Sécurité de la vieillesse (SV) et Supplément de revenu garanti (SRG)

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Décision et motifs

Décision

[1] L’appel est rejeté.

Aperçu

[2] L’appelant, E. E., a présenté une demande de pension de la Sécurité de la vieillesse (SV) et de Supplément de revenu garanti en janvier 2011. Il a fêté ses 65 ans en septembre 2011, ce qui l’a rendu admissible à une pension de la SV. Il a commencé à toucher une pension de la SV en octobre 2011.   

[3] L’intimé, le ministre de l’Emploi et du Développement social, a jugé que le versement de la pension de la SV de l’appelant aurait dû être suspendu pendant son incarcérationNote de bas de page 1, d’octobre 2011 à décembre 2011, en application du paragraphe 5(3) de la Loi sur la sécurité de la vieillesse (Loi sur la SV). Il s’est donc ensuivi un trop-payé de la pension.

[4] L’appelant n’est pas d’accord qu’il y a un trop-payé à rembourser. Il soutient que le paragraphe ne s’applique pas à sa situation puisqu’il n’a pas une application rétrospective. Il affirme qu’il avait droit à sa pension au cours de cette période, ainsi que pour toute période d’incarcération subséquente pour laquelle il avait déjà été condamné avant que la disposition entre en vigueur en janvier 2011.

[5] Si l’appelant a gain de cause dans cet appel, il n’aura plus un trop-payé à rembourser et aura droit à une pension de la SV pour toute période où il a été incarcéré après décembre 2011, et pour laquelle il avait été condamné avant l’entrée en vigueur du paragraphe.

Genèse de l’instance

[6] La division générale a conclu que l’appelant n’avait pas démontré que le paragraphe 5(3) violait ses droits garantis par l’article 7 et l’alinéa 11h) de la Charte canadienne des droits et libertés. Elle a donc ordonné à l’appelant de rembourser le trop-payé, et permettait sinon à l’intimé de recouvrer le trop-payé grâce aux moyens prévus par la Loi sur la SV.

[7] L’appelant a demandé la permission d’appeler de la décision de la division générale, au motif que celle-ci n’avait pas abordé la question de savoir si le paragraphe 5(3) de la Loi sur la SV s'appliquait de façon rétrospective aux individus qui, comme lui, avaient déjà été condamnés à purger une peine de deux ans ou plus lorsque la disposition est entrée en vigueur. Il n’a cependant pas contesté le fondement constitutionnel d’après lequel la division générale a rejeté son appel.

[8] J’ai accordé à l’appelant la permission d’en appeler, puisque j’étais convaincue que la division générale pourrait ne pas avoir cherché à savoir si le paragraphe 5(3) de la Loi sur la SV s’applique rétrospectivement. Je dois maintenant déterminer si la division générale a effectivement omis de se pencher sur cette question, et si elle a erré en concluant que ce paragraphe n’entraînait pas de peine.

Questions en litige

[9] Les questions sur lesquelles je dois statuer sont les suivantes :

  1. La division générale a-t-elle omis d’examiner la question de savoir si le paragraphe 5(3) de la Loi sur la SV s’applique de façon rétrospective?
  2. Le paragraphe 5(3) de la Loi sur la SV s’applique-t-il de façon rétrospective?
  3. La division générale a-t-elle erré en concluant que le paragraphe 5(3) de la Loi sur la SV ne représentait pas une peine?

Analyse

[10] Aux termes du paragraphe 5(3) de la Loi sur la SV, il ne peut être versé de pension à une personne assujettie à une peine d’emprisonnement à purger dans un pénitencier à l’égard de toute période pendant laquelle elle est incarcérée. Voici ce que prévoit le paragraphe :

Personnes incarcérées

(3) Il ne peut être versé de pension à une personne assujettie à l’une des peines ci-après à l’égard de toute période pendant laquelle elle est incarcérée, exclusion faite du premier mois :

a) une peine d’emprisonnement à purger dans un pénitencier en vertu d’une loi fédérale;

b) si un accord a été conclu avec le gouvernement d’une province en vertu de l’article 41 de la Loi sur le ministère de l’Emploi et du Développement social, une peine d’emprisonnement de plus de quatre-vingt-dix jours à purger dans une prison, au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur les prisons et les maisons de correction, située dans cette province.

[11] Ce paragraphe est entré en vigueur le 1er janvier 2011.

Question 1 : La division générale a-t-elle omis d’examiner la question de savoir si le paragraphe 5(3) de la Loi sur la SV s’applique rétrospectivement?

[12] L’appelant soutient que la division générale n’a pas bien compris la nature de son appel et qu’elle n’a pas traité de la question principale qu’il avait soulevée, qui était de savoir si le paragraphe 5(3) de la Loi sur la SV s’applique rétrospectivement. Il soutient que le paragraphe ne s’appliquait pas à sa situation en octobre 2011 (ou en octobre 2013, lorsque sa libération d’office a été révoquée), puisque cette disposition était entrée en vigueur alors qu’il avait déjà été condamné et que cela reviendrait à ce qu’il a qualifié de [traduction] « double incrimination », c’est-à-dire le fait d’être pénalisé deux fois pour la même infraction.

[13] L’appelant invoque deux précédents où le concept de l’application rétrospective a été brièvement expliqué. Dans Matejka (Re)Note de bas de page 2, le juge MacFarlane a fait référence à l’article d’E.A. Driedger, c.r., intitulé Statutes : Retroactive Retrospective ReflectionsNote de bas de page 3.

[14] E.A. Driedger, c.r., a décrit comme suit les différences entre une mesure législative rétroactive et une mesure législative rétrospective :

[traduction]

Une mesure législative rétroactive est une mesure qui s’applique à une époque antérieure à son adoption. Une mesure législative rétrospective ne dispose qu’à l’égard de l’avenir. Elle vise l’avenir, mais elle impose de nouvelles conséquences à l’égard d’événements passés. Une mesure législative rétroactive agit à l’égard du passé. Une mesure législative rétrospective agit pour l’avenir, mais elle jette aussi un regard vers le passé en ce sens qu’elle attache de nouvelles conséquences à l’avenir à l’égard d’un événement qui a eu lieu avant son édiction. Une mesure législative rétroactive modifie la loi par rapport à ce qu’elle était; une loi rétrospective rend la loi différente de ce qu’elle serait autrement à l’égard d’un événement antérieur.

. . .

À l’égard de l’effet rétrospectif, il faut se demander s’il y a un élément dans la disposition qui révèle que les conséquences d’un événement antérieur sont modifiées, non pas pour la période précédant son édiction, mais à l’avenir, depuis le moment de son édiction, ou depuis le moment de son introduction s’il fallait que ce soit plus tard.

[15] Dans Thibault Estate (Re),Note de bas de page 4 la Cour des successions de la Nouvelle-Écosse a repris le résumé qu’avait fait la Cour d’appel de la Colombie-Britannique, dans Mackenzie v. British Columbia (Commissioner of Teachers’ Pensions)Note de bas de page 5, au sujet de la différence entre l’application rétroactive et l’application rétrospective de mesures législatives. Ce résumé était basé sur l’analyse d’E.A. Driedger. Voici ce qu’avait écrit la Cour d’appel :

[traduction]

2.(1) Une loi rétrospective attribue de nouvelles conséquences à un événement antérieur à son adoption.

(2) Une loi n’est pas rétrospective du simple fait qu’elle porte préjudice à un droit antérieurement acquis.

(3) Une loi n’est pas rétrospective à moins que la description de l’événement antérieur corresponde à la situation factuelle qui amène l’application de la loi.

3.  La présomption ne s’applique pas à moins que les conséquences liées à l’événement antérieur soient préjudiciables : nouvelle pénalité, incapacité ou obligation.

[16] L’intimé a d’abord soutenu que la division générale s’était bel et bien penchée sur la question de l’application rétrospective, dans le contexte de la contestation constitutionnelle de l’appelant. Par contre, en présentant ses arguments verbaux, l’intimé a affirmé qu’il était inutile, après tout, de chercher à savoir si la division générale avait véritablement abordé cette question, et que je devrais plutôt m’attarder à déterminer si le paragraphe 5(3) de la Loi sur la SV s’applique de façon rétrospective.

[17] Malgré l’opinion de l’intimé sur le sujet, je vais déterminer si la division générale a examiné la question de savoir si ce paragraphe s’applique de façon rétrospective.

