Sécurité de la vieillesse (SV) et Supplément de revenu garanti (SRG)

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Motifs et décision

Comparutions

Appelant : T. L., neveu et exécuteur testamentaire de feu K. L.

Représentante de l’intimé : Nathalie Pruneau, ministère de la Justice S. L., épouse de monsieur T. L., et Dale Randall, représentant du ministre de l’Emploi et du Développement social, ont assisté à l’audience.

Décision

[1] L’appel est rejeté.

Aperçu

[2] L’objet de cet appel est la norme de preuve nécessaire pour démontrer l’incapacité aux fins de la Loi sur la sécurité de la vieillesse (Loi sur la SV), particulièrement dans le cas d’une personne qui peut être atteinte d’une affection telle que la démence ou la maladie d’Alzheimer, dont l’apparition n’a pas de date précise.

[3] K. L., la personne visée par cet appel, est née en Chine en 1923 ou en 1926. Elle a immigré au Canada en 1975 et y a habité jusqu’à son décès, en 2015. Elle avait commencé à toucher une pension de la sécurité de la vieillesse (pension de la SV) et un supplément de revenu garanti (SRG) en 1991.

[4] En 2008, madame K. L. a reçu un diagnostic de cancer colorectal. Elle s’est rendue à Hong Kong pour recevoir un traitement, et monsieur T. L., accompagné de sa famille, a ensuite déménagé au Canada pour prendre soin de sa tante. En juillet 2009, le SRG de madame K. L. a cessé de lui être versé comme aucune déclaration de revenus n’avait été produite à son nom pour 2008. En septembre 2012, monsieur T. L., à titre de procureur aux biens de sa tante, a soumis quatre demandes de SRG (pour les périodes de paiement couvrant 2009 à 2013) à l’intimé, le ministre de l’Emploi et du Développement social.

[5] En octobre 2012, l’intimé a fait savoir à monsieur T. L. que le SRG de sa tante serait rétabli en date d’octobre 2011, ce qui lui donnait la période de rétroactivité maximale autorisée par la loi. Le ministre a également informé monsieur T. L. qu’il ne pouvait pas approuver les demandes de SRB pour les périodes de paiement de 2009-2010 et de 2010-2011, puisqu’elles avaient été reçues trop tard.

[6] Monsieur T. L. a fait appel de cette décision à la division générale du Tribunal de la sécurité sociale (Tribunal), prétendant que sa tante n’aurait pas pu faire ses demandes plus tôt qu’elles n’ont été faites parce qu’elle était frappée d’incapacité. À la suite d’une audience par vidéoconférence tenue en mai 2016, la division générale a conclu qu’il n’y avait pas assez de preuves pour démontrer que madame K. L. avait été frappée d’incapacité avant avril 2012.

[7] En novembre 2016, monsieur T. L. a présenté une demande de permission d’en appeler à la division d’appel du Tribunal, reprochant à la division générale d’avoir commis de nombreuses erreurs. Dans ma décision accordant la permission d’en appeler, j’ai conclu qu’aucun des motifs avancés par monsieur T. L. n’avait une chance raisonnable de succès, à l’exception d’un seul; j’ai accordé la permission d’en appeler uniquement parce que la division générale pourrait avoir commis une erreur en concluant qu’il n’y avait pas assez de preuves pour démontrer que feu madame K. L. était frappée d’incapacité avant avril 2012. Maintenant, après avoir examiné les observations présentées par les deux parties, je suis arrivé à la conclusion que l’appel de monsieur T. L. ne peut être accueilli.

Questions en litige

[8] Les questions sur lesquelles je dois statuer sont les suivantes :

Question no 1 : Dans quelle mesure la division d’appel doit-elle faire preuve de déférence à l’égard des décisions de la division générale?

Question no 2 : La division générale a-t-elle fondé sa décision sur une conclusion de fait erronée comme elle n’a pas déduit, après avoir jugé que madame K. L. était frappée d’incapacité depuis avril 2012, qu’elle devait aussi l’avoir été au cours de la période précédant cette date?

Analyse

Question no 1 : Dans quelle mesure la division d’appel doit-elle faire preuve de déférence à l’égard de la division générale?

