Assurance-emploi (AE)

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[TRADUCTION]

Citation : JA c Commission de l’assurance-emploi du Canada et X, 2021 TSS 160

Numéro de dossier du Tribunal: AD-20-780

ENTRE :

J. A.

Appelant

et

Commission de l’assurance-emploi du Canada

Intimée

et

X

Mis en cause


DÉCISION DU TRIBUNAL DE LA SÉCURITÉ SOCIALE
Division d’appel


DÉCISION RENDUE PAR : Jude Samson
DATE DE LA DÉCISION : Le 22 avril 2021

Sur cette page

Décision et motifs

Décision

[1] J. A. est le prestataire dans la présente affaire. J’ai relevé des erreurs dans la décision de la division générale. J’accueille donc son appel. Le prestataire n’est pas exclu du bénéfice des prestations d’assurance-emploi (AE).

Aperçu

[2] Le prestataire travaillait pour X (employeur). En février 2018, le prestataire a été impliqué dans un échange houleux avec le directeur général de l’employeur. Le prestataire affirme qu’il a été victime de harcèlement et que son environnement de travail était devenu dangereux. Par conséquent, il a refusé de travailler au bureau lorsque le directeur général y était.

[3] À la fin mars, l’employeur a insisté pour que le prestataire retourne travailler au bureau. Lorsque ce dernier a refusé, l’employeur l’a congédié pour avoir abandonné son emploi.

[4] Le prestataire a par la suite présenté une demande de prestations régulières d’AE. La Commission de l’assurance-emploi du Canada a cependant rejeté sa demande.

[5] Essentiellement, la présente affaire vise à savoir si le prestataire est exclu du bénéfice des prestations d’AENote de bas page 1. Aux termes de la Loi sur l’assurance-emploi (Loi sur l’AE), une personne est exclue du bénéfice des prestations d’AE si :

  1. elle perd son emploi en raison de son inconduite, ou;
  2. elle quitte volontairement son emploi sans justificationNote de bas page 2.

Historique de l’appel

[6] Dans sa décision initiale, la Commission a rejeté la demande de prestations d’AE du prestataire. Plus précisément, la Commission a exclu le prestataire du bénéfice des prestations d’AE parce qu’il avait volontairement quitté son emploi sans justification. Autrement dit, lorsqu’il a quitté son emploi, le prestataire disposait d’autres solutions raisonnables.

[7] La Commission a ensuite révisé sa décision initiale. Cette fois-ci, la Commission a constaté que l’employeur avait congédié le prestataire en raison de son inconduite. Cependant, le résultat était le même : le prestataire était exclu du bénéfice des prestations d’AE.

[8] Le prestataire a fait appel de la décision de la Commission devant le Tribunal. Dans sa première décision, la division générale a convenu que le prestataire était exclu du bénéfice des prestations d’AE en raison de son inconduite.

[9] Le prestataire a ensuite fait appel devant la division d’appel. La division d’appel a décidé que l’appel du prestataire n’avait aucune chance raisonnable de succès. Elle a donc rejeté la demande de permission d’en appeler du prestataire.

[10] Le prestataire a alors demandé à la Cour fédérale d’examiner la décision de la division d’appel. Selon la Cour, l’analyse de l’inconduite utilisée par le Tribunal n’a pas pris en considération les allégations de harcèlement du prestataire dans leur contexte globalNote de bas page 3. Pour cette raison, la Cour fédérale a renvoyé l’affaire à la division d’appel. Puis, avec l’accord des parties, la division d’appel a renvoyé l’affaire à la division généraleNote de bas page 4.

[11] La division générale a tenu une nouvelle audience, et, le 31 août 2020, elle a rejeté pour la seconde fois l’appel du prestataire. La division générale a maintenu l’exclusion du prestataire. Cette fois-ci, elle a conclu que le prestataire avait volontairement quitté son emploi sans justification.

[12] Il s’agit de la décision que je dois maintenant réviser.

[13] J’ai décidé qu’il y a des erreurs dans la décision de la division générale et que je peux intervenir dans la présente affaire. J’ai également décidé que le prestataire était fondé à refuser de retourner au bureau de l’employeur. J’accueille donc son appel. Le prestataire n’est pas exclu du bénéfice des prestations d’AE.