[18] Comme je l’ai noté dans ma décision relative à la demande de permission d’en appeler, la division générale a traité de la demande préliminaire de jugement sommaire de l’appelant. La division générale a écrit que, dès le début de l’audience, l’appelant avait soutenu qu’un jugement sommaire devait être rendu dans son cas [traduction] « puisque le paragraphe 5(3) de la Loi sur la SV ne s’applique pas de façon rétrospective à sa situation ». La division générale a ensuite noté que l’appelant avait invoqué de nombreuses décisions, dont R. c. ClarkeNote de bas de page 6, pour appuyer son argument voulant que [traduction] « les lois sur les peines n’ont pas d’application rétrospective et le paragraphe 5(3) de la Loi sur la SV ne s’applique donc pas en l’espèce, indépendamment des violations de la Chartequi sontreprochées. »

[19] La division générale a refusé de rendre un jugement sommaire, estimant qu’elle n’était pas habilitée à accorder la réparation souhaitée [traduction] « sans d’abord appliquer les critères relatifs à la Charte ». Elle a jugé qu’elle pouvait statuer sur l’applicabilité du paragraphe, mais uniquement par rapport à une question constitutionnelle dont elle est dûment saisie. Elle a jugé que l’argument voulant que le paragraphe ne s’applique pas de façon rétrospective était indissociable des arguments de l’appelant fondés sur la Charte.

[20] La division générale a établi ce qu’elle considérait comme les principales questions en litige dans l’appel. Elle a cherché à savoir si le paragraphe 5(3) de la Loi sur la SV violait les droits de l’appelant qui sont protégés par l’article 7 ou par l’alinéa 11h) de la Charte, et si la violation éventuelle était justifiée au titre de l’article 1 de la Charte. Elle n’a pas expressément énoncé, à titre distinct, la question de savoir si le paragraphe 5(3) de la Loi sur la SV avait un effet rétrospectif.

[21] La division générale a discuté des besoins fondamentaux de l’appelant et de l’effet qu’avait prétendument eu le paragraphe sur l’appelant et son ex-épouse. La division générale a aussi examiné les mouvements sur le compte en fiducie de l’appelant durant son incarcération, du 16 février 2009 à octobre 2014. La division générale a conclu que les besoins fondamentaux immédiats de l’appelant avaient été comblés durant son incarcération, indépendamment de la suspension de sa pension de la SV. Autrement dit, la division générale a conclu que la suspension de sa pension de la SV n’avait rien changé à sa capacité à accéder à ces fonds et services. Par conséquent, la division générale a conclu que l’appelant n’était pas parvenu à démontrer que le paragraphe 5(3) de la Loi sur la SV violait ses droits garantis par l’article 7 de la Charte.

[22] La division générale a aussi cherché à savoir si l’imposition du paragraphe 5(3) de la Loi sur la SV constituait une peine additionnelle relativement à une infraction pour laquelle l’appelant avait déjà été condamné, ce qui irait à l’encontre de l’alinéa 11h) de la Charte. L’intimé a soutenu que le paragraphe 5(3) n’était pas une mesure punitive mais bien financière, et que l’alinéa 11h) ne s’appliquait que dans le contexte criminel, lorsqu’il est question de véritables conséquences pénales. Il a soutenu que la suspension des prestations ne changeait rien à la peine originale imposée à l’appelant et qu’elle représentait simplement [traduction] « une autre conséquence de son incarcération dans le contexte d’un régime de prestations sociales ».

[23] La question de savoir si le paragraphe 5(3) de la Loi sur la SV a un effet rétrospectif a émergé lorsque la division générale examinait la question de savoir si cette disposition violait les droits de l’appelant qui sont garantis par l’alinéa 11h) de la Charte. Au paragraphe 70 de sa décision, la division générale a brièvement résumé l’essence des arguments invoqués par l’appelant sur cette question. Voici ce qu’elle a écrit :

[traduction]

De plus, il a fait valoir que le paragraphe 5(3) ne devrait pas s’appliquer à son cas en raison de la présomption selon laquelle la loi n’a pas d’effet rétrospectif à moins que soit exprimée une claire intention du législateur. Il a soutenu que le paragraphe 5(3) ne respecte pas ces principes parce qu’il n’indique pas expressément qu’il s’applique rétrospectivement aux périodes précédant le mois de décembre 2010 (plus précisément lorsque sa peine a été prononcée en octobre 2008). Dans le cas de l’appelant, l’effet punitif du paragraphe 5(3) a été la perte de prestations d’une valeur d’environ 42 000 $, ce qui est devenu une condition supplémentaire de sa peine après le prononcé de celle-ci.

[24] La division générale a noté que, dans Canada (Procureur général) c. WhalingNote de bas de page 7, la Cour suprême du Canada a traité des mesures législatives rétrospectives ayant une incidence sur la liberté d’une personne incarcérée. Dans l’instance dont elle était saisie, la division générale a jugé que le paragraphe 5(3) de la Loi sur la SV n’avait pas une incidence sur la liberté individuelle de l’appelant. Autrement dit, la division générale a jugé que la cause Whaling était peu pertinente quant aux questions à trancher.

[25] La division générale a constaté que, dans R. c. RodgersNote de bas de page 8, le prélèvement et l’analyse d’échantillons d’ADN auprès d’individus ayant déjà été reconnus coupables et condamnés ne contrevenaient pas aux droits individuels garantis par l’alinéa 11h) de la Charte. La Cour a en effet jugé que le prélèvement et l’analyse d’échantillons d’ADN ne font « pas davantage partie des sanctions dont est passible la personne accusée d’une infraction que la prise de photographies ou des empreintes digitales », et qu’il n’en découlait pas de peine ni de véritables conséquences pénales.

[26] Après avoir examiné la tendance jurisprudentielle en ce qui concerne le but d’une disposition, la division générale a rejeté toute notion voulant que le paragraphe 5(3) de la Loi sur la SV puisse avoir des conséquences pénales, ayant conclu qu’il n’avait pas été conçu pour corriger le tort que l’appelant avait causé à la société.

[27] Ultimement, la division générale a décidé que le paragraphe 5(3) de la Loi sur la SV n’entraînait pas de véritables conséquences pénales et ne correspondait pas à une peine additionnelle qui irait à l’encontre de l’alinéa 11h) de la Charte, puisque le but de cette disposition, qui est d’économiser de l’argent aux contribuables, est de nature financière.

[28] La division générale a également conclu que la suspension d’une pension de la SV équivalait à une condition comprise dans la peine imposée à l’appelant, et qu’une telle condition, contrairement à la durée de sa peine, n’était pas assujettie à des attentes protégées par la Constitution.

[29] En concluant que le paragraphe 5(3) de la Loi sur la SV n’entraînait pas de véritables conséquences pénales et n’était pas de nature punitive, la division générale a constaté que les protections conférées par l’alinéa 11h) de la Charte n’étaient pas applicables et que l’appelant ne pouvait y recourir, indépendamment de la question de savoir si la disposition avait un effet rétrospectif.

[30] La division générale a souligné les arguments de l’appelant voulant que le paragraphe 5(3) n’avait pas un effet rétrospectif. Elle a ensuite mené une analyse visant à déterminer si le paragraphe 5(3) de la Loi sur la SV contrevenait à l’article 7 ou à l’alinéa 11h) de la Charte. Ce faisant, elle ne s’est toutefois pas penchée sur le principal argument de l’appelant, indépendamment de toute considération relative à la Charte, voulant que le paragraphe n’avait pas une application rétrospective.

[31] L’appelant a invoqué plusieurs causes à l’appui de ses arguments sur la question de l’application rétrospective, mais la division générale n’en a abordé aucune mis à part Whaling, et ce, dans un autre contexte. La division générale n’a pas tranché la question de savoir si le paragraphe était de nature rétrospective. En effet, la division générale a statué que, comme l’appelant n’avait pas démontré que ses droits garantis par la Charte avaient été violés, [traduction] « les autres questions litigieuses [devenaient] caduques ». Cependant, la division générale a tiré cette conclusion en présumant à tort que toute question concernant l’application rétrospective du paragraphe était étroitement liée à la Charte.

