importance au jugement rendu par la Cour du Québec.

[20] Les parties ont eu l’opportunité de faire des représentations à la division d’appel eu égard à l’application de la théorie de la chose jugée relativement à la décision de la Cour du Québec. L’employeur et la Commission ont déposé des observations.

[21] L’employeur fait valoir que la division générale a erré en droit en écartant d’emblée la décision de la Cour du Québec. Il soutient que la décision de la division générale n’est pas étayée à cet égard et que la théorie de la chose jugée ne permettait pas à la division générale de n’y accorder aucun poids.

[22] La Commission, de son côté, fait valoir que la division générale n’est pas liée par les décisions des autres cours. Elle doit procéder à des déductions à partir des faits qui lui sont présentés. La division générale peut ainsi adopter une approche plus souple et informelle. La Commission soutient qu’en tant que tribunal administratif, la division générale n'est pas liée par les règles strictes de preuve qui sont applicables au criminel ou au civil.

[23] Pour les motifs ci-après mentionnés, je suis d’avis que la division générale a erré en droit en ne considérant pas l’application de la théorie de la chose jugée relativement à la décision de la Cour du Québec.

[24] L’application de la théorie de la chose jugée signifie simplement que, dans le cas où le tribunal judiciaire ou administratif compétent a conclu, sur le fondement d’éléments de preuve ou d’admissions, à l’existence (ou à l’inexistence) d’un fait pertinent — par exemple une faute —, cette même question ne peut être débattue à nouveau dans le cadre d’une instance ultérieure opposant les mêmes parties.Note de bas page 3

[25] Les critères permettant l’application de cette théorie sont les suivants :

  1. que la même question ait été décidée;
  2. que la décision judiciaire invoquée soit finale; et
  3. que les parties dans la décision judiciaire invoquée, ou leurs ayants droit, soient les mêmes.Note de bas page 4

[26] Je suis d’avis qu’il ne fait aucun doute, en l’espèce, que le jugement rendu par la Cour du Québec a acquis les caractéristiques d’un jugement final. En effet, il n’a pas fait l’objet d’un appel et a même fait l’objet de mesures d’exécution par l’employeur. Cela satisfait le deuxième critère.

[27] Le critère de l’identité des parties est interprétée de façon assez large par la jurisprudence.Note de bas page 5 En des qualités différentes parfois, les parties, avec d'autres, se retrouvent engagées devant des instances parallèles. En l’espèce, l’employeur et la prestataire se sont initialement retrouvé devant la Cour du Québec afin de débattre la question de fraude par la prestataire. Il y a eu débat et preuve contradictoire. Les mêmes parties se sont par la suite retrouvé devant la division générale afin de débattre de la question d’inconduite de la prestataire. Dans les deux cas, il s’agissait de déterminer si la prestataire avait commis les gestes reprochés par l’employeur.

[28] L’action en justice et le recours devant la division générale reposent sur les mêmes faits et impliquent les mêmes parties. Malgré que la Commission soit une partie au dossier, cela n’a pas eu pour effet d’écarter la présomption de chose jugée, laquelle doit s’apprécier en fonction des acteurs communs aux deux litiges.Note de bas page 6 Le troisième critère est donc rencontré.

[29] Je suis également d’avis que le premier critère relatif à l’existence d’une « même question » est remplie. La faute à démontrer devant la Cour du Québec était la fraude civile, soit le vol. La Cour a conclu que le stratagème élaboré par la prestataire lui a permis de subtiliser de l’employeur un montant de 8 134,49$.

[30] En l’instance, la division générale devait déterminer si la prestataire avait commis les gestes reprochés. Cette même question reposant sur les mêmes faits ne pouvait donc être débattue à nouveau dans le cadre d’une instance ultérieure opposant les mêmes parties.

[31] Les trois critères permettant l’application de la théorie de la chose jugée sont donc rencontrés.

[32] Je me dois cependant de rappeler que, bien que les trois conditions d’application de la théorie de la chose jugée soient présentes, cela n’emporte pas nécessairement son application. Je peux exercer mon pouvoir discrétionnaire et refuser l’application de la théorie de la chose jugée. Ce pouvoir discrétionnaire est cependant limité dans son application.Note de bas page 7

[33] La théorie de la chose jugée invite les cours à exercer leur pouvoir discrétionnaire pour éviter toute forme d’injustice; elle appelle un examen au cas par cas des circonstances pour déterminer s’il résulterait une injustice de son application même si, comme en l’espèce, les conditions de son application sont réunies.

[34] Dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire, je dois me poser la question suivante : existe-t-il, en l’espèce, une circonstance qui ferait en sorte que l’application de la théorie créerait une injustice?