Questions en litige

[14] Je peux intervenir dans la présente affaire seulement si la division générale a commis une erreur pertinente. En bref, la division générale a commis une erreur pertinente siNote de bas page 5 :

  1. elle a omis de fournir un processus équitable;
  2. elle n’a pas tranché une question alors qu’elle aurait dû le faire, ou elle a tranché une question alors qu’elle n’avait pas la compétence nécessaire pour le faire;
  3. elle a mal interprété la loi, ou;
  4. elle a fondé sa décision sur une erreur importante concernant les faits de l’affaire.

[15] Lors de l’audience devant moi, le prestataire a énuméré de nombreuses questions auxquelles il souhaitait obtenir une réponse. Après l’audience, il m’a fourni une copie de ses questions par écritNote de bas page 6. Elles font quatre pages. Je n’ai pas besoin de répondre précisément à toutes les questions du prestataire.

[16] Je me suis plutôt concentré sur les questions suivantes :

  1. Le prestataire s’est-elle vu refuser une audience équitable et impartiale?
  2. La division générale a-t-elle commis une erreur de fait ou de droit lorsqu’elle a décidé que le prestataire avait quitté volontairement son emploi (plutôt que d’avoir été congédié pour inconduite)?
  3. La division générale a-t-elle commis une erreur de droit en n’examinant pas comment l’ensemble des circonstances du prestataire limitait ses solutions raisonnables?
  4. La division générale a-t-elle commis une erreur de fait ou de droit lorsqu’elle a conclu que le directeur général n’aurait pas pu harceler le prestataire ou provoquer une relation conflictuelle avec lui parce que la conduite du directeur général était motivée par des problèmes de rendement?
  5. La division générale a-t-elle commis des erreurs de fait pertinentes au moment d’examiner les solutions raisonnables du prestataire?
  6. Quelle est la meilleure façon de corriger les erreurs de la division générale?
  7. Le prestataire est-il exclu du bénéfice des prestations d’AE?

Analyse

Le prestataire a eu droit à une audience équitable et impartiale

[17] Le prestataire avait droit à une audience équitable et impartiale. La membre de la division générale qui a tranché le dossier du prestataire ne devait donc pas faire preuve de partialité à son égard.

[18] Des allégations de partialité constituent des allégations graves. Elles remettent en cause l’intégrité du Tribunal et de ses membresNote de bas page 7. Le prestataire doit prouver cette partialité en se fondant sur des éléments de preuve et non sur des soupçonsNote de bas page 8. Si elle est prouvée, la partialité entachera toute la procédure de la division générale.

[19] Le critère juridique pour établir qu’il y a partialité est élevé : « [À] quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait-elle que, selon toute vraisemblance, [la membre de la division générale], consciemment ou non, ne rendra pas une décision justeNote de bas page 9? »

[20] Selon le prestataire, plusieurs situations démontrent que la membre de la division générale était partiale à son égard. Par exemple, il a affirmé ce qui suit :

  1. La membre de la division générale a été fortement influencée par les éléments de preuve recueillis dans le cadre de l’enquête de la Commission. Les notes de la Commission étaient peu fiables et pleines de ouï-dire, ses agents étaient ineptes et ses processus favorisaient l’employeur. Pourtant, la membre de la division générale a préféré cette preuve au témoignage sous serment qui lui a été présenté.
  2. La membre de la division générale a tiré des conclusions déraisonnables qui étaient contredites par la preuve et basées sur des hypothèses non fondées ou qui allaient au-delà de son expertise.
  3. La division générale a fait référence à plusieurs reprises à l’enregistrement secret d’une conversation qui aurait eu lieu le 23 mars 2018, alors qu’elle s’est en réalité déroulée le 22 mars 2018.

[21] J’ai écouté l’enregistrement audio de l’audience devant la division générale, dont la durée était de presque cinq heures. J’ai également examiné la décision de la division générale, qui comporte 142 paragraphes.

[22] Les allégations du prestataire ne satisfont pas au critère exigeant pour prouver la partialité. Une personne bien renseignée qui étudierait la question de façon réaliste et pratique ne conclurait pas que la membre de la division générale a tranché l’affaire de façon injuste.

[23] La membre de la division générale était en droit de tenir compte de ouï-dire et de soupeser les éléments de preuve, y compris ceux que la Commission a recueillis plus près de la date des événements réels. Lors de l’audience, la membre de la division générale a donné aux parties la possibilité de corriger les renseignements que la Commission avait recueillis ou d’y apporter des précisions.