[32] Même s’il est évident que le paragraphe 5(3) de la Loi sur la SV soulevait des questions constitutionnelles, la question de savoir s’il était de nature rétrospective pouvait très bien être examinée indépendamment de la Charte. J’estime que la question de l’application rétrospective était dissociable des considérations touchant la Charte et que la division générale aurait dû se pencher sur cette question.

[33] Les deux parties s’entendent pour que la division d’appel exerce les pouvoirs que lui confère le paragraphe 59(1) de la Loi sur le ministère de l’Emploi et du Développement social (Loi sur le MEDS) et qu’elle rende la décision que la division générale aurait dû rendre, plutôt que de renvoyer l’affaire à la division générale, et que je dois statuer sur la question de savoir si le paragraphe 5(3) de la Loi sur la SV s’applique de façon rétrospective.

Question 2 : Le paragraphe 5(3) de la Loi sur la SV s’applique-t-il de façon rétrospective?

[34] Je suis d’accord avec les parties pour dire que la division d’appel peut effectivement trancher la question de savoir si le paragraphe 5(3) de la Loi sur la SV s’applique de façon rétrospective. Je suis habilitée à rendre cette décision judiciaire en vertu des paragraphes 58(1) et 59(1) de la Loi sur le MEDS.

[35] La suspension d’une pension de la SV s’applique aux personnes ayant été incarcérées après l’entrée en vigueur du paragraphe, mais l’appelant soutient que celui-ci ne devrait pas s’appliquer aux personnes qui étaient déjà incarcérées avant son entrée en vigueur, ce qui nécessiterait sinon que le paragraphe soit appliqué rétrospectivement.

[36] L’intimé nie que le paragraphe 5(3) de la Loi sur la SV a une application rétrospective, mais affirme que la disposition touchait néanmoins le prestataire puisqu’elle avait entraîné la suspension de sa pension de la SV pour les périodes durant lesquelles il avait été incarcéré après janvier 2011. L’intimé explique que le paragraphe n’est pas une mesure rétrospective puisqu’elle n’attribue pas de nouvelles conséquences à des événements passés, comme à une période antérieure où il aurait été incarcéré, et que la seule condition à la suspension des prestations est que la personne se soit trouvée incarcérée dans un pénitencier à un moment ou un autre après janvier 2011, date de l’entrée en vigueur du paragraphe.

[37] L’intimé soutient que la période pertinente est l’incarcération en cours, et non la peine comme telle. Après tout, les condamnations criminelles passées n’ont aucune incidence sur l’admissibilité d’une personne à une pension de la SV. L’intimé affirme qu’il n’y a aucun changement rétrospectif aux questions entourant la détermination de la peine, comme sa durée, sa nature ou sa sévérité. L’intimé affirme que le paragraphe n’impose pas de nouvelles conséquences légales pour un événement antérieur, qui serait ici, selon lui, la condamnation ou l’incarcération pour un crime.

[38] L’intimé fait valoir que la pension de la SV vise à combler les besoins immédiats d’un pensionné, comme ceux de se nourrir et de se loger, et que, comme ces besoins immédiats sont comblés dans le cas d’une personne incarcérée, la suspension de ses prestations en vertu du paragraphe 5(3) de la Loi sur la SV ne rend pas la peine d’emprisonnement plus sévère et n’en change pas la nature.

[39] Même si l’appelant est d’accord avec l’opinion de l’intimé voulant que le paragraphe 5(3) de la Loi sur la SV n’est pas une mesure rétrospective, il prétend que cette disposition ne s’applique pas du tout à son cas, pour toute période pour laquelle il avait été condamné préalablement à son entrée en vigueur.

[40] Le paragraphe ne précise pas qu’il s’applique uniquement aux personnes dont l’incarcération a commencé après qu’il soit entré en vigueur. Toutefois, on ne spécifie pas non plus que le paragraphe vise aussi les personnes déjà incarcérées avant son entrée en vigueur.

[41] Même si l’intimé affirme qu’il n’y a pas de nouvelles conséquences pour un événement antérieur ou une action passée et que seule l’incarcération en cours est pertinente, il demeure qu’une incarcération en cours est tributaire d’une « action passée » posée par la personne qui, ce faisant, commettait une infraction pour laquelle elle a été incarcérée. L’incarcération en cours ne découle pas d’une action présente ou future; elle est plutôt le résultat d’une action on d’un événement antérieur. L’appelant ne laisse pas entendre que le paragraphe a une incidence sur la durée ou la nature de sa peine; il prétend plutôt que cette disposition nuit à sa sécurité financière et à son bien-être. Par conséquent, la suspension de sa pension de la SV et son incidence sur sa sécurité financière et son bien-être représentent forcément une nouvelle conséquence.

[42] Selon moi, le paragraphe a entraîné de nouvelles conséquences relativement à une période d’incarcération qui existait déjà. La loi est devenue différente de ce qu’elle aurait été autrement à l’égard des personnes déjà incarcérées. À titre d’exemple, une personne aurait pu être incarcérée et toucher une pension de la SV jusqu’à ce que le paragraphe 5(3) de la Loi sur la SV entre en vigueur mais, une fois cette disposition opérante, cette même personne, sans qu'elle n'ait fait quoi que ce soit, a vu sa pension suspendue pour la période durant laquelle elle était incarcérée. Cette personne aurait donc assisté à un changement dans sa situation au moment où le paragraphe est entré en vigueur.

[43] Si le paragraphe s’applique dans le cas de l’appelant, il est certain qu’il ne peut s’appliquer que de manière rétrospective.

[44] L’appelant soutient que le paragraphe 5(3) de la Loi sur la SV ne devrait avoir aucun effet rétrospectif, car le législateur aurait autrement énoncé expressément cette intention. Il affirme également qu’on présume généralement qu’une mesure ne s’applique pas de façon rétrospective, et soutient que rien ne justifie de réfuter cette présomption générale. L’avocat de l’intimé nie que le paragraphe a un effet rétrospectif de facto, comme il s’applique à une incarcération en cours et non à une incarcération passée. L’intimé soutient par ailleurs que la présomption contre une application rétrospective est réfutable lorsque l’intention du législateur est claire, comme elle l’est en l’espèce, selon lui. Enfin, l’intimé soutient que l’appelant n’avait aucun droit acquis lorsque le paragraphe 5(3) de la Loi sur la SV est entré en vigueur.

Intention expresse

[45] L’appelant soutient que, si le législateur avait eu l’intention que le paragraphe 5(3) de la Loi sur la SV ait une application rétrospective, il l’aurait expressément fait savoir dans ce paragraphe, comme il l’avait fait au paragraphe 10(1) de la Loi sur l’abolition de la libération anticipée des criminels (Loi sur l’ALAC), L.C. 2011, ch. 11. Le paragraphe 10(1) de la Loi sur l’ALAC se lit comme suit :

Application

10. (1) Sous réserve du paragraphe (2), la procédure d’examen expéditif prévue par les articles 125 à 126,1 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, dans leur version antérieure à la date d’entrée en vigueur de l’article 5, cesse de s’appliquer, à compter de cette date, à l’égard de tous les délinquants condamnés ou transférés au pénitencier, que la condamnation ou le transfert ait eu lieu à cette date ou avant ou après celle-ci.

Réserve

(2) Il demeure entendu que l’abrogation des articles 125 à 126,1 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition n’a aucun effet sur la validité des ordonnances rendues sous le régime de ces articles avant la date d’entrée en vigueur de l’article 5.

[mis en évidence par la soussignée]

[46] L’appelant soutient que le législateur aurait pu recourir à une formulation semblable, dans la Loi sur la SV, pour suspendre expressément le versement de la pension de la SV dans le cas des personnes déjà incarcérées au moment de l’entrée en vigueur du paragraphe 5(3) de la Loi sur la SV.

[47] Le paragraphe 10(1) de la Loi sur l’ALAC a éliminé la procédure d’examen expéditif pour les délinquants condamnés ou transférés au pénitencier, que la condamnation ou le transfert ait eu lieu à la date d’entrée en vigueur du paragraphe, ou avant ou après cette date. L’abrogation de la procédure d’examen expéditif s’appliquait clairement de façon rétrospective aux personnes condamnées avant même que la loi n’eût été adoptée.

