Assurance-emploi (AE)

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[TRADUCTION]

Citation : RL c Commission de l’assurance-emploi du Canada, 2023 TSS 2056

Tribunal de la sécurité sociale du Canada
Division générale, section de l’assurance-emploi

Décision

Partie appelante : R. L.
Représentante : Christine Davies
Partie intimée : Commission de l’assurance-emploi du Canada
Représentante : Jessica Grant

Décision portée en appel : Décision découlant de la révision de la Commission de l’assurance-emploi du Canada (436667) datée du 19 octobre 2021 (communiquée par Service Canada)

Membre du Tribunal : Nathalie Léger
Dates des audiences :
Mode d’audience :
Les 7, 8 et 15 juin 2023
Vidéoconférence

Personnes présentes à l’audience :

Appelante
Représentants de l’appelante
Intimée
Représentants de l’intimée

Date de la décision : Le 23 octobre 2023
Numéro de dossier : GE-21-2151

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Décision

[1] L’appel est accueilli. Je conclus que l’article 153.17 de la Loi sur l’assurance-emploi viole l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés (Charte) et qu’il n’est pas justifié par l’article 1 de la Charte.

Questions préliminaires

[2] Le premier jour de l’audience, j’ai demandé à l’appelante si elle avait envoyé le l’avis requis au procureur général du Canada et à ceux des provinces.Footnote 1 J’ai posé la question parce qu’aucune copie du dépôt ne figurait au dossier. Elle a dit qu’elle l’avait envoyé et qu’elle déposerait une copie auprès du Tribunal avant la fin de la journée.

[3] Cependant, lorsque j’ai examiné le document déposé, je me suis rendu compte que le préavis de 10 jours n’avait pas été respecté. Même si la Commission de l’assurance-emploi du Canada n’a pas soulevé cette question à l’audience, j’ai conclu que je n’avais d’autre choix que de rendre une décision interlocutoire pour réduire les retards.Footnote 2 Cette décision a ensuite été envoyée aux procureurs généraux par mesure de précaution.

[4] Aucun procureur général n’a demandé d’intervenir et l’audience s’est poursuivie comme prévu.

Aperçu

[5] Au début de la pandémie de COVID-19, en mars 2020, l’appelante travaillait comme serveuse dans un restaurant. Comme des millions de Canadiens, elle a été mise à pied. L’économie était en pleine stagnation en raison des fermetures ordonnées par la santé publique. L’appelante a reçu la Prestation canadienne d’urgence (PCU) qui a été rapidement mise en place par le gouvernement. Cette mesure a été mise en place parce que le régime d’assurance-emploi n’était pas en mesure de traiter le nombre de demandes reçues.Footnote 3

[6] Pendant presque trois années, le gouvernement a mis en place des mesures pour s’assurer que la plupart des Canadiens qui subissaient les répercussions de la pandémie puissent avoir accès à un certain type de prestations d’assurance-emploi. Cela signifiait, entre autres choses, qu’il fallait réduire les exigences minimales pour avoir accès aux prestations, établir un taux de chômage uniforme pour toutes les régions et laisser tomber l’obligation de fournir un certificat médical pour recevoir les prestations de maladie.Footnote 4

[7] Une autre mesure était la mise en place d’un crédit unique d’heures. Ce crédit permettait aux personnes de remplir les conditions requises pour recevoir des prestations pourvu qu’elles aient accumulé au moins 120 heures au cours de leur période de référence. Cette mesure, prévue à l’article 153.17 de la Loi, était en place de septembre 2020 à septembre 2021, avec une mesure similaire applicable rétroactivement jusqu’au mois de mars 2020.

[8] Ce crédit s’appliquait à toutes les demandes, même si les prestataires avaient déjà accumulé assez d’heures pour être admissibles. C’était le cas de l’appelante à l’automne 2020. Une fois appliqué, le crédit ne pouvait pas être utilisé pour une demande ultérieure. Aucune disposition n’a été mise en place pour permettre aux prestataires de [traduction] « mettre en réserve » ce crédit d’heures ou de choisir de l’utiliser plus tard.

[9] L’appelante est tombée enceinte à l’automne 2020 et a donné naissance en juillet 2021. Elle a ensuite présenté une nouvelle demande de prestations de maternité et de prestations parentales, mais la Commission a décidé qu’elle n’avait pas accumulé assez d’heures pour y être admissible. Elle n’avait accumulé que 131 heures d’emploi assurable depuis sa dernière (et première) demande de prestations régulières. L’appelante a déclaré qu’à deux reprises des agents de Service Canada lui ont dit qu’elle pourrait de nouveau bénéficier du crédit d’heures. Les renseignements qu’elle a reçus étaient erronés. Si elle avait pu bénéficier du crédit, elle aurait été admissible aux prestations de maternité et aux prestations parentales de l’assurance-emploi. Maintenant, elle est prise au dépourvu.

[10] L’appelante prétend que la conception de l’article 153.17 de la Loi a un effet discriminatoire sur les femmes, particulièrement celles qui ont demandé des prestations régulières et spéciales pendant la pandémie.

[11] La partie intimée soutient qu’il n’a pas été démontré que l’article avait un effet disproportionné sur les femmes. D’ailleurs, la distinction que signale l’appelante est basée sur le secteur de travail, non pas le sexe. De plus, la partie intimée fait valoir que les difficultés subies n’ont pas été causées par l’article 153.17 de la Loi, mais résultent de la situation personnelle de l’appelante. Enfin, l’intimée soutient que la perpétuation d’un désavantage historique ne suffit pas à prouver qu’il y a eu de la discrimination et que c’est tout au plus l’effet que l’article contesté de la Loi a eu sur elle.

[12] Je dois décider si l’article 153.17 de la Loi a eu un effet discriminatoire sur l’appelante et, dans l’affirmative, si l’application de l’article 1 de la Charte peut le justifier.

Questions en litige

[13] Cette contestation constitutionnelle soulève les questions suivantes :

  1. a) L’article 153.17 de la Loi viole-t-il l’article 15 de la Charte?
  2. b) Si c’est le cas, l’article 153.17 de la Loi peut-il constituer une limite raisonnable en vertu de l’article 1 de la Charte?
  3. c) Si ce n’est pas le cas, quelle est la réparation appropriée?

Analyse

Introduction

[14] Les contestations fondées sur la Charte sont complexes. Des contestations qui traitent de l’article 15 de la Charte, soit la disposition sur les droits à l’égalité, sont particulièrement difficiles.Footnote 5 Cela est dû à une difficulté inhérente : celle de présenter un cadre analytique réalisable, équitable et sensible au fait que la discrimination peut être une conséquence involontaire de ce qui semble à première vue une mesure neutre. La loi a beaucoup évolué au cours des 30 dernières années.

[15] Conformément à cette tendance, au moins six décisions de la Cour suprême du Canada ont traité de la disposition sur les droits à l’égalité au cours des cinq dernières années. Toutes les décisions rendues comportaient de vigoureux motifs dissidents de certains juges.Footnote 6 L’enjeu ici c’est l’équilibre entre l’exercice des pouvoirs de contrôle judiciaire prévus par la Charte et la déférence à l’égard des choix du Parlement. Dans ce contexte-ci, la déférence consiste à respecter les décisions du Parlement en tant qu’organisme élu. Cela explique pourquoi la loi sur cette question, particulièrement sur le type et le niveau de preuve requis à chaque étape du critère, continue d’être si difficile à comprendre.

[16] De plus, même si tout le monde convient que l’article 15 devrait protéger l’égalité réelle plutôt que l’égalité formelle, la conception de ce qu’est exactement l’égalité réelle varie considérablement.Footnote 7 Plusieurs questions demeurent sans réponses. Qu’entend-on par une loi qui traiterait tout le monde d’une façon véritablement égale? Comment une personne peut-elle prouver que la loi a un effet véritablement discriminatoire sur elle ou sur des membres de son groupe? Quelle est la place de la comparaison dans une analyse de la discrimination? Plus important encore, quel est le rôle de la déférence à l’égard des choix du Parlement concernant la conception des prestations dans cette analyse de la discrimination? Et à quelle étape du critère juridique faut-il tenir compte de cette déférence? Ce sont des questions difficiles, et les réponses continueront probablement d’évoluer dans les années à venir.Footnote 8

Cadre législatif

[17] Pour mieux comprendre les positions des parties et l’analyse de la question constitutionnelle qui s’ensuivra, il est important de replacer d’abord la mesure prévue à l’article 153.17 de la Loi dans son contexte. Ce qui est en cause dans la présente décision, c’est la deuxième version du crédit d’heures prévu à l’article 153.17. Comme je l’expliquerai plus loin, les parties ont appelé cela [traduction] « la deuxième phase du crédit ».

[18] Pour expliquer le cadre législatif, je m’appuierai en partie sur les rapports et les témoignages des experts : Benoit Cadieux a témoigné pour l’intimée, la professeure Jennifer Robson et la Dre Ruth Rose ont témoigné pour l’appelante. Voici les domaines d’expertise de chacun dans la mesure où ils sont pertinents en l’espèce :

  1. i. Dre Ruth Rose :
    1. a) données et tendances sur la participation au marché du travail au Canada;
    2. b) emploi sexospécifique;
    3. c) équité salariale;
    4. d) conception et accès aux prestations.
  2. ii. Professeure Jennifer Robson :
    1. a) politiques publiques, conception de politiques, gestion politique et prestation de programmes de sécurité;
    2. b) politique de soutien aux femmes sur le lieu de travail et programmes de soutien;
    3. c) analyse comparative entre les sexes plus (ACS+) et incidence des prestations gouvernementales selon le sexe;
    4. d) conception de la politique et prestation du programme d’aide par le gouvernement fédéral.
  3. iii. Benoit Cadieux :
    1. a) conception, élaboration et application de la politique sur les prestations d’emploi.

[19] La Cour d’appel fédérale a décrit comme suit le régime d’assurance-emploi : [traduction] « un régime contributif qui offre une assurance sociale aux Canadiens qui subissent une perte de revenu en raison de la perte de leur emploi ou qui sont incapables de travailler en raison d’une maladie, d’une grossesse et de l’accouchement ou de responsabilités parentales à l’égard d’un nouveau-né ou d’un enfant nouvellement adopté ».Footnote 9

[20] Le programme est généralement considéré comme un programme fondé sur l’assurance parce que les prestations qu’une partie prestataire recevra sont liées à ses antécédents de travail, au lieu d’être établies uniquement en fonction de ses besoins.Footnote 10 Bien que cela soit vrai, certaines parties du programme, comme les prestations de maternité et les prestations parentales, ressemblent davantage à un programme d’aide sociale parce qu’elles ne présupposent pas un retour rapide au travail ou n’exigent pas une recherche active d’emploi.Footnote 11

[21] Au début de la pandémie, en mars 2020, le gouvernement canadien, comme plusieurs gouvernements, a mis en place un filet de sécurité économique pour ses citoyens et ses entreprises.Footnote 12 Ce filet de sécurité a évolué au cours de la pandémie (environ trois ans) en vue de s’adapter à l’évolution des besoins et à la relance incertaine.