[24] Bien que la division générale n’ait peut-être pas accepté bon nombre des arguments du prestataire, sa décision montre qu’elle a examiné en détail les éléments de preuve et les arguments du prestataire.

[25] Le prestataire a présenté une grande quantité d’informations à la division générale. La membre n’avait pas à mentionner chaque élément, et sa décision ne devait pas être parfaite. Ces lacunes perçues ne me mènent pas à conclure que la membre de la division générale a fait preuve de partialité à l’égard du prestataire.

[26] Je reconnais toutefois que les allégations du prestataire soulèvent également de possibles erreurs de fait et de droit. Je traiterai plus en détail de ces possibles erreurs ci-dessous.

La division générale n’a pas commis d’erreur lorsqu’elle a décidé que le prestataire avait quitté volontairement son emploi

[27] Dans sa lettre de congédiement, l’employeur a dit au prestataire qu’il avait été [traduction] « congédié pour abandon de posteNote de bas page 10 ». Par conséquent, le prestataire a-t-il abandonné son travail ou a-t-il été congédié? Comme je l’ai souligné ci-dessus, la Commission et la division générale ont toutes deux répondu à cette question de différentes manières.

[28] Dans la décision dont je suis saisi, la division générale a reconnu cette question et a conclu que le prestataire avait quitté volontairement son emploiNote de bas page 11. Compte tenu de l’historique de ce dossier, j’ai demandé aux parties si la division générale avait pu commettre une erreur pertinente dans cette partie de sa décisionNote de bas page 12. Les arguments écrits des parties ne traitent toutefois pas de cette question de manière très détaillée, voire pas du tout.

[29] Lors de l’audience devant moi, l’employeur a dit que les deux affirmations étaient vraies : le prestataire a quitté son emploi et a été congédié. Il a insisté sur le fait que le prestataire avait choisi de travailler chez lui, même s’il comprenait clairement les conséquences de ne pas retourner travailler au bureau. Le prestataire, quant à lui, a refusé d’admettre qu’il avait abandonné son emploi. Il a simplement refusé de travailler à un endroit particulier lorsque le directeur général s’y trouvait.

[30] Les tribunaux ont mis en garde contre le fait de trop se concentrer sur la question de savoir si l’employeur ou l’employé est à l’origine de la fin de la relation de travailNote de bas page 13. L’essentiel est que les prestations d’AE ne sont pas accessibles aux demandeurs qui créent ou accroissent délibérément le risque de se retrouver au chômageNote de bas page 14.

[31] Pour les motifs suivants, j’ai conclu qu’il n’y avait pas d’erreur dans cette partie de la décision de la division générale :

  1. Aucune des parties n’a relevé d’erreur pertinente dans cette partie de la décision de la division générale.
  2. Tant au niveau de la division générale qu’à celui de la division d’appel, le prestataire a présenté son dossier en fonction des diverses circonstances énumérées à l’article 29(c) de la Loi sur l’AE, qui, selon lui, répondaient mieux à la décision de la Cour fédérale. Cela fait partie du cadre juridique qui s’applique lorsque les employés quittent volontairement leur emploiNote de bas page 15.
  3. L’inconduite et le fait de quitter volontairement un emploi sans justification sont liés. Dans les deux cas, il s’agit d’une personne qui perd son emploi en raison de ses actions délibérées, et dans les deux cas, il y a exclusion au titre de la Loi sur l’AENote de bas page 16.

[32] En outre, la Cour fédérale avait critiqué le Tribunal pour ne pas avoir considéré les allégations de harcèlement du prestataire dans leur contexte global. C’est maintenant chose faite par la division générale.

La division générale a commis une erreur de droit en n’examinant pas comment l’ensemble des circonstances du prestataire limitait ses solutions raisonnables

[33] La division générale a conclu que le prestataire était exclu du bénéfice des prestations d’AE parce qu’il avait quitté volontairement son emploi sans justificationNote de bas page 17.

[34] L’expression « sans justification » était la question principale dans la présente affaire. Autrement dit, compte tenu de toutes les circonstances, le prestataire avait-il d’autres solutions raisonnables que de quitter son emploi au moment où il l’a faitNote de bas page 18? Dans sa décision, la division générale a reconnu que la Loi sur l’AE établit une liste de circonstances qu’elle doit considérerNote de bas page 19. Outre les circonstances énumérées dans la Loi sur l’AE, la division générale a reconnu qu’elle devait également tenir compte d’autres circonstances pertinentesNote de bas page 20.