[48] Dans Whaling,même si le législateur avait exprimé son intention que l’abrogation de la disposition contestée s’applique de façon rétrospective, la Cour suprême du Canada a statué que les modifications rétrospectives relativement aux conditions d’une peine au paragraphe 10(1) de la Loi sur l’ALAC représentaient une « peine », contrevenant à l’alinéa 11h) de la Charte qui protège contre l’imposition d’une peine supplémentaire pour une même infraction. La Cour a statué que la violation n’était pas fondée en vertu de l’article 1 de la Charte. Bref, même s’il avait expressément indiqué son intention que la disposition s’applique de façon rétrospective, le législateur n’était pas immunisé contre une contestation constitutionnelle.

[49] En réponse à l’arrêt de la Cour voulant que le paragraphe 10(1) de la Loi sur l’ALAC était anticonstitutionnel, le législateur a déposé le projet de loi C-56 : la Loi modifiant la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition et la Loi sur l’abolition de la libération anticipée des criminelsNote de bas de page 9. L’article 9 du projet de loi modifie le paragraphe 10(1) de la Loi sur l’ALAC et prévoit le maintien de la procédure d’examen expéditif pour les délinquants ayant commis une infraction avant la date où la Loi sur l’ALAC est entrée en vigueur.

[50] Même si elle a invalidé le paragraphe 10(1) de la Loi sur l’ALAC parce qu’il enfreignait le droit de ne pas être jugé ni puni de nouveau pour une même infraction, la Cour suprême du Canada n’a pas statué que le législateur ne pouvait jamais recourir à une mesure rétrospective, advenant que les conditions nécessaires soient respectées. L’appelant soutient que la cause Whaling demeure pertinente pour ses principes de base, à l’encontre d’une application rétrospective.

[51] L’appelant soutient que la jurisprudence qui suit révèle également qu’une disposition législative doit, pour avoir un effet rétrospectif, énoncer d’une manière non équivoque qu’elle a un effet rétrospectif :

  1. R. c. Clarke, supra —Dans cette affaire, un individu soutenait que les limites apportées à l’octroi d’un crédit pour la détention présentencielle ne s’appliquaient pas à lui comme les infractions pour lesquelles il avait été inculpé avaient été commises avant l’entrée en vigueur de la Loi sur l’adéquation de la peine et du crime (LAPC). L’article 5 de la LAPC ne s’appliquait « qu’à l’égard des personnes inculpées après » l’entrée en vigueur de la LAPC. La juge Abella a statué que « [l]es lois concernant la détermination de la peine n’ont un effet rétrospectif que si elles le prévoient de manière non équivoque. » La Cour a convenu qu’il était absolument clair que l’article 5 de la LAPC s’appliquait uniquement aux délinquants inculpés après l’entrée en vigueur des modifications législatives, indépendamment du moment où leurs infractions ont été commises. Les termes de la disposition étaient clairs, il n’y avait donc pas application rétrospective.
  2. Matejka (Re), supra — Un exécuteur testamentaire a présenté une demande pour être guidé relativement à l’article 16 de la Wills Act, R.S.B.C. 1979, ch. 434, en ce qui concerne son application rétrospective. La Cour d’appel de la Colombie-Britannique a statué que l’article ne pouvait être appliqué dans le but de révoquer le legs destiné à l’ancienne épouse à moins qu’on ait attribué à la disposition un effet rétroactif ou rétrospectif. La Cour d’appel a conclu que, pour avoir effet rétrospectif, il faudrait que les termes de l’article explicitent cet effet ou l'exigent implicitement.
  3. R. v. P.L.ENote de bas de page 10—La Cour supérieure de justice de l’Ontario a statué que, [traduction] « comme aucun effet rétrospectif n’est explicité et que toute modification rend beaucoup plus difficile (voire même impossible) d’invoquer [une défense], il doit être maintenu que le projet de loi C-2 n’est pas rétrospectif et que son effet n’est que prospectif. »

[52] L’appelant m’a convaincue que, généralement, une loi qui est rétrospective doit exprimer son effet rétrospectif d’une manière non équivoque. En l’espèce, il n’est pas manifeste si le législateur avait l’intention que le paragraphe 5(3) de la Loi sur la SV ait un effet rétrospectif, puisque son libellé ne contient pas les termes qu’on associe communément avec l’effet rétrospectif, comme c’est encore le cas pour le paragraphe 10(1) de la Loi sur l’ALAC. Par exemple, le libellé du paragraphe 5(3) ne précise pas expressément s’il s’étend aux personnes ayant été incarcérées avant son entrée en vigueur.

Présomption générale contre l’effet rétrospectif

[53] Les parties conviennent qu’il existe une présomption générale contre l’effet rétrospectif. L’appelant invoque plusieurs précédents qui, selon lui, démontrent que la présomption générale contre l’effet rétrospectif s’applique aux circonstances de l’espèce.

[54] Au paragraphe 10 de l’arrêt Clarke, supra,la juge Abella a convenu qu’une disposition sur la détermination de la peine devrait être présumée ne pas s’appliquer rétrospectivement, mais a noté que cette présomption peut être écartée par une manifestation claire de l’intention du législateur de conférer un effet rétrospectif à la disposition. La disposition contestée prévoyait notamment qu’elle « ne s’appliqu[e] qu’à l’égard des personnes inculpées après » son entrée en vigueur. La Cour a conclu que les termes de la disposition contestée étaient suffisamment clairs pour écarter la présomption. L’intimé soutient que cette cause est différente de l’espèce comme elle portait sur des dispositions relatives à la détermination de la peine, lesquelles peuvent être considérées comme préjudiciables plutôt que profitables. L’intimé est d’accord pour dire que la présomption générale contre l’effet rétrospectif est applicable dans le cas d’une disposition ayant des conséquences préjudiciables.

[55] Dans Majeka, le juge MacFarlane a affirmé qu’une disposition est présumée de prime abord avoir un effet prospectif, à moins que son libellé ne révèle une intention claire de lui conférer une application rétrospective ou que son interprétation en fasse une conséquence nécessaire et distincte. Il a affirmé que, pour donner un effet rétrospectif à une disposition,

[traduction] il doit être clair, selon les termes ou par déduction nécessaire, que son adoption visait « à créer une nouvelle obligation ou à imposer une nouvelle obligation ou une nouvelle incapacité à l’égard d’affaires ou de considérations déjà opérantes » : voir Sedgewick, The Construction of Statutory and Constitutional Law, 2é édition (1874), p. 160. Elmer A. Driedger, c.r., postule, à la page 272 de son article, que la présomption s’applique « si la disposition impose une nouvelle obligation, peine ou incapacité », soit une conséquence préjudiciable, à un événement survenu avant son édiction. Il existe un deuxième courant d’interprétation, distinct, selon lequel les lois ne « doivent pas être interprétées d’une façon qui brime des droits existants » : Acme School Trustees v. Steele-Smith, [1933] R.C.S. 47 à 50-51, [1933] 1 D.L.R. 545 (par le juge Lamont). Comme aucun droit acquis n’est ici affecté, cette règle d’interprétation n’est pas applicable.

[56] Dans R. v. BengyNote de bas de page 11, l’accusé a soutenu qu’il devrait pouvoir se prévaloir de façon rétrospective des nouvelles dispositions du Code criminel relatives à la légitime défense. La Cour d’appel de l’Ontario a conclu que ces dispositions ne s’appliquaient pas de façon rétrospective à des infractions commises avant leur entrée en vigueur. Au paragraphe 40 du jugement, le juge Hourigan a fait référence à l’arrêt R. c. Dineley, 2012 CSC 58, [2012] 3 RCS 272. Le juge Hourigan a noté que la majorité des juges avaient consenti au principe directeur, énoncé au paragraphe 10 (et adopté par les juges dissidents aux paragraphes 45 à 47) :

[traduction]

Plusieurs règles d’interprétation peuvent aider à circonscrire les cas où une nouvelle mesure législative trouve application. Vu le besoin d’assurer la certitude des conséquences juridiques découlant des faits et des actes antérieurs, les tribunaux reconnaissent depuis longtemps le caractère exceptionnel des mesures législatives applicables rétrospectivement. Plus précisément, ils ont jugé indésirable l’application rétrospective de dispositions législatives portant atteinte à des droits acquis ou substantiels. Ainsi, une nouvelle mesure législative qui porte atteinte à de tels droits est présumée n’avoir d’effet que pour l’avenir, à moins qu’il soit possible de discerner une intention claire du législateur qu’elle s’applique rétrospectivement […].  Les nouvelles dispositions procédurales destinées à ne régir que la manière utilisée pour établir ou faire respecter un droit n’ont pour leur part pas d’incidence sur le fond de ces droits. De telles mesures sont présumées s’appliquer immédiatement, à la fois aux instances en cours et aux instances à venir […].