[22] Bien que la nature du programme d’assurance-emploi n’ait pas été fondamentalement modifiée par les modifications mises en place pendant la pandémie, certaines de ses composantes clés ont été modifiées et leur importance proportionnelle a été grandement réduite. La conception de ces changements a été influencée par de nombreux facteurs, y compris le grand nombre de Canadiens touchés par la pandémie, l’incertitude économique persistante, les limites du système existant pour traiter les demandes et la nécessité de fournir rapidement et efficacement du soutien financier aux travailleurs touchés.Footnote 13

PCU — Première période : du 15 mars 2020 au 3 octobre 2020

[23] Au cours de la première période, du 15 mars 2020 au 3 octobre 2020, le gouvernement fédéral a créé la PCU. Elle se composait de deux programmes distincts.Footnote 14 Le premier s’appelait la PCU, il était destiné aux travailleurs qui n’auraient normalement pas accès à l’assurance-emploi, comme les travailleurs indépendants. Le second, la Prestation d’assurance-emploi d’urgence (PAEU), a remplacé les prestations d’assurance-emploi pour les personnes qui ont demandé des prestations régulières ou de maladie pendant cette période. La prestation fournie était de 500 $ par semaine pour tous les prestataires. Ce montant n’était pas corrélé au nombre d’heures assurables travaillées ni au montant gagné au cours de l’année précédente. Certains critères d’admissibilité ont également été modifiés pour faciliter l’admissibilité.Footnote 15

[24] Pour cette première série de mesures, les règles et les exigences habituelles pour avoir accès aux prestations spéciales (maternité, parentales, de compassion, etc.) n’ont pas été modifiées.Footnote 16 En août 2020, après avoir appris que certaines mères ne pouvaient pas être admissibles à ces prestations, le gouvernement a mis en place un premier crédit d’heures, qu’on octroyait une fois à une partie prestataire.Footnote 17 Les parties y ont fait référence, et moi aussi, comme étant « la première phase du crédit ». Celle-ci avait un effet rétroactif au 15 mars 2020, mais n’était accessible qu’aux personnes qui en avaient besoin pour être admissibles à une demande initiale de prestations spéciales.Footnote 18 Les prestataires devaient présenter une demande pour toucher ce crédit – il n’était pas automatiquement appliqué à chaque demande.

[25] Les statistiques fournies montrent que plus de femmes que d’hommes ont reçu la PCU, en partie parce qu’elles étaient plus susceptibles d’être sans emploi. Pour la même raison, c’est dans l’industrie hôtelière et des services de restauration que le pourcentage de bénéficiaires de la PCU était le plus élevé.Footnote 19 De plus, il n’est pas surprenant que les personnes ayant le plus faible revenu en 2019 étaient les plus susceptibles de recevoir des prestations et de les recevoir pendant une plus longue période.Footnote 20

PCU — Deuxième période : du 26 septembre 2020 au 24 septembre 2021

[26] Par la suite, une deuxième série de mesures annoncée à la fin du mois d’août 2020 a été mise en œuvre au début de l’automne 2020. Elles ont duré un an. Dans son rapport, Benoit Cadieux (l’expert de l’intimée) a écrit ce qui suitFootnote 21 :

[traduction]

Le gouvernement a reconnu que de nombreux travailleurs n’avaient pas accumulé assez d’heures pour être admissibles aux prestations d’assurance-emploi en raison de la pandémie. Cela comprenait les travailleurs qui n’avaient pas cessé de travailler, mais dont les heures de travail avaient diminué en raison de la COVID-19 et les travailleurs qui étaient retournés au travail peu de temps avant les fermetures et les restrictions et qui n’avaient pas eu le temps d’accumuler assez d’heures pour être admissibles aux prestations d’assurance-emploi.

[27] Parmi ces mesures, il y avait la deuxième phase du crédit d’heures prévue à l’article 153.17 de la Loi. Voici le libellé de l’article :

Prestations visées à la partie I

153.17 (1) Le prestataire qui présente une demande initiale de prestations à l’égard de prestations visées à la partie I le 27 septembre 2020 ou après cette date, ou à l’égard d’un arrêt de rémunération qui survient à cette date ou par la suite, est réputé avoir, au cours de sa période de référence :

  1. a) si la demande initiale de prestations est présentée à l’égard de prestations visées à l’un des articles 21 à 23.3, (https://www.canlii.org/en/ca/laws/stat/sc-1996-c-23/latest/sc-1996-c-23.html#sec21_smooth) 480 heures additionnelles d’emploi assurable;
  2. b) dans les autres cas, 300 heures additionnelles d’emploi assurable.
Restriction

(2) Le paragraphe (1) ne s’applique pas au prestataire dont le nombre d’heures d’emploi assurable exercé au cours de sa période de référence a déjà été majoré au titre de ce paragraphe ou au titre du présent article dans sa version au 26 septembre 2020, si une période de prestations a été établie à l’égard de cette période de référence.

[28] Les parties y ont fait référence, et moi aussi, comme étant la « deuxième phase du crédit ».Footnote 22 Cette deuxième phase faisait partie d’une série de mesures visant à faciliter l’accès aux prestations.Footnote 23 Contrairement à la première phase du crédit, celle-ci s’appliquait à toutes les premières demandes de prestations, même si les prestataires n’avaient pas besoin de ces heures pour être admissibles. Les prestations spéciales (prestations de maladie, prestations de maternité, prestations parentales, prestations de compassion et prestations pour maladie grave) étaient maintenant traitées de la même façon que les autres prestations – seul le nombre d’heures créditées différait.Footnote 24 Une fois appliqué, il ne pouvait pas être utilisé dans le cadre d’une nouvelle demande pendant la période applicable. Il n’y avait aucun moyen de refuser ce crédit ou de le mettre en réserve pour une utilisation ultérieure. Les [traduction] « règles sur le cumul » normales, qui portaient sur la combinaison de plus d’un type de prestations au cours d’une période de prestations donnée, n’ont pas été modifiées.

[29] Lorsque ces mesures ont été adoptées, tout le monde espérait que la pandémie prendrait fin bientôt et que l’économie se rétablirait.Footnote 25 L’expert témoin de l’intimée a déclaré que le gouvernement voulait s’assurer que les mesures seraient conçues de manière à ne pas décourager les gens de retourner au travail. Le gouvernement a estimé que 400 000 personnes de plus pourraient devenir admissibles grâce à ces mesures.Footnote 26

[30] Ce qui ressort clairement du témoignage de Benoit Cadieux et des déclarations du gouvernement à ce sujet, c’est que les deux phases du crédit visaient à faciliter l’accès aux prestations d’assurance-emploi pour les Canadiens qui en avaient besoin. Le gouvernement a reconnu que [traduction] « certaines personnes avaient encore besoin de soutien et d’aide pour établir une première demande ».Footnote 27

[31] Il est important de souligner que les prestataires qui avaient reçu la PAEU dès le début de la pandémie sont passés automatiquement à l’assurance-emploi en septembre 2020. Cela signifie que, sans prendre mesure, ils étaient alors réputés avoir présenté une demande initiale de prestations. La preuve montre qu’à la fin de septembre 2020, environ 2,8 millions de Canadiens sont passés aux prestations d’assurance-emploi.Footnote 28

[32] À ce moment-là, la pandémie durait depuis six mois et les femmes étaient durement touchées par les fermetures. Mais cela signifiait quand même qu’à ce moment-là, elles auraient accumulé six mois d’heures assurables dans un marché du travail « normal ».

[33] Lors du contre-interrogatoire, Benoit Cadieux a répondu que l’accent était mis sur la première demande de prestations au moment de la mise en œuvre de la mesure. Le gouvernement aurait toujours pu mettre en place de nouvelles mesures plus tard au besoin.

Troisième période

[34] C’est d’ailleurs ce qui a été fait à l’automne 2021, lorsqu’une troisième série de mesures d’un an a été mise en place. Ces mesures visaient [traduction] « à faire en sorte que le système continue de répondre aux besoins des travailleurs canadiens au cours de la reprise progressive de l’économie ».Footnote 29

Retour aux règles habituelles

[35] Ce n’est qu’à l’automne 2022 que les règles et les exigences régulières pour les prestations d’assurance-emploi ont été réactivées.

[36] Essentiellement, les faits relatifs aux antécédents d’emploi et à la situation familiale de l’appelante ne sont pas contestés.

[37] Au début de la pandémie, l’appelante avait deux enfants adolescents. Je retiens de son témoignage qu’elle était, et est toujours, la principale responsable de ces enfants.

[38] L’appelante travaille depuis au moins 2019 comme serveuse dans des restaurants et des tavernes. Elle travaillait selon un horaire irrégulier, mais faisait en moyenne de 30 à 35 heures par semaine. En février 2020, juste avant la pandémie, elle a commencé à travailler à temps plein pour un nouvel employeur. Le 16 mars 2020, elle a été mise à pied lorsqu’un confinement à l’échelle du pays a été ordonné.Footnote 30

[39] Elle a demandé des prestations d’assurance-emploi, mais on lui a dit qu’elle recevrait plutôt la PCU. Elle recevait 2 000 $ par mois. Il lui a fallu quelques semaines avant de recevoir les premiers versements.

[40] Au début du confinement, elle a emménagé avec son conjoint, qui vivait à près d’une heure de route. Son déménagement avait été planifié au cours des mois précédents, mais elle a avancé la date en raison de la pandémie. En juillet 2020, lorsque les restaurants et les bars ont été autorisés à rouvrir, elle a été rappelée au travail par son ancien employeur. Elle a immédiatement accepté de retourner au travail, même si cela voulait dire deux heures de déplacement (aller-retour). Elle s’est entendue avec son employeur pour faire des quarts de travail plus longs – jusqu’à 12 heures par jour – afin de réduire le nombre de jours qu’elle devait se déplacer pour se rendre au travail. Cela lui permettait de s’occuper de ses enfants les jours où elle ne travaillait pas. Comme elle était l’employée ayant le moins d’ancienneté et qu’il y avait encore des restrictions liées à la salle à manger intérieure, elle ne pouvait travailler qu’à temps partiel.