[35] Toutefois, je ne suis pas convaincu que l’analyse de la division générale soit complète. La division générale a adopté une approche étroite lorsqu’elle a décidé qu’aucune des circonstances énumérées dans la Loi sur l’AE ne s’appliquait au prestataire. Cependant, elle ne semble pas avoir ensuite examiné comment la blessure psychologique du prestataire a limité les solutions raisonnables à sa disposition.

[36] En bref, le prestataire a déclaré à la division générale que sa relation avec le directeur général a commencé à se détériorer en janvier 2018. À ce moment-là, le directeur général a envoyé un courriel au prestataire, en mettant ses collègues en copie conforme. Dans ce courriel, il critiquait le rendement du prestataire dans le cadre d’un projet importantNote de bas page 21. Les choses ont dégénéré lors d’une réunion tenue le 23 février 2018. Le prestataire a planifié cette réunion, et il y a assisté avec le directeur général et d’autres collègues de travail (dont certains étaient au téléphone).

[37] Le directeur général a expliqué lors de l’audience de la division générale que la réunion avait eu lieu juste après son retour de vacances. Au cours de la réunion, il a été surpris d’apprendre que le projet avançait plus lentement que prévu et que l’on risquait de ne pas respecter une échéance importante.

[38] Le directeur général a reconnu depuis longtemps qu’il avait agi de manière inappropriée lors de la réunion du 23 février 2018 : il a élevé la voix et a tapé du poing sur la table de la salle de conférence à quatre ou cinq reprisesNote de bas page 22. Les parties conviennent également que le directeur général a critiqué le niveau d’effort du prestataire. Le prestataire a également déclaré que la [traduction] « crise » du directeur général a duré environ 30 minutes, que les personnes présentes à la réunion en ont été témoins et que d’autres personnes dans le bureau l’ont entendu, et que le directeur général a menacé de trouver quelqu’un d’autre pour faire le travailNote de bas page 23.

[39] Le prestataire a soutenu que les faits de son affaire correspondaient à plusieurs des circonstances énumérées dans la Loi sur l’AE. Principalement, il a affirmé que le directeur général l’avait harcelé et avait provoqué une situation conflictuelle. Il a également déclaré que l’employeur ne lui avait pas fourni un environnement de travail sain et sécuritaire. La division générale a examiné chacune des circonstances invoquées, une par une. Cependant, elle a finalement conclu qu’aucune des circonstances énumérées dans la Loi sur l’AE ne s’appliquait à la situation du prestataire.

[40] Toutefois, en procéder de la sorte révèle l’erreur de la division générale. Même si la division générale a décrit la loi correctement, elle n’a pas réussi à l’appliquer correctement. En se concentrant de manière aussi détaillée sur les circonstances énumérées dans la Loi sur l’AE, l’analyse de la division générale ressemble davantage à un exercice consistant à cocher des cases.

[41] La division générale devait plutôt examiner les solutions raisonnables du prestataire compte tenu de toutes les circonstances propres à son affaire. La division générale ne pouvait pas répondre à cette question en se fondant uniquement sur la question de savoir si l’une des circonstances énumérées dans la Loi sur l’AE correspondait à la situation du prestataire.

[42] Dans la présente affaire, par exemple, le prestataire a vécu un incident traumatisant au travail. Cet incident ne constituait peut-être pas du harcèlement ou une relation conflictuelle, et il n’a peut-être pas créé un environnement de travail dangereux. Cependant, cela a causé une blessure psychologique au prestataire. Un psychologue a déclaré que la confiance du prestataire dans les personnes et les systèmes avait été rompue et qu’il avait subi un [traduction] « préjudice moralNote de bas page 24 ».

[43] Après une évaluation complète réalisée par la Commission des accidents du travail (CAT) de l’Alberta, un autre psychologue a diagnostiqué de l’anxiété et un trouble d’adaptation chez le prestataireNote de bas page 25. Par conséquent, la CAT a accepté de traiter le prestataire pour sa blessure au travail et de lui verser des prestations de remplacement de salaire pendant plusieurs mois.

[44] Que la situation du prestataire ait pu correspondre ou non à l’une des circonstances précises énumérées dans la Loi sur l’AE, la division générale devait quand même tenir compte de l’événement traumatique que le prestataire a vécu au travail, des répercussions psychologiques de cet événement et de la façon dont elles ont eu une incidence sur ses solutions raisonnables.