[57] La Cour d’appel de l’Ontario a conclu que la présomption contre l’effet rétroactif ne s’appliquait pas aux dispositions de nature procédurale. Elle a reconnu qu’il peut parfois être difficile de déterminer si une modification législative a des effets sur le fond ou si elle n’est que purement procédurale, mais que cela dépendrait des circonstances propres à chaque cas. Si, par exemple, dans l’affaire qu’elle devait juger, la modification avait une incidence sur le contenu et la possibilité même d’une défense, plutôt que simplement sur la façon dont la défense allait être présentée, il serait alors plus probable qu’il s’agisse d’une modification sur le fond.

[58] La Cour a aussi cherché à savoir si la présomption contre l’effet rétrospectif pouvait être réfutée. Voici ce qu’elle écrit :

[traduction]

La présomption contre l’effet rétrospectif d’une disposition peut être réfutée grâce à la preuve d’une « intention claire du législateur qu’elle s’applique rétrospectivement » : Dinley, para 10. Il n’y a rien dans le dossier qui révèle explicitement une telle intention. Au plus haut niveau, il existe une preuve que le législateur a reconnu la nécessité de clarifier le droit sur la légitime défense. On nous demande d’en déduire que le législateur devait donc avoir l’intention que la modification ait un effet rétrospectif. 

[59] Dans R. v. P.L.E., supra, la Couronne a soutenu que les modifications législatives étaient simplement procédurales et qu’elles devaient donc s’appliquer rétrospectivement. La Cour de justice de l’Ontario a noté qu’il y avait eu plusieurs jugements au pays, presque exclusivement au niveau provincial, ayant en grande partie conclu que la loi devait s’appliquer de façon rétrospective. Même si la Cour a jugé que ces décisions étaient convaincantes, elle a aussi conclu que leur valeur était purement instructive et qu’elles n’étaient pas contraignantes. La Cour a conclu qu’une modification législative jugée purement procédurale aurait une application rétrospective. Cependant, dans le cas d’une modification que l'on juge avoir un effet sur le fond (notamment si elle empiète sur les droits d’un accusé), la modification est alors considérée comme ayant seulement un effet prospectif. La Cour a cité plusieurs cas où des modifications législatives, qui avaient ailleurs été jugées n’avoir qu’un effet sur la procédure, avaient été considérées comme devant s’appliquer de façon rétrospective. Ultimement, la Cour a conclu que la loi avait comme réel effet d’anéantir une défense dont le demandeur aurait disposé, ou qu’elle avait été modifiée sur le fond de manière qu’il n’était plus suffisant d’invoquer simplement le doute raisonnable. Pour cette raison, la Cour a statué que la loi ne pouvait être appliquée rétrospectivement. 

[60] Dans R. v. HunterNote de bas de page 12, la Cour suprême des Territoires du Nord-Ouest est revenue sur le débat pour savoir s’il fallait appliquer la loi de façon prospective ou rétrospective. La Cour a affirmé qu’il existe une présomption contre une application rétrospective lorsqu’il est question d’une nouvelle mesure législative ayant une incidence sur des droits acquis ou fondamentaux. La Cour a aussi affirmé que la présomption contre une application rétrospective d’une nouvelle mesure législative est une présomption très forte, mais réfutable. La Cour a déclaré qu’il s’agirait d’abord de déterminer si les nouvelles dispositions ont un effet sur le fond, puis de chercher à savoir s’il existe des circonstances permettant à la Cour de conclure que la présomption est réfutée. Dans cette affaire, la Cour a jugé avoir affaire à des modifications de fond.

[61] Dans son analyse, la Cour a donc ensuite cherché à savoir si ces mesures avaient un effet prospectif ou rétrospectif. Pour ce faire, elle a dû se pencher sur l’objectif visé par ces mesures et les conséquences d’une application rétrospective. Dans le cas d’une loi qui confère des avantages, il serait plus facile de réfuter la présomption contre une application rétrospective. Dans les circonstances de cette affaire, la Cour a conclu que le [traduction] « système en entier » tirerait grandement profit d’une application rétrospective. La Cour a donc statué que la présomption contre une application rétrospective était réfutée dans cette affaire.

[62] En se fondant sur ces exemples, l’appelant m’implore d’appliquer la présomption générale contre une application rétrospective et de trancher toute ambiguïté en sa faveur. L’intimé, de son côté, soutient que la présomption contre une application rétrospective est réfutée vu les circonstances de l’espèce, comme il est manifeste que le législateur voulait conférer un effet rétrospectif au paragraphe 5(3) de la Loi sur la SV.

Circonstances réfutant la présomption contre l’effet rétrospectif

[63] Il est généralement présumé que les lois ne s’appliquent pas de façon rétrospective, à moins de le prévoir expressément. L’appelant soutient avec conviction que rien ne permet de croire que le législateur avait quelque intention que ce soit que le paragraphe 5(3) de la Loi sur la SV ait un effet rétrospectif, et qu’il aurait autrement énoncé cette intention de manière explicite à cet égard.

[64] L’appelant est conscient que cette disposition est née de l’indignation publique suscitée par le fait que le tueur en série Clifford Olson touchait une pension de la SV. Si l’appelant se demande « comment une telle personne peut toucher sa pension », il affirme que le fait que cette disposition a pu initialement être conçue dans le but de mettre un terme à la pension d’Olson n’est d’aucune pertinence pour interpréter cette disposition. L’appelant soutient que le fait est seulement pertinent pour considérer si la disposition a des conséquences pénales. L’appelant laisse entendre que, si le paragraphe devait avoir une quelconque application rétrospective, l’intention d’en faire une mesure punitive visait uniquement ceux ayant commis les crimes les plus odieux, ce qui n’est pas son cas.

[65] L’appelant a invoqué une série de précédents qui, selon lui, démontrent ultimement qu’il faut, avant tout, être guidé par le libellé de la disposition législative.

[66] Dans la cause Thibault Estate (Re), supra, le Tribunal successoral de la Nouvelle-Écosse s’est penché sur la question de savoir si l’article 19A de la Wills Act s’appliquait rétrospectivement. Le Tribunal successoral a examiné l’affaire Muise v. Nova Scotia (Workers’ Compensation Board)Note de bas de page 13, où avaient été examinés les principes d’interprétation des lois en ce qui concerne l’application rétrospective d’une modification législative.

[67] Le Tribunal successoral a cité les propos qu’a tenus le juge Dickson dans Gustavson Drilling (1964) Ltd. c. M.N.R.Note de bas de page 14, au nom de la majorité. La Cour suprême du Canada a noté que selon la règle générale, les lois ne doivent pas être interprétées comme ayant une portée rétrospective à moins que le texte de la loi ne le décrète expressément ou n’exige implicitement une telle interprétation. Ensuite, une loi ne doit pas être interprétée de façon à porter atteinte aux droits existants relatifs aux personnes ou aux biens, sauf si le texte de cette loi exige une telle interprétation.

[68] Le Tribunal successoral a ensuite examiné la position de Driedger dans Construction of Statutes (3e éd., 1994), notant que l’auteure, Ruth Sullivan, avait écrit que la présomption contre l’interférence avec les droits acquis est réfutée par [traduction] « tout indice suffisant montrant que le législateur avait l’intention que sa loi ait une application générale et immédiate, en dépit de ses conséquences préjudiciables. » L’intention transparaît parfois dans les dispositions transitoires. 

[69] Le Tribunal successoral a également examiné l’arrêt Québec (P.G.) c. HealyNote de bas de page 15, où la Cour suprême du Canada a cité Maxwell on the Interpretation of Statutes (12e éd., 1969). La Cour suprême du Canada a conclu que la règle contre l’effet rétrospectif des lois n’est ni rigide ni inflexible mais doit toujours être appliquée en fonction du texte de la loi et de l’objet de celle‑ci, mais aussi en fonction de l’intention du législateur. Cela engloberait non seulement le libellé de la loi et son objet mais également les circonstances dans lesquelles la loi a été édictée.Note de bas de page 16 Ces considérations suffiraient à réfuter la présomption voulant que la modification législative devait uniquement avoir une application prospective. En appliquant ces principes, le Tribunal successoral de la Nouvelle-Écosse a conclu qu’il fallait donner une interprétation prospective à l’article 19A de la Wills Act. Il a conclu que le libellé de cette loi était clair et sans ambiguïté, et qu’aucune preuve externe ne donnait à penser que le législateur aurait eu une intention contraire à sa conclusion.