[41] À la fin de septembre 2020, la PCU a pris fin, et l’appelante est passée automatiquement au programme de PAEU.Footnote 31 On lui a seulement dit qu’elle devait remplir des bulletins hebdomadaires. Elle a été mise à pied de nouveau en novembre, lorsque de nouvelles ordonnances sanitaires sont entrées en vigueur et que les restaurants ne pouvaient plus servir de nourriture dans les salles à manger intérieures.Footnote 32 De juillet 2020 à novembre 2020, elle a accumulé 131 heures d’emploi assurable.

[42] De plus, en novembre 2020, une semaine avant d’être de nouveau mise à pied, elle a appris qu’elle était enceinte. Cela a aggravé sa situation parce que la grossesse est l’un des facteurs qui augmentent le risque de développer des symptômes plus graves de la COVID-19. Elle n’a pas travaillé de novembre 2020 à juillet 2021 et a continué de recevoir la PAEU.

[43] Elle a déclaré avoir téléphoné à Service Canada à deux reprises pour savoir si elle était admissible aux prestations de maternité et aux prestations parentales. Elle a dit qu’on lui avait répondu que, comme le crédit d’heures s’appliquerait à sa demande, elle aurait le nombre d’heures assurables requis pour y être admissible.Footnote 33

[44] Elle a accouché en juillet 2021 et a continué de recevoir la PAEU jusqu’à la fin de sa période de prestations en septembre 2021. Elle a présenté une nouvelle demande de prestations de maternité et de prestations parentales le 13 septembre 2021, mais celle-ci a été refusée parce qu’elle n’avait pas assez d’heures pour être admissible.Footnote 34 Elle avait seulement 131 heures.

[45] Elle a déclaré que c’était devenu difficile pour elle à ce moment-là parce que ses finances et celles de son conjoint étaient séparées. Elle lui donnait de l’argent pour le loyer et la nourriture. Elle ne pouvait pas retourner au travail à ce moment-là parce que personne ne pouvait s’occuper de son nouveau-né et parce qu’il y avait une liste d’attente d’un an pour la garderie. Son conjoint est retourné au travail en octobre 2021, alors il ne pouvait pas rester à la maison non plus. Elle a déclaré qu’elle subissait une pression financière importante et éprouvait un stress psychologique; la situation aggravait les problèmes existants dans son couple.

[46] Même si elle ne recevait plus de prestations, elle devait tout de même pourvoir aux besoins de ses deux enfants plus âgés. Elle devait aussi payer ses factures de téléphone et d’assurance. Elle aurait aimé pouvoir aider davantage ses enfants au cours de la reprise progressive de l’économie, mais elle n’en avait pas les moyens.

[47] Lors du contre-interrogatoire, l’appelante a convenu qu’elle n’avait pas fait de recherches d’emploi pendant qu’elle recevait des prestations. Elle attendait d’être rappelée par son ancien employeur. Elle a dit qu’elle ne pensait pas qu’il y aurait des offres d’emploi étant donné le confinement et les règles strictes qui s’appliquaient dans le domaine de la restauration. C’est pourquoi elle n’a pas cherché d’autres emplois.

[48] Elle a également déclaré que les renseignements qu’elle a reçus de Service Canada, selon lesquels elle pouvait être admissible aux prestations de maternité avec seulement 120 heures, n’ont pas influencé sa volonté de chercher du travail. C’est la réalité du marché du travail dans son domaine qui l’a découragée. La Commission ne lui a jamais demandé de prouver sa disponibilité à travailler ni de fournir des preuves de sa recherche d’emploi.

[49] Elle a finalement déclaré qu’elle avait trouvé d’autres femmes en ligne qui se trouvaient dans une situation semblable à la sienne. Elle a également vu des reportages sur le sujet. Ces femmes venaient de partout au Canada. Elles avaient toutes des circonstances différentes, mais elles ont fini par se retrouver dans des situations semblables.

[50] L’intimée a déposé un affidavit de Joycelyn De Souza, consultante en expertise opérationnelle à la Direction générale des services de versement des prestations de Service Canada. Elle a été contre-interrogée à l’audience.

[51] Son témoignage portait essentiellement sur le type et le nombre de semaines de prestations que l’appelante a reçues. Par exemple, elle a déclaré que l’appelante a reçu, au total, 74 semaines de prestations en plus des quatre semaines de paiements anticipés, pour un total de 40 111 $.Footnote 35 Ces chiffres ne sont pas contestés.

[52] Lors du contre-interrogatoire, elle a confirmé que même si l’appelante avait converti sa demande en prestations de maternité après son accouchement, elle n’aurait pu recevoir que neuf semaines et un jour de prestations de maternité en raison de la « règle sur le cumul ». Pour pouvoir recevoir les 15 semaines complètes de prestations de maternité et les 35 semaines de prestations parentales régulières, elle devait se rendre admissible à une nouvelle demande.

Analyse de la discrimination – principes juridiques

[53] Comme je l’ai mentionné plus tôt, l’analyse de la discrimination a beaucoup évolué au fil du temps. Il est important de garder à l’esprit que certains des principes clés de ces décisions ne sont plus reconnus en droit. Autrement dit, il faut très prudent et faire preuve de discernement si l’on veut s’appuyer sur les décisions antérieures de la Cour suprême du Canada concernant l’article 15 de la Charte.

[54] Le contexte unique de la pandémie et les mesures exceptionnellement vastes qui ont été mises en place pour répondre aux besoins des millions de Canadiens font en sorte que nous devons faire preuve de prudence en appliquant la jurisprudence antérieure qui portait sur la Loi ou le Régime de pensions du Canada.Footnote 36 Contrairement à ce qui était en cause dans certaines décisions antérieures, les mesures mises en place pendant la pandémie visaient à couvrir un grand nombre de Canadiens avec des mesures temporaires fortement simplifiées, qui n’établissaient pas autant de distinctions que le régime le ferait normalement. Compte tenu de la portée considérable des mesures spéciales et des sommes que le gouvernement était disposé à dépenser pour ces mesures, la question de la « répartition de maigres ressources » – qui est habituellement importante dans ce genre de cas – est beaucoup moins importante en l’espèce. On fera donc preuve de moins de déférence à l’égard de cette question.Footnote 37

[55] Le critère juridique n’a pas changé au cours des 10 dernières années. Il y a toujours deux volets, chacun doit être analysé, dans la mesure du possible, distinctement.Footnote 38 L’accent doit être mis sur la situation du groupe de la partie prestataire. La loi peut avoir une incidence sur le groupe de deux façons : elle peut soit créer des obstacles pour les membres du groupe protégé, soit omettre de prendre des mesures d’adaptation pour les membres du groupe protégé.Footnote 39

[56] Dans la décision R c Sharma, la décision la plus récente de la Cour suprême du Canada sur l’article 15, la Cour a formulé le critère de la façon suivanteFootnote 40 :

[Le critère] oblige le demandeur à démontrer que la loi ou la mesure de l’État contestée a) crée, à première vue ou de par son effet, une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue; et b) impose un fardeau ou nie un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage.

[57] Il existe deux types de discrimination. La discrimination peut être directe (« à première vue »), lorsque la loi elle-même établit une distinction fondée sur un motif protégé. La discrimination peut également être indirecte (« effet préjudiciable ») lorsque la loi a un effet défavorable disproportionné sur une partie prestataire ou sur son groupe. Il est généralement plus difficile pour la partie prestataire de prouver la discrimination fondée sur les effets défavorables disproportionnés.Footnote 41 Comme toutes les distinctions ne sont pas discriminatoires, de nombreux facteurs, y compris le contexte général de la loi, doivent être pris en considération pour établir l’existence d’une discrimination.Footnote 42

[58] Je vais maintenant expliquer ce que la Cour suprême prévoit pour chaque partie du critère.

Étape 1 – « crée, à première vue ou de par son effet, une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue »

  1. a. La distinction doit être fondée sur un motif énuméré ou analogue. On peut invoquer plus d’un motif ou des motifs de discrimination qui se recoupent.Footnote 43
  2. b. Il n’est pas approprié de chercher un groupe « de comparaison aux caractéristiques identiques », car cela mène trop souvent à la recherche de la similitude, ce qui n’est pas l’objectif d’une égalité réelle.Footnote 44
  3. c. La loi doit avoir un effet disproportionné sur les membres d’un groupe protégé. Tous les membres du groupe protégé ne doivent pas être touchés, ou touchés de la même manière, pour que l’exigence de la première étape soit respectée.Footnote 45
  4. d. Il faut établir une sorte de lien de causalité, ou d’association, entre la loi et les effets défavorables subis par le groupe protégé. Cela signifie que la norme ou la loi contestée doit avoir, d’une manière ou d’une autre, contribué à l’effet disproportionné. Il n’est pas nécessaire qu’elle soit la cause principale, ou l’unique cause de l’effet.Footnote 46
  5. e. L’effet disproportionné peut découler d’une loi (ou d’une norme) qui a pour effet de désavantager les membres d’un groupe protégé. Ou bien, il peut découler d’une loi qui ne prévoit pas les mesures d’adaptation dont les membres de ce groupe ont besoin pour avoir accès à tous les avantages de la loi.Footnote 47
  6. f. Pour prouver l’effet disproportionné dans les cas d’effets défavorables, deux types d’éléments de preuve devraient être présentés : « Le premier porte sur la situation du groupe de demandeurs. Le deuxième porte sur les conséquences de la loi. »Footnote 48
  7. g. Les statistiques, les témoignages d’experts, les avis judiciaires et les déductions peuvent, entre autres, être utilisés pour démontrer un effet disproportionné, mais aucune forme spécifique de preuve n’est requise. Tout dépend des éléments contextuels et des éléments de preuve disponibles.Footnote 49
  8. h. Cette première étape du critère ne devrait pas être un obstacle onéreux à franchir pour les prestataires.Footnote 50

Étape 2 – « impose un fardeau ou nie un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage »

  1. a. Les prestataires doivent démontrer que le désavantage historique ou systémique subi par leur groupe protégé est renforcé ou exacerbé : « Le fait de laisser subsister un tel désavantage n’est pas suffisant en soi pour satisfaire aux exigences de la deuxième étape. »Footnote 51
  2. b. L’arbitraire, les préjugés et les stéréotypes peuvent aider, comme d’autres facteurs, à démontrer l’effet négatif de la loi sur le groupe protégé.Footnote 52 Aucun facteur précis n’est requis; tout dépend des circonstances particulières de l’affaire.
  3. c. L’intention du législateur de faire preuve de discrimination et les choix faits par le membre du groupe protégé ne sont pas des considérations pertinentes à cette étape de l’analyse de la discrimination.Footnote 53
  4. d. Il faut tenir compte du contexte plus large, y compris du contexte législatif, pour évaluer la nature et l’étendue du désavantage.Footnote 54
  5. e. Les cours (et les tribunaux) peuvent prendre connaissance d’office de « faits notoires et non contestés ».Footnote 55
  6. f. Lorsque le Parlement prend des mesures, il doit le faire d’une manière qui n’a pas d’effet discriminatoire sur un groupe protégé.Footnote 56 L’État aura toujours la possibilité de justifier, en vertu de l’article 1 de la Charte, les choix qu’il a faits et le désavantage ainsi créé ou exacerbé.Footnote 57

Application des principes juridiques aux faits de la présente affaire

Étape 1 – Distinction fondée sur un motif énuméré

Motifs protégés

[59] Les parties ne contestent pas le motif de discrimination qui s’applique en l’espèce. C’est le motif du sexe. La maternité a été liée au fait d’être une femme et donc au motif du sexe.