[45] Le fait que la division générale n’ait pas fait cela signifie qu’elle a appliqué la loi de façon inappropriée : elle s’est concentrée sur les circonstances énumérées dans la Loi sur l’AE et a négligé la façon dont la blessure psychologique du prestataire a limité les solutions raisonnables qui s’offraient à lui.

La division générale a commis des erreurs de fait et de droit lorsqu’elle a conclu que le directeur général ne pouvait pas avoir harcelé le prestataire ou provoqué la relation conflictuelle parce que la conduite du directeur général était motivée par des problèmes de rendement

[46] Tel que mentionné ci-dessus, le prestataire a soutenu qu’il était fondé à quitter son emploi et que plusieurs des circonstances énumérées dans la Loi sur l’AE s’appliquaient à sa situation. Parmi celles-ci, le prestataire a déclaré que le directeur général l’avait harcelé et avait provoqué la relation conflictuelle.

[47] Dans sa décision, la division générale a conclu que le prestataire n’avait pas été harcelé ou connu de relation conflictuelleNote de bas page 26. Pour parvenir à ces conclusions, la division générale s’est largement appuyée sur le fait que des problèmes de rendement avaient motivé la conduite du directeur généralNote de bas page 27. Par exemple, la division générale a écrit ce qui suit au paragraphe 100 de sa décision :

J’estime qu’il est plus probable qu’improbable que le [directeur général], étant le harceleur présumé, ne pouvait raisonnablement pas savoir que son comportement allait offenser, embarrasser, humilier ou causer d’autres blessures psychologiques ou physiques au prestataire parce que ses actions étaient liées au rendement du prestataire. Bien que ses commentaires aient pu avoir été dits sur un ton sévère, il ne s’agissait pas d’attaques personnelles, mais d’expressions de frustration liées à l’impression que le prestataire ne faisait pas tous les aspects de son travail. [mis en évidence par le soussigné]

[48] Des commentaires semblables figurent aux paragraphes 98 et 112 de la décision de la division générale.

[49] La division générale a fondé sa décision sur une erreur importante concernant les faits de l’affaire lorsqu’elle a décidé que le directeur général ne pouvait pas raisonnablement savoir que son comportement pourrait offenser, embarrasser, humilier ou causer un autre préjudice au prestataire.

[50] Je reconnais que les employeurs doivent parfois critiquer leurs employés, mais il y a des façons acceptables et inacceptables de le faire. De plus, selon les circonstances de l’affaire, l’objet de la critique de l’employeur peut perdre sa pertinence.

[51] Dans la présente affaire, les critiques du directeur général à l’égard du rendement du prestataire étaient sévères et catégoriques.   Il a tapé du poing sur la table à plusieurs reprises et a critiqué la capacité du prestataire à faire son travail. De plus, l’emportement du directeur général a duré environ 30 minutes. Elle a également eu lieu au cours d’une réunion avec les collègues de travail du prestataire, et il a parlé si fort que d’autres personnes dans le bureau ont entendu les cris du directeur général.

[52] La division générale a conclu de manière abusive que, parce que les critiques du directeur général étaient liées au rendement du prestataire, il ne pouvait pas savoir que son comportement allait offenser, embarrasser, humilier ou causer un autre préjudice au prestataire de quelque manière que ce soit.

[53] Si l’on regarde la situation sous un autre angle, la division générale semble avoir conclu que les critères juridiques relatifs au harcèlement et aux relations conflictuelles n’incluent jamais les situations où les employeurs critiquent leurs employés en raison de leur rendement. La division générale a commis une erreur de droit en ajoutant cette condition à ces critères juridiques.

La division générale a commis des erreurs de fait pertinentes lors de l’examen des solutions raisonnables du prestataire

[54] La division générale n’avait aucune preuve à l’appui de certaines des solutions raisonnables que le prestataire aurait dû envisager au lieu de quitter son emploi au moment où il l’a fait.