[70] La Cour d’appel de la Colombie-Britannique a réitéré ces principes dans Johnstone v. WrightNote de bas de page 17, en affirmant qu’il ne faut pas interpréter une loi comme étant rétrospective [traduction] « si une telle interprétation a pour effet de modifier des droits qui étaient cristallisés avant que cette loi ne soit édictée, à moins que la loi ne révèle expressément l’intention du législateur à cet effet ou n’exige implicitement une telle interprétation. » La Cour a conclu que l’article 120.1 de la Family Relations Act ne visait pas à avoir un effet rétrospectif, essentiellement parce que [traduction] « la nouvelle disposition ne contenait aucune mesure précisant expressément que la disposition devait être appliquée de façon rétrospective, et que son libellé n’exigeait pas implicitement une telle application. » Cette conclusion a aussi été justifiée par le choix du législateur de recourir à un verbe au présent pour formuler la condition de la prise d’effet de la loi. La Cour en a ainsi déduit que le législateur songeait à des événements qui auraient lieu après l’adoption de la loi.

[71] L’appelant m’a également demandé de me reporter aux causes Incremona-Salerno Marmi Affini Siciliani (I.S.M.A.S.) s.n.c. c. Castor (Le)Note de bas de page 18 et Hayward v. HaywardNote de bas de page 19. Dans ces deux causes, les cours se sont penchées sur les règles d’interprétation des textes de loi.

[72] Bien que l’intimé est d’accord avec les principes généraux énoncés dans la jurisprudence invoquée par l’appelant, il soutient que ces précédents, vu les circonstances de l’espèce, ne sont pas pertinents et ne soutiennent tout simplement pas sa position.

[73] Comme je l’ai noté plus tôt, l’intimé soutient que la présomption contre un effet rétrospectif s’applique seulement aux mesures législatives préjudiciables, et non à celles qui sont profitables.Note de bas de page 20 L’intimé prétend que l’objectif du paragraphe 5(3) de la Loi sur la SV, qui prévoit la suspension de prestations, n’est pas de punir mais simplement de prévenir la double compensation en ce qui a trait aux besoins personnels, puisque ces besoins sont déjà comblés dans le cas d’une personne incarcérée. L’intimé laisse entendre qu’une application rétrospective du paragraphe 5(3) de la Loi sur la SV serait bénéfique pour le [traduction] « système en entier ».

[74] L’intimé soutient que la division générale a examiné la question de savoir si la suspension d’une pension de la SV pouvait constituer une peine dans le contexte de l’alinéa 11h) de la Charte et ainsi être considérée comme une mesure préjudiciable. L’intimé fait valoir que la division générale a été convaincue d’après la preuve dont elle disposait que le paragraphe 5(3) de la Loi sur la SV n’était pas de nature punitive. Compte tenu de ces conclusions, l’intimé soutient que la présomption contre un effet rétrospectif n’intervient pas.

[75] L’intimé soutient que, selon la preuve soumise à la division générale, la Loi sur la SV a comme objectif de permettre aux pensionnés de répondre à leurs besoins de base, notamment aux besoins de se nourrir, de se vêtir et de se loger. Selon l’intimé, la preuve dont disposait la division générale démontre qu’une personne qui est incarcérée voit tous ces besoins de bases comblés. (L’appelant a soutenu devant la division générale qu’il devait payer ses appels téléphoniques et le gîte et le couvert, mais la division générale a jugé qu’il n’y avait aucune preuve confirmant ces prétentions, et que les dépenses de l’appelant étaient minimes.)

[76] Dans R. c. K.R.J.Note de bas de page 21, la Cour suprême du Canada a examiné la constitutionnalité de l’application rétrospective de modifications apportées au Code criminel ayant pour effet d’accroître la portée des mesures de surveillance dans la collectivité. Plus précisément, la Cour devait déterminer si ces nouvelles mesures infligeaient une peine, de sorte qu’elles violaient le droit garanti par l’alinéa 11i) de la Charte. Cependant, avant même d’entamer son analyse, la Cour a accepté que la présomption contre une application rétrospective était réfutée dans cette affaire compte tenu d’un énoncé clair du législateur. L’intimé soutient que le législateur a clairement communiqué son intention que le paragraphe 5(3) de la Loi sur la SV soit appliqué rétrospectivement.

[77] L’intimé souligne que la division générale disposait de la déclaration faite par la ministre des Ressources humaines et du Développement des compétences de l’époque, lors de sa comparution du 28 octobre 2010 devant le Comité permanent des ressources humaines, du développement des compétences, du développement social et de la condition des personnes handicapées. Elle a discuté du projet de loi C-31, soit la Loi modifiant la Loi sur la sécurité de la vieillesse (titre abrégé : Loi supprimant le droit des prisonniers à certaines prestations). L’article 3 du projet de loi ajoutait le paragraphe 5(3) à la Loi sur la SV.

[78] J’ai examiné l’historique du projet de loi C-31, de sa présentation à la Chambre des communes jusqu’à qu’il ce qu’il reçoive la sanction royale.

[79] Il est intéressant, dans le but d’appréhender l’intention du législateur, de recopier ici des extraits de la déclaration de la ministre Finley. Elle s’est exprimée comme suit :

 Toute la population canadienne a été outrée d’apprendre que des meurtriers comme Clifford Olson, qui a brutalement tué 18 enfants, reçoivent des prestations de la Sécurité de la vieillesse et du Supplément de revenu garanti. D’ici à peine quelques années, Paul Bernardo devrait être admissible à de telles prestations. Robert Pickton et Russell Williams aussi. Aux yeux du premier ministre, à mes yeux et aux yeux du gouvernement, cette situation, qui attise la colère de la population, est tout à fait scandaleuse. Dès que notre gouvernement conservateur a découvert cette pratique pour le moins aberrante, il est immédiatement intervenu et a déposé le projet de loi C-31 pour mettre fin au versement de telles prestations à des criminels incarcérés.

Madame la présidente, le Programme de la sécurité de la vieillesse vise à aider les aînés, en particulier les personnes à revenus fixes, à subvenir à leurs besoins fondamentaux immédiats et à maintenir un niveau de vie minimal à la retraite. Il s’agit d’une reconnaissance de l’apport de nos aînés à la société canadienne, à notre économie et à nos collectivités.

Les besoins d’un détenu, tels que la nourriture et le logement, sont déjà comblés au moyen des impôts versés par les travailleurs canadiens. Ceux-ci acceptent d’assumer ces coûts parce qu’ils veulent s’assurer que les criminels demeurent derrière les barreaux, là où ils doivent être. Les Canadiens et notre gouvernement conservateur trouvent cependant qu’il est inacceptable de verser aux criminels incarcérés des prestations destinées aux aînés qui ont travaillé fort toute leur vie et qui respectent les lois. La Sécurité de la vieillesse n’est pas un régime d’épargne dans lequel les détenus peuvent accumuler des fonds aux frais des contribuables. Les fonds publics servent déjà à répondre aux besoins essentiels des personnes incarcérées. Les contribuables canadiens ne devraient pas avoir en plus à assurer aux détenus un soutien de revenu comme des prestations de la Sécurité de la vieillesse. Il est absolument injuste de demander aux honnêtes contribuables de payer deux fois pour des criminels incarcérés. Madame la présidente, qu’une personne soit derrière les barreaux pendant trois mois ou pendant 30 ans, le fait demeure que l’argent des contribuables sert déjà à payer le logement et les repas des détenus.

Les détenus ne devraient donc pas avoir droit aux prestations de la Sécurité de la vieillesse, qui sont censées aider les personnes âgées à faible revenu à subvenir à leurs besoins fondamentaux. Par conséquent, le projet de loi C-31 supprime le droit des criminels à recevoir des prestations de la Sécurité de la vieillesse et du Supplément de revenu garanti pendant leur incarcération. Le processus se fera en deux étapes. D’abord, dès l’adoption du projet de loi, les prisonniers purgeant une peine de plus de deux ans dans un pénitencier fédéral n’auraient plus droits aux prestations de la Sécurité de la vieillesse. Cette mesure toucherait environ 400 détenus sous responsabilité fédérale et se traduirait par une économie de deux millions de dollars pour les contribuables canadiens.