[9] Conformément au paragraphe 58(1) de la Loi sur le ministère de l’Emploi et du Développement social (Loi sur le MEDS), les seuls moyens d’appel à la division d’appel sont les suivants : la division générale a commis une erreur de droit, n’a pas observé un principe de justice naturelle, ou a fondé sa décision sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments portés à sa connaissance. En vertu du paragraphe 59(1) de la Loi sur le MEDS, la division d’appel peut rejeter l’appel, rendre la décision que la division générale aurait dû rendre, renvoyer l’affaire à la division générale pour réexamen, ou modifier totalement ou partiellement la décision de la division générale.

[10] Jusqu’à récemment, il était convenu que les appels à la division d’appel étaient régis par les normes de contrôle établies par la Cour suprême du Canada dans Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick.Note de bas de page 1 Dans les affaires traitant d’erreurs de droit présumées ou de manquements à un principe de justice naturelle, la norme applicable était celle de la décision correcte, qui commandait un seuil inférieur de déférence envers un tribunal administratif de première instance. Dans les affaires comportant des allégations de conclusions de fait erronées, la norme applicable était celle de la décision raisonnable, signifiant une réticence à toucher aux conclusions de l’organe responsable d’instruire les preuves factuelles.

[11] Dans Canada c. HuruglicaNote de bas de page 2, la Cour d’appel fédérale a rejeté cette approche en concluant que les tribunaux administratifs ne devraient pas avoir recours à des normes de contrôle conçues aux fins d’application dans les cours d’appel. Les tribunaux administratifs devraient plutôt se reporter en premier lieu à leur loi constitutive pour déterminer leur rôle. Cette prémisse a amené la Cour à conclure que le critère qu’il faut appliquer découle entièrement de la loi habilitante d’un tribunal administratif : « L’approche textuelle, contextuelle et téléologique requise par les principes d’interprétation législative modernes nous donne tous les outils nécessaires pour déterminer l’intention du législateur [...]. »

[12] En conséquence, ni la norme de la décision raisonnable ni celle de la décision correcte ne s’appliquent à moins que ces mots, ou leurs variantes, figurent expressément dans la loi constitutive. En appliquant cette approche à la Loi sur le MEDS, on remarque que les alinéas 58(1)a) et 58(1)b) ne qualifient pas les erreurs de droit ou les manquements aux principes de justice naturelle, ce qui porte à croire que la division d’appel ne devrait pas faire preuve de déférence à l’égard des interprétations de la division générale. Le terme « déraisonnable » n’apparaît nulle part à l’alinéa 58(1)c), qui traite des conclusions de fait erronées. En revanche, le critère contient les qualificatifs « abusive ou arbitraire » et « sans tenir compte des éléments portés à sa connaissance ». Comme l’a établi l’arrêt Huruglica, on doit donner à ces mots leur propre interprétation, mais le libellé donne à penser que la division d’appel doit intervenir si la division générale fonde sa décision sur une erreur qui est manifestement flagrante ou contraire dossier.

Question no 2 : La division générale, ayant jugé que madame K. L. était frappée d’incapacité depuis avril 2012, a-t-elle erré du fait qu’elle n’a pas déduit que son incapacité avait dû apparaître au cours de la période précédente?

[13] L’espèce est un cas où une dame âgée, qui a conservé son autonomie jusqu’à un âge avancé, semble être entrée dans une phase de déclin mental graduel. Le ministre, influencé par les diagnostics de démence et de maladie d’Alzheimer posés par le docteur Cheung en avril 2012, a admis que madame K. L. était atteinte d’incapacité au sens de l’article 28.1 de la Loi sur la SV, mais a nié qu’il y avait une preuve suffisante pour conclure à une telle incapacité à une date antérieure. La division générale en a convenu.

[14] Après avoir examiné attentivement les observations soumises par monsieur T. L. ainsi que le dossier qui les sous-tend, je ne suis pas convaincu que la division générale ait commis une erreur de droit ou fondé sa décision sur une conclusion de fait erronée qu’elle aurait tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans considérer le dossier.