[60] Les parties ne s’entendent pas sur les points suivants : qui appartient au groupe et quel rôle le motif protégé joue dans la façon dont la loi s’appliquait à l’appelante. L’appelante soutient que le groupe protégé devrait être décrit comme étant les femmes qui ont subi une perte d’emploi et qui ont également donné naissance pendant la pandémie.Footnote 58 Le fait que seul un sous-ensemble de femmes est considéré comme étant désavantagé par la mesure n’est pas à prendre en considération à cette étape.Footnote 59

[61] L’intimée fait valoir que la distinction en l’espèce n’est pas fondée sur le sexe, mais sur la situation personnelle de l’appelante. Autrement dit, l’intimée soutient que l’appelante aurait pu recevoir toutes ses prestations de maternité et ses prestations parentales si elle avait accouché plus tôt pendant la pandémie.Footnote 60 Par conséquent, ce n’est pas la mesure qui a causé le désavantage, mais le moment de sa grossesse et de son accouchement.

[62] À mon avis, l’argument de l’intimée est semblable à celui présenté dans l’affaire Fraser, où il a été soutenu que ce n’était pas la disposition du régime de pensions qui était discriminatoire à l’égard des femmes. On a plutôt fait valoir que c’était leur choix de participer au programme de partage de poste qui a causé le désavantage. Footnote 61 Cet argument, lié aux choix faits par ceux qui prétendent avoir subi des effets négatifs, a été carrément rejeté par la majorité dans l’affaire Fraser, comme cela avait été le cas dans des décisions antérieures de la Cour suprême.Footnote 62 Il doit également être rejeté en l’espèce.

[63] J’estime qu’à cette étape du critère, on peut simplement conclure que la grossesse de l’appelante – et donc son sexe – a joué un rôle dans le fait qu’elle a été traitée différemment. Il existe donc une distinction fondée sur le sexe. Le fait que d’autres facteurs aient joué un rôle, comme sa situation personnelle ou le moment de sa grossesse, ne contredit pas cette conclusion.

Effet disproportionné

[64] En l’espèce, le désavantage est économique. Il était impossible pour certaines nouvelles mères de bénéficier du crédit d’heures dont elles avaient besoin pour être admissibles à une deuxième demande de prestations d’assurance-emploi, en l’occurrence les prestations de maternité et les prestations parentales. Cela signifie qu’elles n’ont pas pu toucher à l’ensemble ou à une partie de ces prestations. Ces mères ne pouvaient pas bénéficier du crédit d’heures parce qu’il avait été appliqué à leur demande précédente de prestations régulières, même si elles n’en avaient pas besoin pour être admissibles à ce moment-là.

[65] Pour démontrer l’effet d’une mesure législative, deux types d’éléments de preuve peuvent être utilisés : ceux qui portent sur la situation du groupe et ceux qui démontrent les effets de la loi sur ce groupe.Footnote 63 Dans les cas de discrimination fondée sur les effets défavorables, il peut être utile de présenter les deux types de preuve. L’accent doit être mis sur la situation historique et actuelle du groupe (ou sous-groupe) protégé ainsi que sur les effets que la mesure contestée a eus sur le groupe.

[66] Les parties ont produit des éléments de preuve qui correspondent aux deux catégories mentionnées ci-dessus. Pour l’appelante, la Dre Ruth Rose et la Dre Jennifer Robson ont présenté des éléments en tant que témoins expertes. Pour l’intimée, Benoit Cadieux a présenté des éléments en tant que témoin expert.Footnote 64 Je vais résumer leur preuve dans les paragraphes qui suivent.

Contexte de la situation de groupe d’une partie prestataire

Situation générale des femmes sur le lieu de travail

[67] Il est généralement reconnu que les femmes subissent certains désavantages sur le lieu de travail. La décision la plus récente de la Cour suprême du Canada sur le sujet est celle rendue dans l’affaire Fraser, où la majorité des juges de la Cour a déclaré ce qui suit : « Reconnaître la réalité de la division des tâches ménagères entre les genres et ses répercussions sur la vie professionnelle des femmes n’est pas une question nouvelle, pas plus qu’elle n’est contestable. »Footnote 65

[68] La preuve présentée par la Dre Rose va dans le même sens.Footnote 66 Son rapport montre que le taux de participation des hommes à la population active a toujours été plus élevé que celui des femmes au Canada. Il en va de même pour le taux d’emploi.Footnote 67 Les statistiques montrent également que les femmes continuent de faire une plus grande part des tâches ménagères non rémunérées, quoiqu’on constate une décroissance de ce phénomène parmi les femmes plus jeunes.Footnote 68

[69] La preuve montre ce qui suit :

  1. i. Les femmes travaillent toujours à temps partiel deux fois et demie plus souvent que les hommes, et cette tendance n’a pas été modifiée par la pandémie.Footnote 69
  2. ii. Plus de femmes que d’hommes travaillent à temps partiel pour des raisons involontaires. Et lorsqu’elles choisissent de travailler à temps partiel, c’est plus souvent pour s’occuper de leurs enfants ou d’autres membres de la famille.Footnote 70
  3. iii. Les femmes travaillent en moyenne moins d’heures par semaine que les hommes.
  4. iv. Les femmes travaillent surtout à temps partiel pour pouvoir accomplir des tâches ménagères et prendre soin de leurs enfants ou de membres de leur famille.Footnote 71

[70] Il existe toujours une différence importante en faveur des hommes dans le revenu annuel moyen d’emploi, le salaire hebdomadaire et le taux horaire.Footnote 72 Les mères monoparentales ayant des enfants de moins de trois ans sont confrontées à la situation la plus difficile, tant en termes de chômage que de revenus.Footnote 73 Cet effet défavorable sur l’emploi des femmes qui découle du fait d’avoir de jeunes enfants est communément appelé [traduction] « la pénalité liée à la maternité », et c’est surtout difficile pour les mères monoparentales et moins instruites.Footnote 74

[71] La main-d’œuvre est toujours très séparée en fonction de l’occupation. En général, les femmes occupent toujours des [traduction] « emplois que l’on associe par stéréotypes au genre féminin ».Footnote 75 C’est le cas des [traduction] « Occupations en vente et service », qui comprennent la sous-catégorie « Industrie alimentaire et de service ».Footnote 76 Cependant, la main-d’œuvre est également divisée au sein des grandes catégories professionnelles. Par exemple, la Dre Rose a déclaré que les [traduction] « cuisiniers et chefs cuisiniers » forment une catégorie majoritairement masculine où les travailleurs sont mieux rémunérés que les autres catégories d’emploi de la même catégorie.Footnote 77 Par exemple, dans la catégorie professionnelle [traduction] « Serveurs d’aliments et de boissons », 78,8 % des personnes employées étaient des femmes en 2015 et le salaire annuel moyen était nettement inférieur à celui des chefs, qui est une catégorie à prédominance masculine.Footnote 78

[72] Historiquement, les femmes ont moins de chances que les hommes de recevoir des prestations d’assurance-chômage, pour diverses raisons, y compris le fait qu’elles sont plus susceptibles de travailler à temps partiel et de travailler en moyenne moins d’heures par semaine. Par conséquent, le fait que l’admissibilité soit calculée en heures plutôt qu’en semaines a eu un effet négatif sur les femmes en ce qui concerne l’accès aux prestations d’assurance-emploi.Footnote 79

[73] Ce n’est pas surprenant finalement que les femmes reçoivent la grande majorité des prestations de maternité, parentales et familiales. Par exemple, les femmes représentent 76,5 % des bénéficiaires de prestations parentales au Canada (sans tenir compte du Québec). Elles représentent également la grande majorité des prestataires qui reçoivent un supplément familial pour les familles à faible revenu.Footnote 80 Enfin, les femmes sont trois fois plus susceptibles que les hommes de combiner plus d’un type de prestations au cours d’une période de prestations. En l’espèce, il s’agit des prestations régulières et des prestations de maternité/parentales.Footnote 81

Situation des femmes pendant la pandémie

[74] La preuve démontre que les femmes étaient durement touchées pendant la pandémie. D’ailleurs, celles qui sont tombées enceintes ou qui devaient s’occuper de jeunes enfants ont vécu des expériences difficiles. Elles perdaient leur emploi plus souvent, travaillaient moins d’heures par semaine et avaient besoin de soutien plus longtemps que les hommes. Cela était si évident que le gouvernement l’a reconnu et a pris des mesures pour y répondre.Footnote 82 Leur désavantage historique en milieu de travail a donc été aggravé par les fermetures liées à la pandémie et les restrictions au travail.

[75] La pandémie a eu une incidence importante sur les taux d’emploi (et de chômage). Les taux de chômage ont atteint un point culminant en mai 2020 et ont diminué progressivement au cours des mois suivants.Footnote 83 Ce n’est qu’en février 2022 que les taux de chômage sont revenus à leur niveau de janvier 2020.Footnote 84

[76] Les faits montrent qu’ici, comme ailleurs dans le monde, les femmes ont été plus touchées par la pandémie, surtout au cours des premières vagues.Footnote 85 Les femmes ont subi plus de pertes d’emploi que les hommes, ont mis plus de temps à retourner sur le marché du travail et étaient plus susceptibles de perdre de nouveau leur emploi.Footnote 86 L’augmentation du nombre de demandes de prestations régulières de l’assurance-emploi a été beaucoup plus importante pour les femmes d’octobre 2020 au mois d’octobre 2021.Footnote 87

[77] Tandis qu’en septembre 2020 les hommes ont recommencé à travailler leur nombre d’heures rémunérées hebdomadaires typiques (d’avant la pandémie), ce n’est qu’en mai 2021 que les femmes ont réussi à le faire, soit huit mois plus tard.Footnote 88 Enfin, les femmes étaient plus susceptibles que les hommes de quitter et réintégrer le marché du travail, car elles travaillaient de façon non rémunérée à la maison.Footnote 89

[78] Il convient également de noter que les familles monoparentales, souvent dirigées par des femmes, sont les plus touchées dans tous les secteurs. Cela s’explique en partie par le fait que les femmes ont assumé de plus grandes responsabilités en matière de garde d’enfants en raison de la fermeture des écoles et des garderies.Footnote 90 Par exemple, les mères ayant des enfants d’âge scolaire avaient moins de chances (un écart de quatre points de pourcentage) que les pères dans la même situation d’être au travail lorsque les écoles étaient fermées en raison de restrictions sanitaires.Footnote 91 En effet, ce sont surtout les mères qui restaient à la maison pour s’occuper des enfants lorsque les écoles étaient fermées.