Le gouvernement fédéral travaillerait ensuite avec les provinces et les territoires en vue de conclure des ententes sur l’échange de renseignements afin de mettre fin au versement des prestations aux criminels purgeant une peine de 90 jours ou plus dans un établissement provincial ou territorial. Cette mesure toucherait quelque 600 détenus sous responsabilité provinciale ou territoriale, ce qui représente une économie additionnelle de huit millions de dollars pour les contribuables canadiens. Ce sont donc 10 millions de dollars qui seraient épargnés annuellement, si toutes les provinces et tous les territoires appliquent les nouvelles dispositions.

[…]

Pour l’instant, ma principale préoccupation est de faire adopter le projet de loi pour mettre un terme aux prestations actuellement versées. C’est ma priorité absolue.

[…]

Tant que nous n’aurons pas signé d’ententes sur l’échange d’information avec les provinces, nous ne pourrons pas connaître avec précision le nombre de détenus. Nous estimons qu’environ 600 seraient touchés par la mesure. Nous ignorons certainement les détails, et pour la rédaction du projet de loi, du point de vue fédéral, nous n’avons pas cette information, non.

[…]

Ce projet de loi a un but. Il s’agit de modifier le système pour qu’il soit juste pour les contribuables du Canada. Nous voulons nous assurer que les gens qui ont commis des crimes et ont été déclarés coupables de crimes ne reçoivent pas l’argent des contribuables pour les nécessités de la vie quand celles-ci ne coûtent rien. Ce n’est pas juste pour les autres.

[mis en évidence par la soussignée]

[80] La ministre Finley a expliqué que l’unique objectif de la Loi sur la SV était d’aider les personnes âgées à subvenir à leurs besoins, pour assurer qu’ils maintiennent un niveau de vie minimal. Un autre témoin ayant comparu devant le Comité a expliqué que la Loi sur la SV n’avait aucunement été élaborée dans le but de soutenir les familles, comme il existe d’autres programmes gouvernementaux conçus à cette fin.

[81] La ministre Finley a également comparu devant le Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie, le 9 décembre 2010. Elle a de nouveau confirmé que le projet de loi C-31 visait à « mettre fin au versement de ces prestations à des criminels incarcérés. » Elle a déclaré ce qui suit :

L’injustice qui existe actuellement, c’est que les prisonniers se font payer doublement par les contribuables pour satisfaire à leurs besoins de base. La pension de vieillesse et le SRG sont conçus pour permettre aux aînés canadiens qui ont contribué à l’édification du pays d’atteindre un seuil minimal de revenu leur permettant de satisfaire à leurs besoins élémentaires, comme la nourriture, le logement et les vêtements. L’État subvient à ces besoins dans le cas des personnes incarcérées. Il serait donc injuste que les contribuables paient doublement pour ces gens. Certains prisonniers ont d’autres sources de revenu. Cela les concerne exclusivement. Toutefois, nous croyons que lorsqu’ils purgent leur peine, la société ne devrait pas avoir à payer deux fois pour subvenir à leurs besoins.

[82] Il est clair que le législateur voulait que le paragraphe « mette un terme aux prestations qui étaient alors versées » et s’applique de manière rétrospective.

[83] D’abord, le projet de loi C-31 et le paragraphe 5(3) ont été rédigés en réponse à l’indignation publique suscitée par le fait précis que Clifford Olson touchait une pension de la SV, et en réponse au sentiment qu’il était peu justifié de verser une pension de la SV à un individu vivant dans un établissement fédéral et dont les besoins en matière de logement et d’alimentation sont déjà pris en charge.

[84] À l’étape de la troisième lecture à la Chambre des communes, le député Michael Savage (Dartmouth-Cole Harbour) a fait référence à un sondage mené en avril 2010 révélant que 59 pour cent de la population canadienne était d’accord avec l’affirmation selon laquelle l’ensemble des détenus sous responsabilité fédérale devraient se voir retirer leurs prestations durant leur incarcération. La loi faisait suite à une inquiétude du public.

[85] Ensuite, le projet de loi s’intitule « Loi supprimant le droit des prisonniers à certaines prestations ». Compte tenu du contexte dans lequel le projet de loi a pris naissance, il était manifeste qu’on voulait que le paragraphe s’applique aux personnes déjà incarcérées. Le verbe « supprimer » exprime aussi une intention de faire cesser un versement ou de limiter l’admissibilité à celui-ci, plutôt que d’empêcher une personne d’en bénéficier dans l’avenir. Je souligne que, durant la lecture du projet de loi à la Chambre des communes, le secrétaire parlementaire du ministre de la Sécurité publique a indiqué comme objet [traduction] « Fin des prestations aux détenus », ce qui laisse aussi penser que la loi allait mettre un terme à une mesure en place.

[86] Troisièmement, la ministre Finley a confirmé cette idée lorsqu’elle a précisé le nombre approximatif de personnes qui seraient touchées par cette mesure législative. À l’évidence, en évaluant le nombre de personnes qui seraient touchées par l’adoption de la loi, le législateur avait envisagé son application rétrospective.

[87] Quatrièmement, en décrivant l’objectif du projet de loi C-31, la ministre Finley a fait référence aux personnes ayant été condamnées pour des crimes — et non aux personnes qui seraient reconnues coupables de crimes dans l’avenir — et aux criminels « touchant » une pension, ce qui donne à penser qu’ils recevaient déjà une pension.

[88] Cinquièmement, le législateur a aussi précisé que la Loi sur la SV avait comme objectif d’aider les personnes âgées à subvenir à leurs besoins de base et que, comme ces besoins étaient déjà comblés dans le cas des personnes incarcérées, il était inutile de continuer à les dédommager d’une manière qu’il considérait comme double.

[89] Il convient de souligner que le projet de loi C-31 a reçu un appui parlementaire généralisé. La Chambre des communes lui a donné son consentement unanime après une troisième lecture, le 18 novembre 2010. Il a également été adopté par le Sénat sans aucun débat. Les députés appuyaient l’intention qui sous-tendait le projet de loi, à savoir que les détenus ne devraient pas recevoir de prestations pour subvenir à leurs besoins de base comme ceux-ci sont déjà comblés en prison.

[90] Comme l’a affirmé la Cour suprême du Canada dans Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re)Note de bas de page 22 et dans Upper Canada College, supra, des considérations comme l’intention du législateur et l’objet de la loi pourraient suffire à réfuter la présomption générale contre l’effet rétrospectif.

[91] La Cour suprême du Canada a écrit ce qui suit au paragraphe 21 de Rizzo :

Bien que l’interprétation législative ait fait couler beaucoup d’encre (voir par ex. Ruth Sullivan, Statutory Interpretation (1997); Ruth Sullivan, Driedger on the Construction of Statutes (3e éd. 1994) (ci‑après « Construction of Statutes »); Pierre‑André Côté, Interprétation des lois (2e éd. 1990)), Elmer Driedger dans son ouvrage intitulé Construction of Statutes (2e éd. 1983) résume le mieux la méthode que je privilégie.  Il reconnaît que l’interprétation législative ne peut pas être fondée sur le seul libellé du texte de loi.  À la p. 87, il dit :

[traduction] Aujourd’hui il n’y a qu’un seul principe ou solution : il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur.

[92] Comme nous l’avons vu plus haut, une nouvelle mesure législative ayant un effet sur des droits fondamentaux doit, généralement, être présumée ne s’appliquer que de façon prospective, à moins qu’il y ait une manifestation claire de l’intention du législateur de conférer un effet rétrospectif à la disposition. Même si le paragraphe 5(3) de la Loi sur la SV ne mentionne pas expressément qu’il faut l’appliquer rétrospectivement, il existe des preuves externes convaincantes, dont certaines ont été mentionnées précédemment, montrant que le législateur avait l’intention que le paragraphe 5(3) de la Loi sur la SV ait un effet rétrospectif et touche les personnes qui recevaient déjà une pension de la SV, même avant que la disposition entre en vigueur. L’appelant ne m’a présenté aucune preuve qui montrerait le contraire.  

[93] Bien entendu, l’appelant lui-même ne touchait pas encore une pension de la SV mais, avant que le paragraphe n’entre en vigueur, il s’attendait à en recevoir une plus tard. Ainsi, si on lit le paragraphe en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur, il est manifeste que le paragraphe s’applique rétrospectivement.