[35] De manière générale, les facteurs relevés dans la jurisprudence montrent que l’injustice peut se manifester de deux façons principales qui se chevauchent et ne s’excluent pas l’une ou l’autre. Premièrement, l’injustice de l’application de la théorie de la chose jugée peut résulter du déroulement de l’instance antérieure. Si l’instance antérieure a été injuste envers une partie, ce serait redoubler l’injustice que cette partie soit liée par l’issue en résultant aux fins d’une action ultérieure. Deuxièmement, même si l’instance antérieure s’est déroulée de manière juste et régulière, eu égard à son objet, il pourrait néanmoins se révéler injuste d’opposer la décision en résultant à toute action ultérieure.Note de bas page 8

[36] Je constate que la prestataire était représentée par avocat devant la Cour du Québec. Elle a eu l’opportunité de témoigner et de présenter une défense complète. La prestataire n’a fait valoir devant moi aucun motif qui me permettrait de conclure que l’instance antérieure a été injuste ou irrégulière.

[37] Ayant conclu que l’instance antérieure s’est déroulée de manière juste et régulière, je dois décider s’il serait injuste d’opposer la décision de la Cour du Québec à l’instance en appel devant la division générale.

[38] L’instance devant la division générale vise à déterminer l’admissibilité de la prestataire aux prestations d’assurance-emploi. Ce processus ne prévoit toutefois ni réparation ni dépens en faveur de l’employeur. En revanche, une action civile fournit une tribune permettant à la partie lésée d’être indemnisée, selon le cas. Cela a une incidence sur les attentes raisonnables des parties ainsi que sur la nature et la portée de leur participation au processus.

[39] L’audience devant la Cour du Québec a eu lieu en mai et novembre 2016, soit bien avant celle devant la division générale. La prestataire savait qu’elle devait se défendre devant la Cour du Québec d’avoir subtilisé des sommes à son employeur et qu’elle devrait éventuellement se défendre dans des procédures parallèles et se chevauchant, dans une certaine mesure.

[40] Par conséquent, la prestataire pouvaient raisonnablement envisager que la décision de la Cour du Québec serait déterminante sur l’issue de sa demande de prestations d’assurance-emploi et l’inciter à participer vigoureusement et complètement au processus. Cela est d’autant plus vrai que le fardeau de preuve est le même devant les deux instances, soit la balance des probabilités. Il ne serait donc pas injuste d’opposer la décision de la Cour du Québec à l’instance en appel devant la division générale.

[41] À la lumière de l’ensemble, je suis d’avis qu’il n’existe aucune circonstance qui ferait en sorte que l’application de la théorie de la chose jugée créerait une injustice.

Question en litige no 2 : Dans l’affirmative, quel serait le remède approprié?

[42] Compte tenu de ma conclusion à l’effet que la division générale a erré en droit en ne considérant pas l’application de la théorie de la chose jugée relativement à la décision de la Cour du Québec, je suis justifié d’intervenir et de rendre la décision qui aurait dû être rendue par la division générale conformément à l’article 59(1) de la Loi sur le MEDS.

[43] La notion d’inconduite n’implique pas qu’il soit nécessaire que le comportement fautif résulte d’une intention coupable ; il suffit que l’inconduite soit consciente, voulue ou intentionnelle. Autrement dit, pour constituer de l’inconduite, l’acte reproché doit avoir été volontaire ou du moins procéder d’une telle insouciance ou négligence que l’on pourrait dire que l’employé a volontairement décidé de ne pas tenir compte des répercussions que ses actes auraient sur son rendement.Note de bas page 9

[44] Tel que souligné précédemment, l’employeur a démontré devant la Cour du Québec que la prestataire lui a subtilisé des sommes d’argent. La Cour a conclu que le stratagème élaboré par la prestataire lui a permis de subtiliser un montant de 8 134,49$ de l’employeur. En application de la théorie de la chose jugée, je me dois de conclure que la prestataire a commis le geste reproché par l’employeur, soit le vol d’argent.

[45] Je me dois également de conclure que le stratagème élaboré par la prestataire qui lui a permis de subtiliser un montant de 8 134,49$ de l’employeur constituait aussi de l’inconduite au sens de la Loi sur l’AE. Elle savait ou aurait dû savoir que sa conduite était de nature à entraver l’exécution de ses obligations envers son employeur et que, de ce fait, il était réellement possible qu’elle soit congédiée.

[46] Le lien de confiance entre la prestataire et son employeur a été brisé au moment où elle a subtilisé des sommes d’argent. L’employeur ne pouvait garder à son emploi une employée envers laquelle il n’avait aucune confiance. Le congédiement devenait donc la suite logique du comportement de la prestataire.

[47] Il est d’ailleurs bien établi dans la jurisprudence qu’un vol commis par un employé aux dépens de son employeur constitue de l’inconduite aux termes de la Loi sur l’AE.Note de bas page 10

Conclusion

[48] Pour les motifs précédemment énoncés, il y a lieu d’accueillir l’appel de l’employeur.

Mode d’audience :

Sur la foi du dossier

Comparutions :

Sébastien Sénéchal, représentant de l’appelante
Manon Richardson, représentante de l’intimée

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