[15] Dans cette affaire, outre les spécificités de la situation de sa tante, monsieur T. L. avait tout un défi à relever. En premier lieu, c’est sur lui que reposait le fardeau de démontrer que sa tante était frappée d’incapacité durant la période concernéeNote de bas de page 3; il n’incombait pas à l’intimé de prouver qu’elle n’était pas frappée d’incapacité.

[16] En second lieu, le critère prévu à l’article 28.1 de la Loi sur la SV est strict : un requérant doit non seulement prouver qu’il n’avait pas la capacité de faire une demande de prestations, mais également qu’il n’avait pas la capacité de former ou d’exprimer l’intention de faire une telle demande. Il ne s’agit pas d’examiner la capacité du requérant de présenter, préparer, traiter ou remplir une demande de pension d’invalidité, mais seulement sa capacité de former ou d’exprimer l’intention de faire une demande (Canada (Procureur général) c. KirklandNote de bas de page 4; Canada (Procureur général) c. DanielsonNote de bas de page 5).

[17] Troisièmement, bien que la démence est une maladie évolutive, la division générale était tenue, comme juge des faits, d’établir une date exacte à laquelle avait débuté l’incapacité de madame K. L. Cet exercice était d’autant plus difficile en l’absence d’un événement discret qui aurait témoigné d’une détérioration de l’état mental de madame K. L. à un moment précis. Même si son neveu a présenté l’opération qu’elle a subie pour son cancer comme étant cette marque temporelle, la preuve couvrant les quatre années subséquentes était, au mieux, contradictoire, et ne révélait pas une date évidente marquant le début de son incapacité.

[18] Il peut sembler illogique qu’une personne atteinte d’une maladie évolutive telle la démence puisse être jugée frappée d’incapacité à compter d’une date précise, sans l’être an ni même un mois plus tôt. Malgré tout, une date unique devait être établie, et il revenait au membre de la division générale saisi de l’affaire de suivre la piste que traçaient les faits, pourvu qu’il présente des motifs intelligibles pour avoir préféré certains éléments de preuve à d’autres. D’après mon examen de la décision, la division générale a sincèrement tenté de réconcilier l’ensemble de la preuve. Elle a tenu compte des observations de monsieur T. L. voulant que sa tante était frappée d’incapacité et les a appréciés conjointement à ses tentatives d’affirmer que la preuve révélait que sa tante était sa propre mandataire avant avril 2012. Malgré tout, le portrait d’ensemble demeurait nébuleux :

  • La délégation de pouvoir exécutée le 3 juillet 2008 était une arme à double tranchants. Le fait qu’elle eût été signée peu après le traitement contre le cancer de madame K. L. donne à penser que sa capacité pourrait effectivement avoir été diminuée mais, comme l’a noté la division générale, un avocat n’autorise habituellement pas l’exécution de tels outils à moins d’être convaincu que le signataire soit mentalement capable.
  • Monsieur T. L. a produit une preuve montrant que la crise de santé de sa mère l’avait conduit à effectuer un voyage d’urgence à Hong Kong en février 2012, ce qui ne lui avait laissé d’autre choix que de laisser sa tante à Burlington. La division générale a pris ces circonstances en considération pour évaluer la signification du temps que madame K. L. avait passé seule, mais il demeurait qu’elle avait été capable de survivre ainsi, et ce même si elle avait recouru à l’aide d’un ami, qui s’enquérait d’elle périodiquement.
  • La majeure partie de la preuve n’était que d’une aide limitée puisque, comme on pourrait s’y attendre, elle n’avait pas été produite dans le but d’établir la date à laquelle madame K. L. avait été frappée d’incapacité au sens de l’article 28.1 de la Loi sur la SV. À cet égard, les rapports étaient rétrospectifs et imprécis : en avril 2012, le docteur Cheung, un gériatre qui n’avait jamais examiné madame K. L. auparavant, a fait référence à trois années de changements cognitifs mais n’a aucunement fait allusion à la question de savoir si ces changements la rendaient « incapable de former ou d’exprimer l’intention » de faire une demande de prestations. En décembre 2012, le docteur Wu, son médecin de famille, a écrit que madame K. L. était incapable de prendre des décisions financières, mais il n’a pas indiqué le moment où cette incapacité aurait commencé, et n’a pas établi de lien avec le critère d’incapacité prévu à l’article 28.1. En janvier 2013, le docteur Wu a rempli une déclaration d’incapacité, affirmant explicitement que madame K. L. n’était pas capable de former ou d’exprimer l’intention de faire une demande de prestations, et indiquant septembre 2011 comme date d’apparition de cette incapacité.