[79] La Dre Rose a démontré que 21 % des emplois perdus au cours des pires mois de la pandémie étaient dans le secteur « Hébergement et services alimentaires », même si ce secteur ne compte que pour 6 % de l’emploi total dans des circonstances normales.Footnote 92 Les emplois dans ce secteur sont occupés principalement par des femmes. De plus, les « Serveurs d’aliments et de boissons » était l’une des catégories professionnelles les plus durement touchées pendant la pandémie. Par exemple, la figure 4.2Footnote 93 du rapport de la Dre Rose montre qu’il y avait de plus en plus de restrictions liées aux salles à manger des restaurants du mois d’août 2020 au mois de mai 2021 que l’indice global de restriction.Footnote 94 L’incidence des restrictions pandémiques sur les salles à manger des restaurants, entre autres choses, s’est fait sentir longtemps après la première vague. Même en janvier 2022, le niveau d’emploi n’avait pas été rétabli.Footnote 95

[80] Peu après le début de la pandémie, les femmes ont commencé à s’inquiéter de leur capacité à accumuler le nombre d’heures nécessaire pour être admissibles aux prestations de maternité et aux prestations parentales. Benoit Cadieux a déclaré que le gouvernement était au courant de cette situation et qu’il s’agissait d’une des raisons pour lesquelles le crédit d’heures a été mis en place.Footnote 96

L’effet de la loi

[81] Le deuxième type d’éléments de preuve que nous devons évaluer est l’effet de la loi, ou de la mesure législative contestée, sur les membres du groupe. Ces éléments de preuve peuvent provenir de nombreuses sources : témoignages, faits essentiels, statistiques, témoignages d’experts et, dans les cas appropriés, déductions.

[82] La preuve a démontré ce qui suit :

  1. i. Les femmes étaient plus susceptibles que les hommes de subir des interruptions de travail causées par plusieurs facteurs.
  2. ii. Les femmes travaillent plus souvent à temps partiel et font moins d’heures par semaine.
  3. iii. Les femmes demandent plus de prestations spéciales d’assurance-emploi, comme des prestations de maternité et des prestations parentales.
  4. iv. De mars à septembre 2020, au moins 400 femmes remplissaient les conditions requises pour recevoir des prestations de maternité uniquement parce qu’elles bénéficiaient du crédit d’heures.

[83] Le gouvernement canadien a mis en place des mesures pour rendre le régime d’assurance-emploi accessible à un plus grand nombre de travailleurs, y compris la PCU et d’autres mesures temporaires comme le crédit d’heures.Footnote 97 Ces mesures ont aidé un grand nombre de Canadiens à obtenir des prestations d’assurance-emploi de mars 2020 à septembre 2022.

[84] Les éléments de preuve fournis par la Dre Rose montrent que le critère plus facile à remplir pour les prestations de septembre 2020 à septembre 2021 a permis à plus de femmes que d’hommes d’y avoir accès.Footnote 98 Les femmes étaient également plus susceptibles de tirer profit des 500 $ de prestations prévues par les nouvelles règles de l’assurance-emploi parce qu’elles ont toujours eu une rémunération hebdomadaire inférieure à celle des hommes. Elles n’auraient donc pas nécessairement reçu ce montant, si ce n’était des mesures gouvernementales. Il est important de souligner que la Dre Rose a mentionné lors du contre-interrogatoire que ces statistiques ne tiennent pas compte spécifiquement du crédit d’heures parce qu’à sa connaissance, aucune statistique n’est disponible pour démontrer leur effet spécifique.

[85] Les seules statistiques qui ont été présentées sur l’effet spécifique du crédit d’heures ont été fournies par Benoit Cadieux dans son rapport. Son rapport montre que les mesures spéciales mises en place en septembre 2020 ont permis d’établir 13,2 % de toutes les demandes de prestations régulières. Autrement dit, 13,2 % des demandes de prestations régulières au cours de cette période n’auraient pas abouti si le gouvernement canadien n’avait pas adopté des mesures spéciales pour faciliter l’accès aux prestations. D’ailleurs, environ 70 % de ces demandes-là ont été établies grâce au crédit d’heures. Et les 30 % restants ont été établis en raison du taux de chômage fixé à 13,1 %.Footnote 99

[86] Les chiffres fournis dans le rapport montrent également que 7,6 % de toutes les demandes de prestations spéciales ont été établies grâce au crédit d’heures. Et, 98,8 % d’entre elles ont été établies le 27 septembre 2020 ou après cette date. De plus, 4,8 % de toutes les demandes de prestations spéciales qui ont été établies visaient des prestations de maternité. Les autres demandes ont été établies grâce à la « première phase du crédit », ce qui représente environ 400 demandes.Footnote 100

[87] Benoit Cadieux a déclaré lors d’un contre-interrogatoire que ces statistiques ne couvrent que les premières demandes de prestations. Par conséquent, elles n’indiquent pas le nombre de personnes qui, comme l’appelante, auraient eu besoin du crédit d’heures pour avoir droit à une deuxième demande de prestations de maternité ou de prestations parentales. Elles n’indiquent pas non plus combien de demandes ont été rejetées ou n’ont pas été faites, par exemple, parce que les femmes ont reçu des renseignements erronés (comme ce fut le cas pour l’appelante), ou pour d’autres raisons.

[88] Dans son témoignage, l’appelante a également souligné que sa situation s’est aggravée du moment qu’elle ne pouvait pas être admissible aux prestations de maternité sans l’application du crédit d’heures. De toute évidence, prendre soin d’un nouveau-né et de deux adolescents sans revenu n’est pas une situation facile. Il existe d’autres décisions du Tribunal de la sécurité sociale portant sur des situations semblables à celle de l’appelante; celles-ci documentent également les difficultés créées par la mesure contestée.Footnote 101

[89] Compte tenu de la preuve, il est possible de conclure qu’au moins autant de femmes, et probablement beaucoup plus, n’étaient pas en mesure (ou n’auraient pas été en mesure de le faire si elles avaient présenté une demande) de remplir les conditions requises pour recevoir des prestations de maternité et parentales plus tard au cours de la pandémie.

Conclusion sur la preuve

[90] La question que je dois aborder à ce stade-ci est la suivante : La preuve au dossier établit-elle que l’article 153.17 de la Loi a un effet disproportionné sur les femmes?

[91] J’estime que le dossier contient suffisamment d’éléments de preuve pour appuyer les arguments de l’appelante à cette première étape du critère de l’article 15. Cette conclusion est appuyée par la preuve des témoins experts de l’appelante et de l’intimée, ainsi que par le témoignage de l’appelante.

[92] J’estime qu’il y a une distinction (ou un effet disproportionné) fondée sur le sexe pour les raisons suivantes :

  1. i. Les femmes étaient plus touchées par la pandémie, et le gouvernement le savait.
  2. ii. Historiquement, les femmes ont reçu moins de prestations régulières et plus de prestations spéciales (de maternité et parentales).
  3. iii. Pendant la pandémie, les femmes étaient dans une situation plus précaire que les hommes sur le marché du travail.

[93] Les femmes ont été plus durement touchées par la pandémie. La preuve montre que les femmes sont toujours désavantagées sur le lieu de travail. Elles sont plus susceptibles de travailler à temps partiel, de travailler moins d’heures et de gagner moins d’argent par semaine. Elles avaient plus de difficulté à travailler pendant la pandémie, soit en raison de la fermeture des écoles, soit parce qu’elles devaient s’occuper de membres de leur famille. Tout au long de la pandémie, les femmes étaient plus touchées par les fermetures et les restrictions. Cela s’explique en partie par le fait qu’elles sont plus susceptibles de travailler dans des secteurs et des catégories d’emplois qui ont été plus durement touchés par la pandémie.

[94] La preuve montre que les femmes sont traditionnellement moins susceptibles que les hommes de recevoir des prestations d’assurance-chômage. Les femmes constituent la grande majorité des bénéficiaires de prestations de maternité et de prestations parentales. Les taux de natalité sont demeurés relativement stables pendant la pandémie (à l’exception d’une forte baisse en 2020), mais les demandes de prestations de maternité et parentales étaient plus faibles qu’avant la pandémie.Footnote 102

[95] Les mesures mises en place ont aidé les femmes et les hommes à présenter une première demande de prestations. La preuve montre que les demandes pour les deux types de prestations (régulières et spéciales) ont été facilitées. Elle montre également qu’au moins 4,8 % de toutes les demandes de prestations spéciales qui ont été établies grâce au crédit d’heures visaient des prestations de maternité.

[96] Il ressort clairement de ces éléments de preuve que les femmes sont, en tant que groupe, dans une situation plus précaire que les hommes et que cette situation s’est aggravée pendant la pandémie. Par conséquent, il est possible de conclure que certaines femmes seraient aussi plus susceptibles d’avoir été incapables de remplir les conditions requises pour recevoir des prestations spéciales au cours de la pandémie. Toutefois, comme le crédit d’heures ne s’appliquait qu’à la première demande, il n’aurait pas été disponible pour leurs demandes ultérieures. Le fait que seul un sous-groupe de femmes soit ainsi désavantagé ne signifie pas qu’il n’y a pas de discrimination.Footnote 103 La distinction fondée sur un motif énuméré (le sexe) est donc claire.

Le lien

[97] Cela m’amène à la question du lien entre la mesure contestée et l’effet négatif subi, à savoir que certaines femmes n’étaient pas admissibles aux prestations de maternité et aux prestations parentales en raison de la conception de l’article 153.17 de la Loi.