[55] Une partie importante du travail de la division générale consistait à examiner si le prestataire avait des solutions raisonnables plutôt que de quitter son emploi au moment où il l’a fait. La division générale a décrit ces solutions raisonnables au paragraphe 140 de sa décision, qui se lit comme suit :

Compte tenu de toutes les circonstances mentionnées ci-dessus, j’estime que le prestataire avait d’autres solutions raisonnables plutôt que de quitter son emploi. Le prestataire aurait pu accepter les excuses du [directeur général] pour sa conduite lors de la réunion du 23 février 2018 et l’accord de ce dernier pour la tenue de réunions hebdomadaires, et il aurait pu retourner au travail. Il aurait pu chercher un nouvel emploi avant de quitter son travail. Il aurait également pu voir un médecin après la réunion du 23 février 2018 et demander un congé médical s’il sentait que le traitement qu’il recevait au travail était trop accablant pour lui. Il aurait également pu demander un congé à l’employeur au lieu d’exiger unilatéralement de travailler de la maison. Toutes ces solutions sont d’autres solutions raisonnables plutôt que de quitter son emploi. Le prestataire n’a rien fait de tout cela.

[56] Le prestataire a fait valoir que ces solutions n’ont jamais été abordées spécifiquement lors de l’audience et que certaines d’entre elles sont incorrectes sur le plan des faits.

[57] La division générale avait besoin d’éléments de preuve écrite ou orale pour étayer les solutions de rechange précises qui, selon elle, étaient à la disposition du prestataire.

[58] Par souci d’équité envers le prestataire, la division générale aurait également dû discuter de ces solutions de rechange avec lui pendant l’audience. De cette façon, la division générale aurait pu examiner si ces solutions étaient raisonnables, ou même possibles.

[59] Dans la présente affaire, la division générale n’a pas discuté de toutes les solutions raisonnables possibles avec le prestataire pendant l’audience. Par conséquent, elle a tiré des conclusions qui ne sont pas appuyées par la preuve. Par exemple, je n’ai pu trouver aucune preuve démontrant que le prestataire avait accès à des congés médicaux, et encore moins à des congés autorisés. De plus, la division générale n’a jamais établi si ces types de congés étaient raisonnables compte tenu des obligations familiales et des engagements financiers du prestataire.

Je réparerai les erreurs de la division générale en rendant la décision qu’elle aurait dû rendre

[60] Lors de l’audience devant moi, personne n’a fait valoir que je devais renvoyer le dossier à la division générale pour une troisième fois.

[61] Les parties ont eu pleinement l’occasion de présenter leurs éléments de preuve et leurs arguments à la division générale. En fait, le dossier écrit est très épais, et l’audience tenue le 18 juin 2020 a duré près de cinq heures.

[62] Compte tenu des circonstances, je rendrai la décision que la division générale aurait dû rendre et je déciderai si le prestataire est exclu du bénéfice des prestations d’AENote de bas page 28.

Le prestataire n’est pas exclu du bénéfice des prestations d’AE

[63] La question déterminante est essentiellement la suivante : Compte tenu de toutes les circonstances de la présente affaire, le prestataire avait-il d’autres solutions raisonnables plutôt que de refuser de travailler à partir du bureau au moment où il l’a fait?

[64] Je résumerai ainsi certaines des circonstances pertinentes :

  1. La relation du prestataire avec le directeur général a commencé à se détériorer en janvier 2018, mais il n’y avait pas d’antécédents de harcèlement ou d’intimidation au cours des cinq années et plus où il a travaillé pour l’employeurNote de bas page 29.
  2. Après l’incident du 23 février 2018, le prestataire a affirmé que le directeur général avait enfreint le manuel des employés de l’employeur, mais il n’y avait personne pour enquêter sur ses plaintes à part le directeur général lui-mêmeNote de bas page 30.
  3. En février et en mars 2018, le prestataire et le directeur général ont échangé des lettres, des courriels et des appels téléphoniques. Des appels importants ont eu lieu les 21 et 22 mars 2018. Le directeur général a déclaré à la division générale qu’il avait secrètement enregistré l’appel du 22 mars 2018 et qu’il avait choisi ses mots avec soin parce que le prestataire menaçait de le poursuivre pour harcèlementNote de bas page 31.
  4. Au cours de l’appel téléphonique du 22 mars 2018, le directeur général a déclaré qu’il était prêt à satisfaire certaines des conditions du prestataire afin de résoudre sa plainte pour harcèlementNote de bas page 32. Il s’est excusé de son comportement, a reconnu que celui-ci avait été inacceptable et a promis de ne plus jamais traiter le prestataire de cette façon. Il a également accepté de tenir des réunions de suivi hebdomadaires avec le prestataire. Cependant, il a refusé d’admettre qu’il avait harcelé le prestataire, de confirmer qu’il n’élèverait plus jamais la voix, d’engager plus de personnel ou de présenter ses excuses par écritNote de bas page 33.
  5. À la fin de l’appel du 22 mars 2018, le prestataire a déclaré que le directeur général manquait de sincérité et qu’il ne se sentait pas en sécurité de retourner au bureau lorsque le directeur général y était. Le directeur général, quant à lui, a déclaré qu’il considèrerait que le prestataire abandonnait son emploi s’il ne retournait pas travailler au bureau.
  6. Le 27 mars 2018, le prestataire a écrit au directeur général et a réitéré les conditions de résolution de sa plainte pour harcèlement, ce qui comprenait des excuses écrites et des engagements écrits à suivre le manuel de l’employé et à fournir un lieu de travail sécuritaire et exempt de harcèlement et d’intimidationNote de bas page 34. Le directeur général a répondu plus tard dans la journée en disant qu’il ne pouvait pas répondre aux demandes changeantes du prestataire et a averti le prestataire qu’il serait congédié s’il ne retournait pas au bureauNote de bas page 35.
  7. Le prestataire a travaillé de la maison le 2 avril 2018 et l’employeur a mis fin à son emploi le jour suivantNote de bas page 36.