[19] L’appelante a soutenu que la division générale avait erré en concluant qu’il n’y avait [traduction] « pas beaucoup » de preuves permettant de conclure à l’incapacité, mais j’estime, après examen, qu’il s’agit là d’une conclusion défendable. La division générale a pris bien soin de dire qu’il n’y avait pas beaucoup de preuves médicales, [traduction] « particulièrement pour la période précédant avril 2012 », et il était possible de soutenir que cela était effectivement le cas, comme il n’y avait aucun rapport produit avant cette date.

[20] Quant à la déclaration d’incapacité, la division générale a expliqué en détail pourquoi elle avait décidé d’écarter ce document, et plus particulièrement la date de son apparition, établie par le docteur Wu :

[traduction]

[37] En réponse à cette question, le docteur Wu a écrit « Démence ». Il n’a fourni aucune copie de résultats cliniques pertinents qui démontreraient le lien probant nécessaire entre le diagnostic de démence et l’opinion selon laquelle madame K. L. était frappée d’incapacité. Dans le même ordre d’idées, même si le docteur Wu a déclaré que l’incapacité de madame K. L. avait commencé le 29 septembre 2011, il n’a aucunement expliqué pourquoi l’incapacité remontait à cette date. Par conséquent, le Tribunal se demande ce qui, chez madame K. L., a amené le docteur Wu à conclure qu’elle remplissait le critère relatif à l’incapacité en date du 29 septembre 2011.

[21] S’agit-il de critiques valables à l’endroit d’un document qui serait autrement un élément de preuve important en faveur de l’appelante? Je souligne que la formule de déclaration d’incapacité, qui est produite et distribuée par le ministre, ne requiert pas de [traduction] « résultats cliniques pertinents » et, bien qu’elle demande au médecin traitant d’indiquer la date marquant le début de l’incapacité, et elle ne lui demande pas de fournir une explication à la date choisie. Cela étant dit, la division générale a noté à juste titre que le mois de septembre 2011 semblait avoir été choisi de façon arbitraire, et il n’y avait rien dans les antécédents de madame K. L. qui donne à penser que cette date avait eu une réelle signification.

[22] Il est important de rappeler qu’une audience devant la division générale ne sert pas à apprécier de nouveau la preuve sur le fond. Il n’est pas question de savoir si je suis d’accord avec l’interprétation que la division générale a donnée à la preuve disponible, mais plutôt de déterminer si les conclusions qu’elle en a tirées sont défendables.

[23] Dans Simpson c. CanadaNote de bas de page 6, la demanderesse a fait mention d’un certain nombre de rapports médicaux que la Commission d’appel des pensions avait, à son avis, ignorés, mal compris ou mal interprétés, ou auxquels elle avait accordé trop de poids. En rejetant la demande de contrôle judiciaire, la Cour d’appel fédérale a statué que c’est au juge des faits qu’il revient d’apprécier la preuve orale comme écrite : « Ainsi, une cour qui entend un appel ou une demande de contrôle judiciaire ne peut pas en règle générale substituer son appréciation de la valeur probante de la preuve à celle du tribunal qui a tiré la conclusion de fait contestée. »

[24] Il appartenait à la division générale, à titre de juge des faits, d’examiner les faits et de les apprécier comme elle le jugeait adéquat, dans la mesure où elle l’a fait en respectant les balises établies par le paragraphe 58(1) de la Loi sur le MEDS. En l’espèce, je suis convaincu que la division générale s’est acquittée de son obligation de prendre en considération la preuve et les observations présentées par les deux parties.

Conclusion

[25] L’appel est rejeté.

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