[98] Il s’agit d’un point litigieux dans la jurisprudence de la Cour suprême du Canada qui porte sur l’article 15 de la Charte. Bien que cela soit une exigence de longue date dans les affaires de discrimination fondée sur les droits de la personne, l’obligation de démontrer un lien dans les affaires de discrimination fondée sur la Charte n’a pas été adoptée comme une exigence par la majorité de la Cour suprême avant sa décision dans l’affaire Sharma.Footnote 104

[99] La majorité des juges de la Cour suprême dans l’affaire Sharma affirme que ce lien doit être plus que relationnel, il doit être causal. Cela signifie qu’il doit être démontré que la mesure contestée a contribué, d’une certaine façon, à l’effet négatif subi par le groupe. Encore une fois, de nombreux types de preuves peuvent être utilisés pour démontrer ce lien, et il arrivera parfois que le lien soit tellement évident qu’il n’exige aucune preuve. L’obligation de démontrer qu’un lien existe ne modifie en rien le critère. Par conséquent, la première étape de l’analyse de la discrimination ne devrait pas imposer un lourd fardeau aux prestataires. Cette première partie du critère vise à garantir que seules les allégations pertinentes, à savoir celles pour lesquelles il existe une distinction fondée sur un motif protégé, sont traitées.

[100] En l’espèce, l’intimée (Commission de l’assurance-emploi du Canada) soutient que le lien n’a pas été établi. La Commission affirme qu’il n’a pas été démontré que les femmes ont subi un effet négatif en raison de la conception du crédit d’heures. Elle fait également valoir que la preuve présentée par l’appelante est trop générale pour démontrer un lien réel entre l’effet sur les femmes et la mesure contestée. Elle affirme que le désavantage subi par les femmes est essentiellement dû au désavantage historique auquel elles sont déjà confrontées et non à la mesure législative contestée.Footnote 105

[101] Je ne suis pas d’accord. La question est la suivante : La conception de l’article 153.17 a-t-elle contribué à désavantager davantage les femmes que les hommes?

[102] La preuve a démontré ce qui suit :

  1. i. Les femmes n’ont pas pu remplir les exigences d’admissibilité pour recevoir un autre type de prestations plus tard au cours de la pandémie, car le crédit d’heures s’appliquait seulement à leur première demande, même si elles n’en avaient pas besoin pour être admissibles à ce moment-là.
  2. ii. Les femmes étaient plus susceptibles que les hommes d’avoir besoin de ce crédit. Cela s’explique par le fait qu’elles étaient plus touchées par la pandémie – elles avaient moins de chances d’accumuler suffisamment d’heures. Elles étaient également plus susceptibles de s’absenter du travail pour des obligations familiales.
  3. iii. Les femmes étaient plus susceptibles de prendre un congé de maternité et un congé parental et, par conséquent, d’avoir besoin de prestations pendant ces congés.

[103] Le lien entre la conception du crédit et le désavantage est clair : il a contribué, avec de nombreux autres facteurs, à accroître le désavantage historique que les femmes subissent.

Étape 2 – Impose un fardeau ou nie un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage

[104] La deuxième partie du critère de l’article 15(1) porte sur le caractère discriminatoire de la distinction. L’accent est mis sur la situation « des membres du groupe et de l’incidence négative de la mesure sur eux. Il s’agit d’une analyse contextuelle, non formaliste, basée sur la situation véritable du groupe et sur le risque que la mesure contestée aggrave sa situation. »Footnote 106 La position et le désavantage historique sont donc pertinents pour l’analyse. Il en va de même pour la situation des femmes dans le cadre législatif dans son ensemble.Footnote 107

[105] Même si la preuve de préjugés, de stéréotypes ou d’arbitraire n’est pas nécessaire, elle peut être utile pour démontrer la perpétuation d’un désavantage historique. Un désavantage arbitraire est celui qui « ne répond pas aux capacités et aux besoins concrets des membres du groupe ».Footnote 108 L’incidence sur la dignité de la personne ou du groupe n’est plus pertinente, depuis l’affaire Kapp, dans le cadre de l’analyse fondée sur l’article 15.Footnote 109 C’est pourquoi toute référence à l’analyse de la Cour dans l’affaire GosselinFootnote 110 ou GranovskyFootnote 111 doit être faite avec la plus grande prudence.Footnote 112

[106] Enfin, dans l’affaire Sharma, la Cour a signalé l’importance de tenir compte de l’objet de la mesure dans le contexte législatif plus large lors de la deuxième étape de l’analyse fondée sur l’article 15.Footnote 113

Objet de la prestation dans le cadre du régime législatif

[107] J’estime que l’objet de l’article 153.17 est de faciliter l’accès aux prestations.

[108] L’objectif spécifique de la deuxième phase du crédit est contesté. L’appelante soutient que l’objectif de cette mesure était de s’assurer que les personnes qui ne pouvaient pas accumuler suffisamment d’heures en raison de la pandémie puissent tout de même être admissibles aux prestations d’assurance-emploi lorsqu’elles en avaient besoin. L’intimée, quant à elle, fait valoir que, même s’il s’agissait d’un élément d’une série de mesures visant à faciliter l’accès à l’assurance-emploi, le crédit d’heures visait strictement à faciliter la transition de la PAEU aux premières demandes d’assurance-emploi.

[109] L’objet de la mesure contestée doit être examiné dans le contexte législatif exposé ci-dessus, qui s’écarte fortement du fonctionnement normal du régime de l’assurance-emploi. Vu dans le contexte plus large présenté dans les paragraphes précédents, il devient clair que l’objet de l’article 153.17 était de faciliter l’accès aux prestations d’assurance-emploi pour toute personne qui avait besoin d’aide pour y être admissible.Footnote 114

[110] Il s’agit d’un écart par rapport à la jurisprudence de la Cour suprême sur cette question parce que l’analyse fondée sur l’article 15 devrait se concentrer sur la situation de groupe des prestataires, et non sur les préoccupations stratégiques du gouvernement. Traditionnellement, l’analyse plus pointilleuse de l’objet d’une mesure législative contestée se fait à la première étape de l’analyse fondée sur l’article 1, où le fardeau de la preuve incombe à l’intimée. Cela étant dit, je me pencherai maintenant sur le contexte de la présente affaire.

[111] La Cour suprême du Canada a établi des lignes directrices uniformes sur la façon de cerner l’objet d’une mesure législative.Footnote 115 On peut les résumer comme suit :

  1. i. C’est l’objet de la mesure contestée qui doit être cerné, et non l’objet du régime législatif dont il fait partie.Footnote 116
  2. ii. L’objet du régime législatif peut être utile pour cerner l’objet de la mesure contestée.Footnote 117
  3. iii. L’objectif doit demeurer le même tout au long de l’analyse.
  4. iv. L’objectif doit être défini avec un juste équilibre entre trop de précision et trop de généralité.Footnote 118
  5. v. L’objet d’une mesure doit être distingué des moyens mis en œuvre pour l’atteindre ou de l’effet qu’il produit.Footnote 119

[112] L’appelante a remarqué que l’intimée propose une formulation différente de l’objet de l’article 153.17 de la Loi tout au long de son mémoire.Footnote 120 Aucun élément de preuve directe, comme un énoncé d’intention législative, n’est disponible dans la présente affaire.

[113] Le témoin et l’intimée ont présenté des versions différentes de l’objet de la mesure dans leur mémoire et leurs arguments. Benoit Cadieux n’a pas été en mesure d’invoquer des éléments de preuve externes à l’appui de ces allégations. Toutefois, il a été reconnu comme un expert en la matière et il a contribué à l’élaboration de cette mesure législative, par conséquent je trouve son témoignage convaincant. Selon lui, l’objectif de la mesure était le suivant :

  1. a) [traduction] « reconnaître le fait que certaines personnes avaient encore besoin de soutien pour établir une première demande, car les conditions du marché du travail demeuraient incertaines »Footnote 121;
  2. b) aider les gens à passer des prestations régulières aux prestations spéciales, même s’ils n’étaient pas en mesure d’accumuler le nombre d’heures requisFootnote 122;
  3. c) fournir un soutien aux prestataires sans entraver le retour au travail si les conditions du marché devaient s’améliorer de manière significativeFootnote 123;
  4. d) assurer une transition rapide et efficace vers le régime d’assurance-emploi tout en tenant compte du volume des demandes et de la capacité du système à traiter des propositions plus complexes.Footnote 124

[114] L’appelante définit l’objet de l’article 153.17 de la Loi de façon plus générale. Elle affirme que l’objectif de la mesure [traduction] « était d’aider les prestataires qui ne pouvaient pas travailler les heures nécessaires pour être admissibles aux prestations compte tenu des circonstances de la pandémie ».Footnote 125

[115] L’appelante soutient qu’il s’agit de la bonne définition de l’objet des prestations parce que la définition plus étroite proposée par l’intimée confond les moyens avec les objectifs. Elle soutient également qu’en indiquant que la mesure facilite l’établissement de la première demande de prestations, l’intimée a décrit la mesure, non pas cerné son objectif.Footnote 126

[116] Comment faut-il alors définir l’objet de l’article 153.17 de la Loi? D’abord, il doit être considéré dans le contexte global de l’objet de la Loi. Comme je l’ai expliqué au paragraphe 16 ci-dessus, l’objet de la Loi est essentiellement de remplacer temporairement le revenu des travailleurs qui ont perdu leur emploi pour des raisons indépendantes de leur volonté, ou qui ont besoin d’un supplément de revenu temporaire parce qu’ils sont empêchés de travailler temporairement. Définir l’objectif de la mesure comme facilitant l’accès aux prestations est conforme à l’objectif de la Loi.

[117] Deuxièmement, nous devons faire la distinction entre l’objectif, les moyens utilisés pour atteindre l’objectif et les considérations stratégiques qui ont influencé ces choix. Dans une partie de son rapport, Benoit Cadieux décrit ainsi l’objectif de la première phase du créditFootnote 127 :

[traduction]

Un crédit unique d’heures a été créé temporairement pour faciliter l’accès aux prestations afin de soutenir les travailleurs qui, pour des raisons indépendantes de leur volonté, ne pouvaient pas répondre aux exigences d’admissibilité pour recevoir des prestations en raison d’un nombre insuffisant d’heures. Cela a été fait en s’assurant que les prestataires avaient toujours une certaine participation au marché du travail au cours de la première série de mesures temporaires de l’assurance-emploi.

[118] D’après cette description, nous pouvons voir que l’objectif est de « faciliter l’accès aux prestations ». Le moyen est « un crédit unique d’heures », qui serait « temporaire ». De plus, les considérations stratégiques visaient à s’assurer que [traduction] « les prestataires avaient encore une certaine participation au marché du travail » lorsque, « pour des raisons indépendantes de leur volonté », ils « ne pouvaient pas répondre aux exigences d’admissibilité pour recevoir des prestations en raison d’un nombre insuffisant d’heures ».