[65] Le prestataire et l’employeur continuent d’être en désaccord sur la question de savoir si les actions du directeur général correspondent à la définition légale du harcèlement ou des relations conflictuelles. Je reconnais que l’incident de février était isolé et que des incidents répétés sont souvent nécessaires avant qu’un tribunal ne conclue à l’existence de harcèlementNote de bas page 37. Toutefois, la loi reconnaît que, dans les cas graves, un tribunal peut conclure qu’une personne a fait l’objet de harcèlement sur la base d’un seul incidentNote de bas page 38.

[66] La caractérisation précise du comportement du directeur général est moins importante dans la présente affaire. Le directeur général reconnaît qu’il a agi de manière inappropriée lors de la réunion du 23 février 2018. De plus, des psychologues ont confirmé que l’événement a été traumatisant pour le prestataire. Un psychologue a déclaré que le prestataire avait subi un préjudice moral, et un autre a confirmé qu’il a été incapable de travailler pendant de nombreux mois en raison de son anxiété et de son trouble de l’adaptation.

[67] La blessure du prestataire est une circonstance pertinente que je dois garder à l’esprit lorsque je considère les solutions raisonnables dont il disposait plutôt que de rester loin du bureau.

[68] De plus, le prestataire occupait un poste de cadre supérieur qui exigeait une confiance importante entre lui et le directeur général. Or, les événements de janvier à mars 2018 ont gravement nui à la confiance qui existait auparavant entre les deux. Il s’agit d’un autre facteur qui a contribué à la décision du prestataire de rester loin du bureau et que je dois garder à l’esprit.

[69] Plus particulièrement, le prestataire a estimé qu’il avait démontré qu’il était un employé loyal et dévoué qui faisait toujours passer le travail en premier. Par exemple, il n’a pris qu’une demi-journée de congé à la naissance de son premier enfant. Il a également bravé de terribles conditions météorologiques pour assister à une réunion au nom de l’employeur et a fini par avoir un grave accident de voiture. Ces antécédents ont contribué au fait que le prestataire a eu le sentiment que le comportement du directeur général le 23 février 2018 constituait une trahison importante.

[70] Il y avait beaucoup d’éléments de preuve montrant à quel point la relation entre le prestataire et le directeur général s’était détériorée. En voici quelques exemples :

  1. Le prestataire menaçait de porter plainte pour harcèlement contre le directeur général, tout en exigeant qu’il fasse des aveux importants par écrit. Par conséquent, le directeur général a craint d’être [traduction] « piégé » et a enregistré secrètement l’une de leurs conversations.
  2. Bien que le directeur général se soit excusé de son comportement lors de l’appel téléphonique du 22 mars 2018, le prestataire a douté de la sincérité de celui-ci. Le prestataire a déclaré que les excuses du directeur général devaient prendre une certaine forme et être présentées par écrit. En fait, le prestataire a même exigé que le directeur général dise, par écrit, qu’il suivrait le manuel des employés et respecterait les lois qui s’appliquent à tous les employeurs.