L’appelant avait-il un droit acquis à une pension de la SV?

[94] L’appelant affirme qu’il a un droit acquis à une pension de la SV et qu’il ne faudrait pas l’entraver. L’intimé affirme pour sa part que l’appelant n’avait pas un droit acquis et que, par conséquent, la présomption voulant qu’on ne puisse pas porter atteinte aux droits acquis n’entre pas en jeu.

[95] Dans Dikranian c. Québec (Procureur général)Note de bas de page 23, la Cour suprême du Canada a établi les critères pour reconnaître des droits acquis. Le juge Bastarache a écrit ce qui suit au nom de la majorité au paragraphe 39 :

Un tribunal ne peut donc conclure à l’existence d’un droit acquis lorsque la situation juridique considérée n’est pas individualisée, concrète, singulière. La seule possibilité de se prévaloir d’une loi ne saurait fonder une prétention de droits acquis : Côté, p. 202. Comme l’a clairement indiqué le juge Dickson (plus tard Juge en chef) dans Gustavson Drilling, p. 283, le simple droit de se prévaloir d’un texte législatif abrogé, dont jouissent les membres de la communauté ou une catégorie d’entre eux à la date de l’abrogation d’une loi, ne peut être considéré comme un droit acquis […]

[96] Ainsi, comme l’a expliqué la Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse dans Hayward, supra, la présomption voulant qu’on ne porte pas atteinte aux droits acquis ne s’applique pas puisque qu’un droit acquis n’existe véritablement que si la personne est dans une situation juridique considérée individualisée et concrète ayant suffisamment pris naissance avant que n’entre en vigueur la nouvelle mesure législative. Dans la cause Hayward, le droit de l’ex-épouse en vertu du testament n’était rien de plus qu’une « attente »; son droit avait seulement vu le jour au décès du testateur. La Cour d’appel a conclu qu’elle n’avait donc pas un droit acquis permettant l’application de la présomption selon laquelle on ne porte pas atteinte aux droits acquis.

[97] L’intimé soutient également que, même si l’appelant avait été admissible à une pension de la SV et avait présenté une demande pour la recevoir avant que le paragraphe soit entré en vigueur, il n’aurait pas pu invoquer un droit acquis. Dans Canada (Procureur général) v. KowalchakNote de bas de page 24, la Cour d’appel fédérale a expliqué ceci : [traduction] « un requérant n’a aucun droit acquis qui ferait que les règles en fonction desquelles des prestations lui seront versées sur une base hebdomadaire demeureraient fixes et immuables dès la présentation de sa demande de prestations; il sera assujetti à toute modification apportée à ces règles. » L’intimé affirme que, dans le même ordre d’idées, si l’appelant avait véritablement commencé à toucher une pension de la SV avant l’entrée en vigueur du paragraphe 5(3) de la Loi sur la SV, il aurait été inadmissible au bénéfice de ces prestations pendant les mois où il était incarcéré (et seulement durant ces mois précis).

[98] L’intimé fait remarquer que l’appelant a eu 65 ans en septembre 2011. Même s’il a présenté une demande de pension de la SV en janvier 2011, il pouvait seulement y être admissible après avoir atteint l’âge de 65 ans et avoir résidé au Canada pendant un certain nombre d’années. L’appelant est devenu admissible à une pension de la SV bien après l’entrée en vigueur du paragraphe 5(3). Je suis d’accord avec les observations de l’intimé voulant que l’appelant ne jouissait pas d’un droit acquis à une pension de la SV au moment où a pris effet le projet de loi C-31, soit la Loi supprimant le droit des prisonniers à certaines prestations, puisqu’il n’entretenait qu’une simple attente à l’égard de cette pension plutôt que d’y avoir été admissible de façon concrète. De plus, comme l’a fait savoir la Cour d’appel fédérale, même si une pension de la SV était déjà versée à l’appelant au moment où le paragraphe est entré en vigueur, il n’aurait pas joui d’un droit acquis relatif aux règles d’admissibilité, comme il aurait été assujetti à toute modification apportée à ces règles.

Question 3 : La division générale a-t-elle erré en concluant que le paragraphe 5(3) de la Loi sur la SV ne constituait pas une peine?

[99] Enfin, l’appelant soutient que, nonobstant son but de rendre les prisonniers inadmissibles aux prestations, le paragraphe 5(3) de la Loi sur la SV est de nature punitive et ne devrait donc pas être maintenu. 

[100]  L’appelant m’enjoint à conclure que le paragraphe 5(3) de la Loi sur la SV constitue une certaine sanction ou peine qui n’était pas applicable au moment du prononcé de sa sentence. En gros, il prétend que la suspension du versement de la pension revient essentiellement à lui prendre son argent comme le serait l’imposition d’une amende, puisque les deux mesures consistent à lui prendre son argent et à restreindre sa liberté financière. Il affirme qu’il s’agissait ainsi d’une peine additionnelle comme ses attentes par rapport à sa peine originale se trouvaient modifiées. Il soutient que la division générale n’a pas tenu compte des conséquences financières du paragraphe à son endroit.

[101]  La division générale a conclu que le paragraphe 5(3) de la Loi sur la SV n’avait pas de « véritables conséquences pénales » et qu’il ne constituait pas non plus une peine additionnelle qui irait à l’encontre de l’alinéa 11h) de la Charte. Cependant, l’appelant laisse entendre que l’analyse et les conclusions de la division générale à cet égard n’ont que peu de valeur, comme elles doivent être considérées dans le contexte de la Charte et parce que la division générale n’a pas véritablement tenu compte des conséquences financières du paragraphe à son endroit.

[102]  L’appelant mentionne également l’exemple des individus vivant en maison de transition. Il souligne que ceux-ci bénéficient d’un hébergement et de vêtements, parmi d’autres besoins de base, tout en bénéficiant aussi d’une pension de la SV. Même si l’appelant avait confirmé qu’il ne contesterait pas le fondement constitutionnel d’après lequel la division générale a rejeté son appel, il prétend que l’application du paragraphe 5(3) de la Loi sur la SV, que ce soit de façon rétrospective ou prospective, a pour effet de créer différentes classes de détenus et représente donc une forme de discrimination. Je constate que cette question n’a pas été soulevée auprès de la division générale et je n’en ai pas été dûment saisie.

[103]  L’appelant fait valoir que, si le paragraphe 5(3) de la Loi sur la SV est de nature punitive, la jurisprudence qu’il invoque est tout à fait applicable. Il soutient que cette jurisprudence démontre que les dispositions législatives de nature punitive ne commandent pas une application rétrospective, à moins que soit clairement exprimée l’intention du législateur à cet effet. (Cet argument diffère de celui qui est résumé au paragraphe 91 de la décision de la division générale. L’appelant avait précédemment soutenu que le paragraphe 5(3) de la Loi sur la SV était de nature punitive puisqu’il s’appliquait à lui rétrospectivement, ajoutant ainsi une nouvelle condition à sa peine d’octobre 2008 et contrevenant donc à l’alinéa 11h) de la Charte.)

[104]  Comme je l’ai conclu plus haut, même s’il me fallait reconnaître que le paragraphe 5(3) de la Loi sur la SV est de nature préjudiciable ou punitive plutôt que profitable, l’intention du législateur, comme le confirment amplement les preuves externes en l’espèce, réfute la présomption générale contre une application rétrospective et l’atteinte aux droits acquis.

[105]  L’appelant laisse entendre qu’il jouit du droit de ne pas se voir privé de sa sécurité financière, mais il n’a pas cité de jurisprudence appuyant une telle prétention. D’ailleurs, dans Kowalchuk, supra, la Cour d’appel fédérale a fait savoir que le législateur a tout à fait compétence pour modifier les règles régissant les prestations visant les particuliers. Dans l’ensemble, l’appelant ne m’a pas convaincue que le législateur ne serait pas autorisé à édicter une disposition législative, notamment une disposition qui semble punitive d’un point de vue financier, dans la mesure où celle-ci résiste à une analyse constitutionnelle.

Conclusion

[106] Pour les motifs qui précèdent, l’appel est rejeté.

Comparutions (par vidéoconference)

Appelant : E. E.

Représentant de l’intimé : Michael Stevenson (avocat)

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