[119] Cette même technique peut s’appliquer (conduisant au même résultat) pour les crédits de la deuxième phase. C’est le cas parce qu’ils partageaient le même objectif : faciliter l’accès aux prestations. Ce sont les moyens, les considérations stratégiques et les aspects techniques qui différaient d’une phase à l’autre du crédit.

Aggravation du désavantage

[120] J’estime que la distinction établie par l’application automatique du crédit d’heures à la première demande de prestations est discriminatoire parce qu’elle ne répond pas aux besoins réels des membres du groupe.Footnote 128 Elle leur refuse une prestation, ce qui a pour effet d’exacerber leur désavantage historique dans le cadre du marché du travail et de l’accès aux prestations d’assurance-emploi – plus particulièrement des prestations spéciales (prestations de maternité et parentales).

[121] Le contexte socio-économique des femmes et leur désavantage historique ont été largement abordés dans les paragraphes précédents et ne sont pas vraiment en cause. Il est de notoriété publique que les femmes sont historiquement désavantagées sur le marché du travail et que leurs responsabilités familiales limitent leur présence sur le marché du travail.Footnote 129 Cette situation est liée à la difficulté accrue d’accéder aux prestations d’assurance-emploi, surtout dans le contexte incertain et difficile de la pandémie.Footnote 130 Il est également de notoriété publique – d’ailleurs, la preuve dans la présente affaire le démontre – qu’elles sont les principales bénéficiaires des prestations de maternité et des prestations parentales. Pendant la pandémie, de nombreuses femmes ont vécu dans la crainte de ne pas être admissibles à ces prestations importantes en raison d’une situation indépendante de leur volonté.

[122] Malgré cela, la preuve démontre qu’aucune analyse comparative entre les sexes plus (ACS+) n’a été effectuée pour le crédit d’heures de la deuxième phase. D’ailleurs, l’ACS+ qui a été effectuée pour l’ensemble des mesures adoptées à l’automne 2020 n’a pas été rendue publique.

[123] La jurisprudence de la Cour suprême nous indique que l’analyse à la deuxième étape doit être adaptée à la situation particulière de l’affaire. Les critères établis dans l’affaire intitulée Law c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration)ne sont pas pertinents dans tous les cas.Footnote 131 En l’espèce, j’estime qu’il n’est pas nécessaire de consacrer beaucoup de temps à la question de la répartition des ressources du gouvernement dans le cadre du régime législatif ni à l’importance d’être flexible dans l’analyse de cette question dans le contexte d’un régime de prestations.Footnote 132 Il est bien connu que des sommes énormes ont été dépensées pour venir en aide aux citoyens pendant la pandémie, et la question de la répartition des coûts ou des ressources ne faisait pas partie des arguments de l’intimée en l’espèce.

Conclusion de l’étape 2 de l’analyse fondée sur l’article 15

[124] J’estime que l’article 153.17 de la Loi est conçu de manière à empêcher les femmes d’avoir accès aux prestations de maternité et aux prestations parentales d’une manière qui perpétue et exacerbe leur désavantage historique, tant en milieu de travail qu’en matière d’accès aux prestations d’assurance-emploi. Cela est fait d’une manière qui ne correspond pas à leurs besoins et à leur situation réels, on pourrait même dire qu’il ne semble pas les prendre en considération du tout. Par conséquent, je conclus que l’appelante a satisfait aux deux étapes du critère de l’article 15 et qu’elle a établi qu’il existe une discrimination fondée sur le sexe.

Analyse de l’article 1

[125] L’article 1 de la Charte permet à l’État de démontrer que [traduction] « la violation constitue une limite raisonnable dont la justification peut se démontrer dans une société libre et démocratique ».Footnote 133 Le critère juridique a été établi pour la première fois dans l’affaire intitulée Oakes et n’a pas vraiment changé depuis.Footnote 134 À ce stade de l’analyse, la charge de la preuve incombe à l’État. L’analyse doit se concentrer sur la mesure attentatoire, et non sur la loi dans son ensemble.Footnote 135 Voici les deux parties du critère :

  1. i. L’objectif législatif de la mesure est-il urgent et réel?
  2. ii. Les moyens choisis sont-ils proportionnels à cet objectif? Pour répondre à cette question, trois autres questions doivent être posées :
    1. a) Les moyens adoptés sont-ils rationnellement liés à cet objectif?
    2. b) Les moyens portent-ils atteinte de façon minimale au droit protégé?
    3. c) Est-ce qu’il y a proportionnalité entre les effets bénéfiques de la loi et ses effets préjudiciables?

[126] Si la réponse à l’une ou l’autre de ces questions est « non », l’État n’aura pas satisfait à son fardeau de la preuve et la mesure attentatoire ne sera pas « justifiée » par l’analyse de l’article 1.

Partie I – Objectif urgent et réel

[127] Dans le cadre de la deuxième étape de l’analyse fondée sur l’article 15, j’ai établi que l’objet réel de l’article 153.17 de la Loi est de faciliter l’accès aux prestations d’assurance-emploi.

[128] En l’espèce, l’appelante ne conteste pas explicitement le fait que la mesure attentatoire avait un objectif urgent et réel. Elle concentre plutôt ses arguments sur la façon dont l’objet de l’article contesté de la Loi devrait être défini. Comme cet argument a été abordé plus tôt, je n’entrerai pas dans les détails ici.

[129] Il me semble clair que personne ne peut sérieusement dire qu’offrir de l’aide aux Canadiens qui ont besoin d’un soutien économique pendant une période stressante, incertaine et perturbatrice n’était pas un objectif urgent et réel. Par conséquent, je conclus que cette première partie du critère est remplie.

Partie II – Analyse de la proportionnalité

[130] La deuxième partie du critère, souvent appelée l’analyse de la proportionnalité, consiste à analyser de plus près les moyens choisis et les solutions raisonnables qui s’offrent au gouvernement.

Lien rationnel

[131] La première question à se poser est la suivante : Y a-t-il un lien logique entre les moyens choisis et l’objectif visé par le gouvernement? Encore une fois, cette étape du critère n’impose pas un lourd fardeau au gouvernement. Le gouvernement doit seulement démontrer qu’il [traduction] « est raisonnable de supposer que la restriction peut contribuer à la réalisation de l’objectif, et non qu’elle y contribuera effectivement ».Footnote 136

[132] Il est important de faire la distinction entre les moyens choisis et l’objectif visé afin de pouvoir les mettre en relation de manière significative. Ici, l’objectif était de faciliter l’accès aux prestations. Le moyen choisi était d’accorder un crédit d’heures unique à toutes les premières demandes – peu importe les besoins des personnes.

[133] L’appelante soutient que le gouvernement échoue à ce stade du critère parce que la conception de la mesure contestée est ce qui a causé l’effet disproportionné à l’égard des femmes. Par conséquent, elle ne peut être reliée de façon rationnelle à l’objectif d’accorder un meilleur accès aux prestations. De son côté, l’intimée soutient que l’article 153.17 de la Loi [traduction] « était rationnellement lié à l’objectif de fournir des prestations d’assurance-emploi aux Canadiens rapidement et efficacement pendant la crise en cours ».Footnote 137

[134] J’estime qu’il était raisonnable pour le gouvernement de présumer que l’octroi d’un crédit d’heures à tout le monde contribuerait à l’objectif de faciliter l’accès aux prestations. La preuve a démontré que la mesure a effectivement aidé des milliers de personnes à remplir les conditions requises. C’est suffisant à ce stade.

Atteinte minimale

[135] Pour répondre à la deuxième question, je dois décider si les moyens choisis portent atteinte de façon minimale au droit protégé. C’est à cette étape de l’analyse de l’article 1 que je vais devoir examiner les autres options qui s’offraient au gouvernement. Je vais évaluer comment ces autres options ont été évaluées par le gouvernement et dans quelle mesure elles auraient pu atteindre l’objectif. Encore une fois, le fardeau de la preuve incombe ici à l’intimée.Footnote 138

[136] L’intimée n’a pas présenté d’éléments de preuve sur la disponibilité et l’évaluation d’autres moyens d’atteindre l’objectif (faciliter l’accès aux prestations) datant du moment où la mesure attentatoire a été mise en place. Cela pourrait s’expliquer en partie par le fait que l’intimée a soutenu que l’objectif devrait être décrit de façon plus étroite, pour inclure à la fois son caractère unique et son caractère automatique. Lorsqu’on les décrit de cette façon, il est en effet difficile d’imaginer d’autres mesures moins attentatoires.

[137] L’autre raison qui peut expliquer cette absence de preuve est la nature privilégiée des délibérations gouvernementales, c’est d’ailleurs ce que le témoin expert de l’intimée a évoqué lors du contre-interrogatoire portant sur les autres options que le gouvernement aurait soupesées.

[138] En ce qui concerne la raison pour laquelle le gouvernement a choisi d’appliquer le crédit automatiquement à toutes les demandes, que cela soit nécessaire ou non pour remplir les conditions requises, Benoit Cadieux a écrit ce qui suit :

[traduction]

Le fait de permettre aux prestataires de choisir d’appliquer ou non le crédit au moment de demander des prestations aurait été très complexe pour la clientèle d’effectuer le choix et pour Service Canada d’administrer le tout. En effet, cela aurait entraîné des retards importants quant au versement des prestations.Footnote 139

[139] Le problème, c’est que l’intimée n’a fourni aucune preuve démontrant pourquoi il aurait été très complexe pour les clients d’effectuer le choix, ce qui aurait pu être fait pour simplifier le processus ni pourquoi il aurait été complexe pour Service Canada d’administrer le tout. L’intimée n’a pas expliqué pourquoi cela aurait été plus complexe que ce qui a été fait pour le crédit de la première phase, sauf pour dire qu’il s’appliquait à une époque où un grand nombre de personnes faisaient la transition vers l’assurance-emploi. L’intimée n’a pas non plus expliqué pourquoi cela aurait été plus complexe que d’autres mesures adaptées à des groupes spécifiques mises en place avant ou après l’automne 2020.

[140] Cela contredit le témoignage de la professeure Robson, qui a conclu qu’au moins trois autres mesures moins attentatoires auraient pu être envisagées ou proposées par le gouvernement.

[141] La première option aurait été de rendre applicable le crédit unique pour les prestations régulières et celui pour les prestations spéciales pendant la période d’un an où ils étaient en vigueur.Footnote 140 Il aurait été facile de faire une demande ainsi, puisqu’il n’aurait pas été nécessaire de faire un choix ou d’effectuer un cumul.