[71] Les chances de réconciliation entre le prestataire et le directeur général ont également été compromises par des problèmes liés au code de déontologie et de conduite et à la politique de dénonciation de l’employeurNote de bas page 39. Par exemple, le code de déontologie et de conduite ne prévoyait pas qu’une plainte puisse être déposée contre le directeur général, et l’employeur avait supprimé le service de signalement mentionné dans la politique de dénonciation.

[72] Il n’y avait donc pas de tierce partie indépendante qui pouvait aider le prestataire et le directeur général à résoudre leurs différends. Le directeur général agissait plutôt comme un enquêteur et un négociateur, ce qui a contribué au sentiment de méfiance du prestataire. Bien que le directeur général n’était pas tenu d’accepter toutes les demandes du prestataire, une tierce partie indépendante aurait pu aider à établir d’autres moyens de réduire les craintes du prestataire quant à son retour au bureau.

[73] Lorsque toutes ces circonstances sont considérées ensemble, on peut constater que le prestataire a démontré que, selon la prépondérance des probabilités, il n’avait pas d’autre solution raisonnable que de refuser de travailler au bureau lorsqu’il l’a fait.

[74] On ne pouvait pas raisonnablement s’attendre à ce que le prestataire accepte simplement les excuses du directeur général et reprenne le poste qu’il avait occupé :

  1. la gravité de l’incident de février;
  2. le préjudice psychologique que le prestataire a subi à cause de cela;
  3. l’importante rupture du lien de confiance entre le directeur général et le prestataire;
  4. l’absence d’une méthode efficace de règlement des différends.

[75] Le prestataire a bien essayé de résoudre ses différends avec le directeur général, mais le fossé qui les séparait était tout simplement trop large. De plus, rien ne laissait présager une réconciliation rapide entre les deux. En fait, la CAT a conclu qu’il était incapable de travailler en avril 2018 et pendant de nombreux mois par la suite.

[76] Des congés médicaux et des congés sans solde (si le prestataire en avait) ne constituaient pas des solutions raisonnables dans la situation du prestataire. Aucune des deux options n’aurait permis de reconstruire la relation de confiance qui était requise entre le prestataire et le directeur général. Au contraire, étant donné la vitesse à laquelle le directeur général voulait que le projet en question avance, sa relation avec le prestataire se serait probablement détériorée si le prestataire avait pris un congé supplémentaire.

[77] De plus, j’estime qu’il est déraisonnable de s’attendre à ce que le prestataire prenne tout type de congé qui réduirait considérablement son revenu.

Conclusion

[78] J’ai conclu que la division générale a commis les erreurs suivantes dans le présent dossier :

  1. Elle a commis une erreur de droit en limitant son analyse aux circonstances énumérées dans la Loi sur l’AE et en omettant de considérer comment les solutions raisonnables du prestataire étaient limitées par toutes les circonstances de sa situation.
  2. Elle a commis des erreurs de fait et de droit lorsqu’elle a conclu que le directeur général n’aurait pas pu harceler le prestataire ou provoqué une relation conflictuelle parce que le comportement du directeur général était motivé par des problèmes de rendement.
  3. Elle a commis des erreurs de fait lorsqu’elle a examiné les solutions raisonnables du prestataire.

[79] Ces erreurs me permettent d’intervenir dans la présente affaire.

[80] Après avoir pris en compte toutes les circonstances pertinentes, j’ai conclu que le prestataire n’avait aucune autre solution raisonnable que de refuser de travailler au bureau au moment où il l’a fait. J’accueille donc l’appel du prestataire. Le prestataire n’est pas exclu du bénéfice des prestations d’AE.

[81] En terminant, il convient de mentionner que la présente décision ne garantit pas que le prestataire recevra bel et bien des prestations régulières d’AE ni le montant de ces prestations. La Commission doit prendre d’autres décisions pertinentes maintenant que j’ai levé l’exclusion du prestataire.

[82] Par exemple, au cours de l’audience de la division générale, il a été question de la façon dont la Commission devrait répartir (ou comptabiliser) les prestations que le prestataire avait reçues de la CAT. En outre, une personne ne peut recevoir des prestations régulières d’AE que si elle est disposée et apte à travaillerNote de bas page 40.

Date de l’audience :

Le 2 mars 2021

Mode d’instruction :

Téléconférence

Comparutions :

J. A., appelant
Julie Villeneuve, représentante de l’intimée
Grant N. Stapon, c.r., représentant du mis en cause

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