[142] La deuxième option aurait été d’appliquer le crédit d’heures seulement aux demandes n’ayant pas accumulé assez d’heures pour remplir les conditions requises et de permettre aux autres prestataires de [traduction] « mettre en réserve le crédit » pour l’utilisation plus tard. Selon la professeure Robson, étant donné que le système permet déjà de suivre certaines caractéristiques individuelles, il aurait probablement pu accueillir une telle option.Footnote 141

[143] Finalement, la loi aurait simplement pu transférer la responsabilité aux prestataires de mettre en réserve le crédit s’ils ne voulaient pas qu’il s’applique automatiquement à leurs demandes.Footnote 142 Cela aurait certainement réduit le nombre de dossiers à traiter individuellement, tout en permettant à ceux qui ont le plus de chances d’avoir besoin du crédit de faire un choix éclairé.

[144] Lors du contre-interrogatoire portant sur les solutions proposées, Benoit Cadieux a déclaré qu’elles n’auraient pas correspondu à l’objectif de la politique parce qu’elles ne reconnaîtraient pas [traduction] « l’effet continu et incertain de la pandémie ». Autrement dit, le fait d’accorder « trop » d’accès aux prestations aurait pu nuire au désir de certains prestataires de retourner au travail au moment de la relance économique. Il a déclaré qu’il [traduction] « était plus prudent de le concevoir comme ils l’ont fait et de s’adapter à mesure que les choses évoluaient ».

[145] Cependant, Benoit Cadieux a également reconnu que, même s’il était conscient que de nombreuses femmes ne pouvaient pas être admissibles aux prestations de maternité en raison de la pandémie et qu’elles étaient beaucoup plus susceptibles que les hommes de demander les deux types de prestations, le gouvernement a attendu jusqu’en septembre 2021 pour modifier la politique. Même si, en septembre 2021, une exigence minimale de 420 heures a été mise en place pour reconnaître que la pandémie affectait encore la capacité des travailleurs à accumuler le nombre d’heures requis pour être admissibles à tous les types de prestations d’assurance-emploi.

[146] L’intimée n’a pas non plus expliqué pourquoi, en même temps que la deuxième phase du crédit, le gouvernement a été en mesure de mettre en place un certain nombre de prestations spécifiquement adaptées aux réalités d’autres groupes (p. ex. : les pêcheurs) et d’autres mesures qui n’étaient pas universellement applicables, mais qu’il n’était pas possible d’instaurer le crédit d’heures de la deuxième phase.

[147] De plus, bien qu’une ACS+ ait été effectuée pour cette mesure, l’analyse est confidentielle et n’a donc pas pu être présentée en tant que preuve. La seule déclaration sur laquelle nous pouvons nous appuyer concerne l’arrêté d’urgence no 1, qui précise que les prestations d’assurance-emploi d’urgence [traduction] « ne visent pas les personnes d’un sexe ou d’un groupe en particulier ».Footnote 143 Malheureusement, cela témoigne d’une vision très tronquée et formelle de l’égalité et n’aide pas à démontrer comment, ou même si, d’autres mesures ont été sérieusement envisagées. Cela signifie seulement que le gouvernement a constaté, après la mise en place de la mesure,Footnote 144 qu’elle ne ciblait pas les femmes ou d’autres groupes protégés.

[148] Je conclus que l’article 153.17 ne satisfait pas à l’exigence d’atteinte minimale parce que l’intimée n’a pas démontré que cette mesure porte atteinte au droit à l’égalité le moins possible pour atteindre l’objectif législatif.

[149] En raison de cette conclusion, l’article 1 ne justifie pas la mesure attentatoire.

Réparation

[150] Je dois maintenant décider quelle est la réparation appropriée dans la présente affaire. Les parties ont longuement discuté de ma compétence d’accorder une réparation au titre de l’article 24(1) de la Charte. Cependant, je juge qu’il n’est pas nécessaire de trancher cette question. Je vais plutôt me concentrer sur l’application de l’article 52 de la Charte.Footnote 145

Les principes juridiques

[151] D’abord, la jurisprudence de la Cour suprême du Canada est claire : lorsque les tribunaux ont le pouvoir de trancher des questions générales de droit, ils ont également le pouvoir de décider si les lois qu’ils doivent appliquer respectent la Charte. Mais leur compétence est limitée : ils ont seulement le pouvoir de prononcer une déclaration d’invalidité qui s’appliquera à l’affaire dont ils sont saisis.Footnote 146 Cela signifie que je n’ai pas le pouvoir de faire une déclaration générale d’invalidité qui s’appliquerait à d’autres affaires devant le Tribunal ou à d’autres femmes dans la même situation.Footnote 147

[152] Voici le libellé de l’article 52(1) de la Charte :

52 (1) La Constitution du Canada est la loi suprême du Canada, elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit (c’est moi qui souligne).

[153] Cela signifie que je n’ai pas à déclarer l’ensemble de la loi inapplicable parce qu’un seul article, ou une partie d’un article, est considéré comme portant atteinte à la Charte. Je peux seulement déclarer cet article inapplicable. Comme nous le verrons, c’est aussi le cas d’un article de loi : je n’ai pas à refuser d’appliquer l’ensemble de l’article de la Loi si seulement une partie de celui-ci viole un droit protégé par la Charte.

[154] Dans l’arrêt Ontario c G, la Cour suprême du Canada a énoncé les « principes fondamentaux en matière de réparation » pour aider les décideurs à « déterminer la réparation qu’il convient d’accorder » dans des cas comme le nôtreFootnote 148 :

  1. A. Les droits garantis par la Charte doivent être protégés par des réparations efficaces.
  2. B. Il est dans l’intérêt du public que les lois soient conformes à la Constitution.
  3. C. Le public a droit au bénéfice de la loi.
  4. D. Les tribunaux et les législateurs jouent des rôles institutionnels différents.

[155] Cette décision nous enseigne que la première étape dans l’élaboration d’une réparation appropriée en vertu de l’article 52 consiste à déterminer clairement l’étendue de l’incompatibilité avec la Charte. Il s’agit d’une étape importante parce que « la portée de la réparation qui est finalement accordée [devrait] dépendre notamment l’étendue de la violation ».Footnote 149

[156] Toutefois, la réparation doit aussi être conçue de façon suffisamment précise pour ne pas empêcher les parties de la loi qui ne violent pas la Charte de s’appliquer. Cette règle garantit le respect des principes C et D cités ci-dessus.

[157] Ce n’est pas toujours possible de le faire lorsqu’on annule un article de loi. Parfois, des stratégies encore plus précises sont nécessaires. C’est pourquoi « l’interprétation atténuée, l’interprétation large et la dissociation, qui sont des réparations adaptées à l’étendue de la violation, devraient être utilisées dans la mesure du possible afin de préserver les aspects constitutionnels des lois ».Footnote 150

[158] Comme ils interfèrent avec le libellé d’une loi, ce qui relève généralement de la compétence du législateur, ces recours doivent être utilisés prudemment. Deux règles guident leur application. La première est qu’ils ne peuvent être utilisés que « s’il est très plausible de présumer que “le législateur aurait adopté la partie constitutionnelle de la loi en question sans la partie inconstitutionnelle” et qu’il est possible de définir avec précision la partie inconstitutionnelle de la loi »Footnote 151.

[159] Ces principes sont généralement appliqués par les tribunaux. Cependant, je ne vois aucune raison pour laquelle un tribunal administratif ayant le pouvoir d’appliquer l’article 52 de la Charte n’aurait pas le pouvoir correspondant d’élaborer une réparation qui respecte pleinement les principes fondamentaux en matière de réparation énumérés au paragraphe 156 ci-dessus.

Application à la présente affaire

[160] Comme nous l’avons vu, la première étape consiste à déterminer l’étendue de l’incompatibilité de la loi avec la Charte. Dans la présente affaire, j’ai conclu que l’article 153.17 de la Loi viole l’article 15 de la Charte de deux façons :

  1. i. Il fait en sorte qu’il s’applique automatiquement à la première demande de prestations, même s’il n’est pas nécessaire pour rendre admissible.
  2. ii. Il écarte la possibilité d’appliquer le crédit qui n’a pas été utilisé (en réserve) à une deuxième demande pour un autre type de prestations au cours de la même période.

[161] Cette conception a perpétué et renforcé le désavantage subi par les femmes, plus précisément les femmes enceintes et celles qui viennent d’accoucher. Cela découle du fait que la mesure les empêchait de recevoir des prestations qui leur étaient expressément prévues par la Loi.

[161] La deuxième étape consiste à déterminer si une déclaration générale d’invalidité s’appliquant à l’ensemble de la loi doit être faite ou si une réparation adaptée serait plus appropriée. Il est clair qu’en l’espèce une réparation adaptée est préférable. Personne n’a soutenu que la loi dans son ensemble devrait être annulée, et ce n’est manifestement pas un résultat souhaitable.

[162] Il ne serait pas non plus souhaitable d’annuler l’article 153.17 de la Loi au complet. Cela irait à l’encontre de l’objectif de faciliter l’accès aux prestations parce qu’aucun crédit d’heures ne serait alors offert.Footnote 152 Comme je l’ai mentionné plus haut, la réparation doit être suffisamment importante pour couvrir toute la violation de la Charte, tout en étant suffisamment étroite pour couvrir uniquement cette violation.

[160] La stratégie appropriée dans cette affaire pour corriger le vice d’ordre constitutionnel est la dissociation.Footnote 153 La Cour décrit ce concept comme suitFootnote 154 :

La dissociation consiste pour un tribunal à déclarer inopérants certains termes d’une loi. Cette technique a les mêmes effets que l’interprétation atténuée ou l’interprétation large dans la mesure où la partie retranchée sert à restreindre ou à élargir la portée de la loi. La dissociation est de mise lorsque la partie irrégulière de la loi est énoncée explicitement dans son libellé.

[165] J’estime que la meilleure façon de remédier à l’atteinte au droit à l’égalité de l’appelante dans la présente affaire est de déclarer inopérant le deuxième paragraphe de l’article 153.17 de la Loi.Footnote 155 Il s’agit du paragraphe qui prévoit que le crédit d’heures ne pourra s’appliquer qu’à une demande de prestations. C’est la seule partie de l’article qui porte atteinte au droit à l’égalité.

Conclusion

[163] L’appel est accueilli. Je conclus que l’article 153.17 de la Loi viole l’article 15 de la Charte et qu’il n’est pas justifié par l’article 1 de la Charte.

[164] Je conclus également que, pour remédier à cette violation, le deuxième paragraphe de l’article 153.17 de la Loi est inopérant.

[165] Enfin, je conclus que la présente décision s’applique uniquement à la demande de prestations présentée par l’appelante le 13 septembre 2021.

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